Lors des dernières vacances, la mise en place puis le retrait de la déco de Noël ont été l’occasion de remettre un peu d’ordre dans ma bibliothèque. Épisode ô combien palpitant de mon parcours d’aventurier littéraire, appelé à constituer le cœur de 3615 MaLifeDeOuf, autobiographie en douze volumes reliés cuir pleine peau de mammouth.
Le remue-ménage peut ne pas sauter aux yeux, les photos ci-dessus ne rendant pas à mon sens de l’effort l’hommage héroïque qu’il mérite. Toujours est-il qu’à un moment ou un autre de l’épopée, chaque livre a quitté son rayonnage pour passer entre mes blanches mains et recevoir son coup de chiffon dépoussiérant, avant de retourner auprès de ses petits camarades ou, pour quelques malchanceux, rejoindre la “bibliothèque de la honte” dans la pièce d’à côté, où atterrissent bannis, parias et autres réprouvés dont je regrette d’avoir croisé la route.
Chaque livre. Et ça fait beaucoup. Beaucoup de manipulations, beaucoup de poussière, beaucoup de souvenirs surtout. Parce qu’un livre, c’est deux histoires : une dedans et une autour. À chacun, sa méta-histoire : comment j’en ai entendu parler, quand je l’ai acheté, où, pourquoi, qui me l’a offert et dans quelles circonstances, le ressenti de lecture, ce que cette dernière m’a apporté en termes de réflexion, de divertissement, de savoir, etc.
Dans le lot, quelques poids lourds pour lesquels il y a un avant et un après, des titres qui n’ont pas seulement marqué mon parcours de lecteur mais ont changé le cours de mon existence. Si on les retire de l’équation, des pans entiers de ma vie disparaissent, c’est dire ce qu’ils représentent.
Or donc, en avant pour le tour d’horizon de ces bouquins sans lesquels je ne serais pas du tout la personne que je suis aujourd’hui.
Les plus belles histoires de la mythologie
Michael Gibson
Le père fondateur, celui par lequel tout a commencé !
Offert par ma mère (merci maman !) il y a presque quarante ans, je le possède toujours, en parfait état, alors que c’est pas faute de l’avoir lu et relu.
Les plus belles histoires de la mythologie a été le premier livre que je me suis enfilé tout seul comme un grand sitôt que j’ai eu fini d’apprendre à lire. Immense plaisir de lecture à l’époque !
Il m’a transformé en boulimique de papier imprimé, à réclamer d’autres bouquins à mes Noël et anniversaires, à dévorer tout ce qui traînait chez mes parents et grands-parents. Tout y est passé : d’autres histoires mythologiques, des BD (Tintin, Astérix, Lucky Luke, Gaston Lagaffe…), le dico, l’encyclopédie familiale, la collection d’Agatha Christie de ma mère, les Jules Verne de ma grand-mère, les bibliothèques rose et verte, les Time Life, et la tête, alouette… Cet ouvrage a fait de la lecture un élément central de mon quotidien, bien au-delà du simple passe-temps. Ça me poursuit encore aujourd’hui, la preuve avec ce blog.
C’est lui aussi qui m’a ouvert aux littératures de l’imaginaire, fantasy en tête. Ce qui devait quelques années plus tard m’amener au jeu de rôle – on y reviendra – et par contrecoup à l’écriture de fiction.
C’est lui enfin qui, conjointement avec la collection La Vie privée des Hommes dont il sera question au chapitre suivant, a déterminé mon cursus scolaire orienté lettres-histoire avec “comme par hasard” une double prédilection pour la Grèce ancienne et la littérature de fiction. J’ai bouclé la boucle à la fac via mon mémoire de maîtrise sur les épiphanies militaires dans les mondes grecs pendant la période hellénistique. Un travail de recherche universitaire sur des faits qui n’ont jamais eu lieu, faut reconnaître à ce recueil mythologique de m’avoir donné une approche peu conventionnelle de la discipline historique (assez dans l’esprit d’un Paul Veyne et son célèbre Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?).
Cette lecture, mythique à tous points de vue, aura été the mother queen of all. C’est dans le ton pour des mythes d’être fondateurs de quelque chose.
La Vie privée des Hommes
Pierre Miquel (dir.)
