La question m’a été souventefois posée depuis les premiers articles mis en ligne sur ce blog : comment je rédige mes chroniques ?
La plupart du temps, je réponds “au clavier”, parce qu’on ne m’appelle pas monsieur Littéral pour rien. En vrai, la réponse serait plutôt “ça dépend”, sauf que personne ne s’en trouve plus avancé.
Or donc aujourd’hui, je vais tenter d’expliquer comment je m’y prends pour écrire ces petites merveilles qui ont assuré ma réputation mondiale voire intergalactique.
Commençons par l’incontournable précaution d’usage. Ma méthode n’est que ce qu’elle est, c’est-à-dire une parmi des myriades. À raison d’une façon de lire par lecteur, de chroniquer par chroniqueur et d’écrire par auteur, il existe une infinité de manières différentes de procéder. Cet article n’a pas vocation à proposer la recette parfaite ni même un simple tuto, juste une présentation des coulisses du blog.
Après, quand je dis “méthode”, le terme est excessif. Rien de ce qui suit n’a été conceptualisé en tant que tel, le plus gros s’est construit en allant, à l’instinct et à l’envie, sans réflexion initiale pour bâtir un système. La chose aurait-elle d’ailleurs été possible vu le nombre de variables à prendre en compte – à commencer par l’unicité de chaque livre – ainsi que la présence de facteurs aussi diffus et difficiles à saisir que l’inspiration ?
Conception
Avant d’attaquer son contenu, encore faut-il savoir de quoi il retourne quand on parle de “chronique”. Qu’entend-on par là ? N’étant pas dans la tête de on, aucune idée, on se contentera donc de je.
Ma vision du discours critique sur le livre considère trois formats :
– l’avis : court, avec une approche orientée vers le subjectif (j’ai aimé/pas aimé). Soit plus ou moins ce qu’on balance en passant à un pote : “j’ai lu tel bouquin, c’était sympa, tatati, tatata”.
– la critique : plus longue que l’avis, puisqu’elle demande de déployer une argumentation, la critique est menée selon une démarche plus analytique, sur la base des qualités d’écriture, soit un exercice à mi-chemin entre la dissertation et le commentaire de texte.
– la chronique : l’addition des deux, agrémentée d’effets pyrotechniques.
Autant de définitions inutiles – comme elles le sont toutes en littérature – et personnelles – chaque blogueur a les siennes – mais qui permettent de situer mon travail.
En résumé, je vois la chronique comme un format ample par le volume, qui raconte quelque chose selon le sens médiéval du mot et propose une démonstration argumentée, le tout avec une latitude maximale sur le ton et la forme. Point essentiel de l’article made in Fred : telle que je la conçois et telle que je la pratique, la chronique est un exercice d’écriture. J’accorde donc autant d’importance à la forme qu’au fond.
Cette approche de la chronique constitue le fondement du blog et le seul élément invarié depuis sa naissance. Et même bien plus tôt en vérité. Avant de lancer Un K à part, je m’étais fait la main pendant quelques années sur l’exercice de rédaction blogosphérique via deux blogs antérieurs, l’un de chroniques de films, l’autre dédié à la culture japonaise. En quelque sorte les prototypes qui ont autant forgé mon processus rédactionnel que la patte de mes articles, à mélanger héritage d’un parcours scolaire en lettres et en histoire, plein de culture classique et d’analyses pointues… humour déjanté et approche iconoclaste de chien fou en réaction audit parcours, riche sur le fond mais barbant dans sa forme, trop scolaire et académique… grand écart permanent entre les extrêmes en convoquant des références allant des classiques antiques, doctes et savants, aux stars du X qui s’enfilent des Playmobil dans l’oignon… amour pour le champ lexical de la scatologie (ça, c’est juste parce que j’ai l’humour d’un gamin de trois ans). Prout.
Cette patte est une composante primordiale dans mon approche. Une chronique, faut que ça pète pour mériter cette appellation, sans quoi elle se limite à un exposé rasoir sans intérêt.
Elle se situe peut-être là, la réponse à la question initiale. Comment je rédige mes chroniques ? En me laissant d’abord porter par le plaisir d’écrire (façon élégante de formuler une impro quasi totale).
Maintenant qu’on a bien déliré dans l’abstraction, place au concret. En route pour les bureaux de la rédaction du blog, où nous allons suivre pas à pas le cheminement complet d’une chronique k-à-partienne.
Choix du livre
La chronique démarre bien avant de se poser devant le clavier et même avant d’avoir ouvert le bouquin.
Faut que le livre fasse tilt quand je passe en revue ma PAL. Premier “ça dépend” du processus de la chronique, ce déclic est lié à Manara aux circonstances et à l’envie du moment, qui me portera vers tel genre, tel thème, telle tonalité, Tell Guillaume, telle forme entre roman, essai ou nouvelle, etc.
Raison pour laquelle je chronique sans trop m’occuper de l’actualité. Je la considère comme une contrainte qui oblige à lire un bouquin juste parce qu’il vient de sortir (course au premier qui l’aura lu), ou juste parce qu’il faut en parler là tout de suite comme les trois quarts de la blogosphère (course à la visibilité et au premier qui l’aura chroniqué). Les obligations, non merci, et je ne vois pas trop l’intérêt de pondre une chronique qui ira se perdre au milieu de soixante autres qu’à peu près personne ne lit. Y a pas urgence, la durée de vie d’un livre ne se limite pas aux 30 jours qui suivent sa sortie en librairie (cf. L’épopée de Gilgamesh, avec un record de 3800 ans entre la première version connue de l’histoire et la publication de ma chronique).
Pendant les périodes où les envies de lire et d’écrire prennent la file de l’air, plutôt qu’attraper le premier livre venu, bouquiner par dépit, chroniquer par nécessité d’alimenter le blog, je me tourne vers d’autres occupations pour mes loisirs et d’autres publications sur le blog (salons, interviews, graphisme…).
Comment je rédige mes chroniques ? L’esprit libre et détendu et ce dès l’instant où ma blanche mimine arrache le livre choisi à ses compagnons de PAL.
Je prête toujours une grande attention à ce choix de lecture, puisque toute la suite en découle. Même en y mettant la meilleure volonté du monde, la qualité de la chronique s’en ressent toujours un peu selon que l’ouvrage soit lu par envie, ou faute de mieux, ou par obligation. Étape à ne pas négliger, donc, pour éviter les dommages collatéraux.
Lecture
Je réfléchis à la future chronique tout au long de la lecture. Au fur et à mesure que les pages défilent, les grandes lignes se mettent en place : points importants à aborder, plan de l’article, intro et/ou conclusion. Je bosse de tête, sans prendre de notes. Seule exception : quand il me vient une formule marquante (phrase choc, trait d’esprit raffiné, jeu de mot subtil, référence perchée), je la couche par écrit. Ces petites bêtes s’oublient très vite, ce serait dommage de perdre ce qui mettra du piquant dans le texte en devenir.
Une fois le bouquin refermé… ben ça dépend. Je peux me retrouver avec une chronique complète dans le ciboulot, que je n’ai plus qu’à recopier, ou juste les lignes directrices. Mais dans tous les cas, j’ai au moins une idée générale de ce que je vais raconter, je sais à peu près où je vais. Après, parvenir à destination, c’est une autre chanson…
Recherches
Phase de lecture additionnelle : la documentation.
Elle porte sur des approfondissements autour du bouquin (références citées, thèmes abordés, points historiques, etc.) et sur l’auteur (éléments biographiques et bibliographiques, interviews). Le plus gros se situe entre la lecture et l’écriture, mais il n’est pas rare que je parte à la pêche aux infos en cours de rédaction. Les recherches varient d’une chronique à l’autre, allant de pas grand-chose à plusieurs jours de travail, selon les besoins, ma maîtrise du sujet ou mes lacunes, l’abondance ou le manque de sources… Cette masse documentaire sert autant à nourrir la chronique que ma culture générale.