La Vie privée des Hommes, une trentaine de titres sortis chez Hachette sous la direction de Pierre Miquel qui en a signé pas mal, inratables avec leurs couvertures rouge vif et leurs dessins restés dans les mémoires de ceux qui les ont connus au siècle dernier. J’ai toujours ma collection complète comme neuve après des dizaines de relectures. Ils font partie des premiers bouquins que j’ai lus, tous offerts par maman qui a eu le bon goût de me les filer à peu près par ordre chronologique en commençant par Les temps préhistoriques.
Côté technique, il s’agit d’une collection très bien fichue de vulgarisation pour jeune public. Loin de l’histoire-batailles, de la focalisation fétichiste sur les grandes figures, de l’obsession pour le monumentalisme clinquant de l’Antiquité et le bling-bling des dorures versaillaises, les ouvrages s’attachent à retranscrire le quotidien des époques concernées, avec une large place consacrée non pas aux seules élites mais surtout aux 90% de piétaille qui composent une société : citoyens et sujets lambda, paysans, artisans, ouvriers, marchands, esclaves, mendiants, troufions, lépreux…
Le point fort de cette collection, c’est qu’elle ne fait pas que raconter l’histoire à travers son texte, elle plonge le lecteur dedans en la lui montrant à grand renfort d’illustrations. Donc quelque chose de très parlant, tant dans la démarche de représentation que dans le propos axé sur le concret de la vie de tous les jours.
Si vous avez l’occasion de trouver ces vieux volumes chez un bouquiniste, sur eBay ou dans une brocante, achetez-les pour vos gamins, cette collection reste un must en la matière.
Côté perso, on passera vite sur l’évidence : La Vie privée des Hommes m’a rendu amoureux de l’histoire et est responsable de mon orientation scolaire vers un cursus dans cette voie (spécialisé en histoire grecque).
Sa façon de raconter les choses a aussi fait naître mes premières envies d’écriture. Je n’étais pas encore sorti de l’école primaire que je me lançais dans la rédaction d’une Histoire universelle. Projet inachevé, peut-être un petit peu trop ambitieux (sans blague !?!). Le tome I, consacré au monde antique, traîne toujours dans mes archives, comme un rappel de ne pas m’aventurer dans des entreprises qui me dépassent.
Bien des années plus tard, je me suis rendu compte que cette collection avait eu un gros impact sur ma vision du monde et des gens en me confrontant dès l’âge de 6 ans à une foule d’autres cultures, d’autres peuples, d’autres façons de vivre et de penser. Riche d’enseignements, la meilleure école d’ouverture d’esprit par laquelle je sois passé.
La Puissance des Ténèbres
Oliver Johnson
La Puissance des Ténèbres m’a entraîné vers le Côté obscur le jeu de rôle. Je pensais avoir acheté un énième livre dont vous êtes le héros, sauf que non, la série des Terres de Légende proposait un JdR complet, simple et économique.
Une porte s’est ouverte. Enfin, une porte… Vu la taille de l’ouverture, faudrait parler de portail XXL vers l’infini et au-delà.
L’engrenage fatal m’a amené à acheter des magazines de jeu de rôle (Casus Belli et Dragon). De là, j’ai découvert d’autres JdR (AD&D, L’Appel de Cthulhu, INS/MV, Shadowrun, Capitaine Vaudou, Vampires, pour ne citer que mes préférés), d’autres types de jeu (comme Warhammer Battle, wargame avec figurines) ainsi que beaucoup d’auteurs et d’univers de lecture. Entre les jeux “inspirés de” (mélange de Tolkien, Leiber et Howard pour AD&D), les adaptations stricto sensu (L’Appel de Cthulhu tiré de Lovecraft, Stormbringer de Moorcock), la rubrique “Inspi” de Casus pleine de romans, nouvelles, BD (dont le démarrage d’une épopée de trente ans de Chroniques de la Lune Noire), il pleuvait des titres de bouquins à ne plus savoir où donner de la tête. Jamais période n’aura été aussi riche en lecture que mes années collège et lycée, à m’enfiler cette littérature de genre bannie de l’enseignement des lettres qui ne jurait que par Molière.