Les points auxquels je prête attention pendant les recherches sont au nombre de trois. Primo, ne pas me laisser absorber par ces lectures complémentaires, parce que je suis une véritable éponge à connaissances et j’ai tôt fait de rebondir de lien en lien et de sujet en sujet, toujours en quête de nouvelles choses à apprendre. Secundo, la question du “quoi ?” qui détermine ce que je conserve pour ne pas utiliser la totalité du matériau recueilli, sans quoi la chronique se transformerait en page Wikipedia. Tertio, le comment lié à l’utilisation de la doc au sein de la chronique, utilisation qui peut être centrale, périphérique ou indirecte.
Pour donner des exemples concrets d’utilisation documentaire :
– Centrale : L’art de la guerre (Machiavel). Ici, cas particulier avec un temps de recherche quasi nul en l’état de mes connaissances avancées en histoire militaire. Si je n’avais pas déjà potassé le sujet, j’aurais dû me livrer à de copieuses lectures sur la guerre au Moyen Âge et sous la Renaissance, indispensables pour ce type de chronique où la documentation constitue le cœur du propos.
– Périphérique : la Hongrie de l’an mil pour Le châtiment des flèches (Fabien Clavel) et la biographie du personnage éponyme dans Comtesse Bathory (Patrick Mc Spare). Ici, les éléments historiques glanés lors des recherches sapoudrent la chronique et servent à la contextualiser.
– Indirecte : après avoir lu Quand la nuit devient jour (Sophie Jomain), je me suis pas mal renseigné sur l’euthanasie en France. Je n’ai rien utilisé en tant que tel, mais je me suis servi de ces recherches pour écrire le paragraphe de fond au troisième quart de la chronique.
À noter que, lors de ces recherches, je ne lis aucun avis/critique/chronique avant d’avoir rédigé la mienne, de façon à ne pas être influencé. Je n’y jette un œil qu’une fois mon propre article terminé, histoire de voir où se positionne ma chronique par rapport aux travaux des mes confrères et consœurs. Ce devrait être une règle obligatoire des blogs littéraires, surtout ceux qui, plus qu’influencés, se vautrent dans la facilité de copier sur les voisins en les paraphrasant ou en compilant des bouts de chroniques piochés à droite à gauche.
Présentation
Pour les besoins de cet article, je scinde en deux parties la présentation et la rédaction, mais en pratique les deux se mélangent. Dans la chronologie, il y a un peu de présentation au début (squelette), un peu au milieu (habillage graphique), un peu à la fin (fignolage) et un peu tout le long de la rédaction (mise en page).
Dans un premier temps, je bâtis le squelette de la chronique. Sans rentrer dans les détails techniques de WordPress, je pose les blocs de base, paragraphes et images, à remplir par la suite. Si le début est identique d’une chronique à l’autre (voir capture ci-dessous), la suite dépend du texte, dont je ne connais jamais la longueur à l’avance. La struture des blocs évolue et s’étoffe au fur et à mesure, en fonction de l’écriture, du volume (aération en séparant certains paragraphes et en insérant des illustrations), de l’inspiration pour l’habillage graphique.
J’ouvre ici un aparté, la présentation est l’élément qui a le plus évolué dans les chroniques.
Au début, le titre de la chronique était celui du bouquin. J’ai par la suite ajouté le nom de l’auteur, moitié pour des raisons de clarté (c’est écrit en très gros, on voit tout de suite de qui on parle), moitié pour de basses raisons de référencement liées aux URL.
Dans le sous-titre, l’éditeur n’apparaissait pas dans les premières chroniques. Je considérais et considère encore que la mention est peu pertinente. Entre les éditeurs qui mettent la clé sous la porte, les bouquins dont les multiples rééditions se font dans différentes maisons, sans parler des versions grand format chez l’un et poche chez un autre, la variabilité de ce facteur le rend non essentiel. Je le mets moitié pour apporter quelque chose par rapport au titre principal, sans quoi je virerais le sous-titre pour éviter le pur doublon ; moitié pour une bête question de mots-clés.