Plaisir inégalé de lecture, enrichissement de mon imaginaire et de mon bagage littéraire, enracinement dans ce qu’on appellerait plus tard la culture geek, nombreux champs de réflexion sur le monde et sur l’humain (via la SF surtout), approche plus décontractée de la culture en général et de la littérature en particulier que la vision classique, élitiste et cul-serré défendue par l’establishment intello-universitaire depuis les tréfonds de son temple de poussière, et cetera, et cetera, le jeu de rôle et tout ce qui gravite autour m’ont apporté bien plus que n’importe quelle autre planète de la galaxie du livre. La trajectoire initiée par les mythes grecs dont je causais plus haut s’est cristallisée à l’adolescence. L’imaginaire est devenu constitutif de ce que je suis…
… et de ce que je fais.
Là encore, y a eu un engrenage. Tu as les règles pour jouer, le groupe de joueurs, mais pour faire fonctionner le tout, il te faut un univers. Alors tu commences à imaginer un monde, son relief et son climat, ses peuples et leurs coutumes, une chronologie des événements marquants, une carte, des villes… Et puis il faut des histoires dans lesquelles impliquer tes partenaires de jeu, alors tu commences à pondre des scénarios. Et puis, une chose en entraînant une autre, tu transformes ton scénar en récit narratif et te voilà lancé dans l’écriture de nouvelles. Trente-cinq ans plus tard, tu te retrouves à la tête d’un copieux corpus, à continuer, encore, parce que tu adores ça, imaginer des trucs et les raconter sur papier.
Le jeu de rôle aura aussi été ma seule expérience sociale réussie avec une première petite bande de potes au collège-lycée puis une autre pendant les années fac. Dans une vie d’autiste où toute tentative de sociabilisation a viré et vire encore systématiquement au fiasco, c’est pas rien.
Le rire
Henri Bergson
Celui-ci, ce n’est pas tant le texte lui-même que le choix du livre qui importe. Ça remonte à la terminale pour une fiche de lecture en philo. Le sujet du comique m’intéressait, parce que j’utilisais (et utilise encore) beaucoup l’humour et l’auto-dérision comme arme de défense. Mais ça restait discret, j’étais tout ce qu’on veut sauf le clown de la classe. Les guignoleries tous azimuts sont venues après, “comme par hasard”, en réaction à ce bouquin. Jusqu’à devenir, bien des années plus tard, la marque de fabrique d’Un K à part, dont le nom est à lui seul un poème.
Mes condisciples de l’époque avaient quant à eux fait des choix très classiques en termes d’auteurs (les Platon, Descartes, Kant, Rousseau et autres tartes à la crème) comme de thèmes (l’art, la liberté, la politique, la double couche de crème sur la tarte…).
Encore un choix atypique de ma part. Un de plus dans la longue liste des manifestations d’un décalage permanent avec les autres. Pas par volonté de me démarquer pour faire mon cake, juste par nature. À l’époque, pas de réponse à la grande question du pourquoi j’étais toujours hors du cadre, hors de la norme. C’est bien plus tard qu’un nom a été mis dessus : trouble du spectre autistique (ce qui fait en vérité deux noms et un adjectif, mais on n’est pas là pour une leçon de calcul).
Le contenu du bouquin, pas grand-chose à dire dessus que tout le monde ne sache déjà (et si ce n’est pas le cas, Google est votre ami). Bergson dit vrai quand il parle du rire comme d’une “sanction sociale”. Tous les dingos et parias dans mon genre, rodés aux moqueries des autres quant à leurs bizarreries comportementales, en savent quelque chose. Sauf qu’il oublie dans son exposé un autre rire, antisocial lui, celui de la révolte. On le trouve par exemple chez Alfred Jarry… un ancien élève de Bergson. Pour le coup, Riton a loupé le coche qu’il avait pourtant sous les yeux.
Si le texte a initié une dynamique comportementale sur le long terme, c’est quand même surtout le choix de ce livre qui a été un révélateur. Celui d’un décalage qui avait toujours été et qui serait toujours. À partir de là, j’ai commencé à assumer d’être un monstre. Et à rendre les insultes et les coups. Comme disait le grand philosophe américain John Rambo, “eux ont versé le premier sang, pas moi”. Les neurotypiques ont beaucoup moins rigolé à partir de là et moi beaucoup plus.
La mort volontaire au Japon
Maurice Pinguet
Je citerai ici un extrait de chronique avec l’aimable autorisation de l’auteur, qui n’est autre que moi-même (et ne me reprochera pas d’avoir bidouillé le texte original pour les besoins de cet article).
“J’ai découvert ce livre par hasard fin 1996. Étudiant, j’effectuais des recherches je glandais dans la bibliothèque de mon UFR. La période n’étant pas trop joviale pour ma pomme (euphémisme…), le titre sur la tranche m’a interpellé du haut de son rayonnage.
L’essai de Pinguet était (et est toujours) excellent, avec une approche très historique et on sait à quel point l’Histoire compte à mes yeux. Il m’a intrigué, conquis, donné envie d’approfondir le sujet Japon. Depuis, c’est resté. Vingt-cinq ans que ça dure et “c’est pas fini” comme dirait la pub. J’ai potassé je ne sais combien de dizaines (centaines ?) d’ouvrages, appris la langue, croisé d’autres passionné(e)s, rencontré des expats japonais à Lille… Je suis parti grenouiller là-bas au bout du monde, parce que la théorie et l’exotisme fantasmé c’est bien, mais la pratique et la réalité c’est mieux.
Ce bouquin a eu des impacts à tous les niveaux : culture, état d’esprit, arts martiaux (sabre et arc), tatouages (c’est pas comme si j’avais tout le corps encré sur le thème nippon), couple pendant plusieurs années avec une Japonaise, pas mal de temps passé au Pays du Soleil levant à vivre autre chose que ce que proposent les dépliants touristiques.
Une énorme tranche de vie. Du vécu. Des souvenirs inoubliables. Si t’as pas vu le jour naissant du haut du Fuji avec une mer de nuages à tes pieds, t’as raté ta vie. Je l’ai vue, cette aurore.
Je suis curieux de savoir quel a été le cours de mon existence dans les univers parallèles où je n’ai pas lu La mort volontaire au Japon… Vu l’ambiance dans ma tête à l’époque, m’est avis que mes moi alternatifs n’ont pas fait de vieux os. RIP, les gars… Toujours est-il que dans ce monde-ci, ce livre représente une étape majeure, à la fois tournant et point de départ.
En ouvrant une porte sur l’étude de la culture japonaise, donc un dérivatif à mes idées noires de l’époque, ce bouquin m’a sauvé la vie. Un comble vu qu’il traite du suicide…”
Batman : Dark Knight
Frank Miller
Batman, univers transmedia qui dépasse le cadre du papier (et par contrecoup celui de cet article). Surtout un univers qui me parle beaucoup à travers ses thématiques (la solitude, la nuit, le masque, la dichotomie entre personnage social et nature profonde, etc.).
Première rencontre avec la chauve-souris en 1989 via le bien-nommé Batman de Tim Burton, qui n’a pas dû se faire un claquage en cherchant le titre de son film. Depuis, tout y est passé : la série télé des années 60 avec Adam West, tous les films (avec une nette préférence pour les deux Burton et la trilogie de Christopher Nolan), les séries d’animation, The Lego Batman Movie, les figurines Lego, les jeux vidéo (que les vieux titres sur Amstrad et Amiga), plus un certain nombre d’albums anciens ou récents (The Wedding Album, À la vie, à la mort), avec des crochets chez sa douce amie féline, Catwoman (L’encyclopédie de la féline fatale).
Et bien sûr le Dark Knight de Frank Miller, qui reste en la matière une référence incontournable. Une bande dessinée que j’aime bien, une parmi d’autres dans ma bibliothèque, sans rien d’extraordinaire… jusqu’à il y a deux ans, presque jour pour jour.
C’est grâce à cette BD que j’ai rencontré une damoiselle qui allait devenir ma dulcinée quelques semaines plus tard et qui l’est toujours à l’heure où j’écris ces lignes (on applaudira la patience et l’endurance de la miss, d’autres n’ont pas tenu aussi longtemps…).
J’aurais eu ce jour-là un autre bouquin de ma bibliothèque entre les pattes, cette rencontre n’aurait pas eu lieu, on se serait croisés sans se voir.
S’il nous reste beaucoup de chapitres à écrire de cette histoire, l’œuvre du père Miller a d’ores et déjà gagné sa place parmi les livres qui ont changé ma vie.