La photo du bouquin, dans les premiers temps, je me contentais de chercher la couverture sur le Net et de l’insérer en l’état. Ensuite, j’ai bricolé des montages (souvent basiques et moches) intégrant la quatrième. À l’occasion, j’ai commencé à prendre des photos de mes propres exemplaires, souvent avec une banane. Enfin, depuis que le blog dispose d’un compte Instagram, je suis passé à 99% à la photo faite maison, dépourvue de quatrième, avec des Lego en remplacement des bananes (j’en mange moins qu’avant, ceci explique cela).
Les premières chroniques comportaient les infos techniques de l’ouvrage, que j’ai retirées depuis pour me limiter au contenu unique du blog. Ces détails ne présentent en l’espèce aucun interêt. L’ISBN, ça passionne qui ? Le genre, je le case dans la chronique. Le nombre de pages idem si la précision me semble pertinente (livre trop long, trop court, très dense, épaisseur idéale pour caler un meuble…), sinon je zappe. Le prix, ben je tiens un blog littéraire pas un site de vente en ligne, donc non, sauf rares cas qui méritent d’en parler (tarif excessif ou affaire du siècle).
La quatrième, ça dépend. Je la mets ou pas selon sa qualité, ce qu’elle peut apporter, la présence ou non d’un résumé de mon cru.
Ce long développement sur des changements au fond assez minimes peut sembler superflu. Il répond pourtant à la question : ma façon de chroniquer évolue mine de rien. Ce que je viens de dire sur la présentation s’applique au reste du processus, des petits changements ici et là dans l’approche, dans la réflexion, dans l’écriture. Moins sensible à certaines choses, plus attentif à d’autres que je ne l’étais jadis pendant la haute antiquité du blog, il n’est pas rare que je retouche d’anciens articles pour qu’il correspondent davantage à mon écriture actuelle.
Comment je rédige mes chroniques ? En n’hésitant pas à changer ce qui doit l’être pour améliorer mon travail, en évitant la routine et la facilité du pattern jamais remis en question.
Fin de l’aparté.
Une fois cette base en place, soit je me lance dans l’habillage graphique du corps de la chronique quand j’ai déjà des idées en tête, soit j’attaque la rédaction et le dieu Photoshop m’envoie de l’inspiration en cours de route. Je dirais que c’est du 50/50. Je ne m’attarde pas sur ce point, on parlera graphisme dans un autre article, un jour, peut-être.
Pour la dernière étape, je prends de l’avance sur la suite, puisqu’elle se situe à cheval entre rédaction et présentation, à la toute fin de la chronique. Il s’agit de la correction. Relou mais indispensable pour que le résultat ressemble à quelque chose. C’est clair qu’à ce moment-là de la chronique, j’en ai ma claque de plonger et replonger dans le même texte, avec pour seul envie d’appuyer sur le bouton “publier” et basta. Sauf que non. Au pire, je reporte au lendemain. On n’est pas aux pièces, je tiens juste un blog littéraire, sans urgence, sans deadline, la publication ne presse pas à la journée.
Cette correction érigée en exigence de qualité, j’y porte un soin particulier, aussi bien pour ma satisfaction personnelle du travail bien fait que par respect pour les gens qui me lisent. Quand on présente son travail en public, on montre un produit fini, pas un brouillon mal torché.
À noter que la correction ne porte aucune date de péremption. Des coquilles, il en passe toujours. De temps en temps, j’en trouve en relisant d’anciens articles du blog. Je les corrige, même des semaines, des mois, des années après.
Rédaction
On en arrive enfin à la rédaction, en théorie le cœur du sujet… en pratique le point sur lequel j’ai le moins de choses à dire. Ou plutôt, je ne sais pas comment les dire. La question “comment tu rédiges tes chroniques ?” revient à “comment écrire ?” et je ne crois pas que qui que ce soit ait jamais réussi à expliquer la chose. Une partie du processus est conscient et réfléchi, j’en parlerai plus loin. Mais le reste… Y a du subconscient, de l’inconscient, de l’inspiration, des fulgurances et des phrases qui viennent, comme ça. Va-t-en expliquer la naissance d’une idée… Demandez à un neurologue, parce que le fonctionnement d’un cerveau est un mystère pour moi.
Donc des trucs viennent quand je me pose devant le clavier. Après, ils ne sortent pas non plus de nulle part, au moins pour l’argumentaire. Comme je disais plus haut, au moment de taper la chronique, j’ai déjà une idée globale du contenu, avec les points importants à traiter et le cheminement du propos.
À partir de ces premiers éléments, je me lance et rédige au fil de la plume, sans notes préliminaires, brouillon ou plan ultra détaillé en trois parties, neuf sous-parties, vingt-sept sous-sous-parties. Je me laisse porter, quitte à dévier en cours de route en fonction d’autres idées qui viennent se greffer. Doit y avoir un bon tiers des chroniques du blog dont le résultat ne ressemble pas du tout à ce que j’avais en tête en tapant les premiers mots (et cet article entre dans cette catégorie). Je m’adapte tout le long.
De quoi parler dans une chronique ? Dans l’absolu, il faudrait parler de tout et l’article atteindrait le volume d’une thèse de doctorat. Scénario, univers, personnages, dialogues, descriptions, style, thème, rythme, narration, liste non exhaustive concernant le traitement de l’œuvre en soi. Comme cette œuvre n’existe pas toute seule, il faudrait la replacer, autre liste non exhaustive, dans son contexte, son époque, son genre et ce qu’elle y apporte, son public, la bibliographie de l’auteur (titre charnière ? mineur ?), etc. Il y a aussi le travail éditorial autour du livre en tant qu’objet : couverture, mise en page, tonnes de coquilles… Sans parler des traits spécifiques à certaines catégories d’ouvrages : le graphisme pour la BD et le manga, la rigueur scientifique dans le cadre d’essais (par exemple historiques, pour prendre ceux que je chronique le plus).
Liste interminable, dans laquelle deux tris s’opèrent. Le premier vient du texte lui-même. Les qualités ou défauts d’écriture qui s’imposent pendant la lecture formeront les grands axes de la chronique pour sa partie analytique et critique. Idem les points qui m’auront marqué, que j’aurais aimé ou détesté, pour la partie subjective. Second tri, c’est bibi qui s’y colle. En général, j’expédie ce qui touche à l’intrigue et aux personnages pour éviter les spoilers. Je suis de toute façon plus intéressé à parler du fond, de l’univers, de la thématique et des aspects stylistiques.
Voilà donc comment j’écris mes chroniques : j’écoute ce que le livre a à dire, je retiens les points essentiels et après, je brode. Hop.
Pour moi, le plus important dans ce travail de broderie, c’est de me montrer juste. La grande difficulté de la chronique se situe là. Dire la réalité du livre, telle qu’elle est… avec la conscience que cette réalité n’est jamais que celle que je perçois, donc pas la Vérité. La composante essentielle d’une chronique réside dans “la part des choses” entre soi et le livre.
Que la lecture soit subjective n’a rien d’un scoop édifiant. Mais, sauf à se prendre pour le nombril du monde littéraire, on ne peut pas juger de l’intérêt et de la qualité d’un livre que par rapport à soi en posant ses propres goûts comme seules références. Parler d’une lecture impose de prendre du recul.
Illustrons avec deux exemples parlants. Le Madame Bovary de Flaubert est un livre très bien écrit, tout le monde est d’accord là-dessus, moi compris. Il n’empêche que je n’aime pas la narration dans ce bouquin qui m’endort au bout de dix lignes. À l’inverse, j’aime bien Fog de James Herbert, pourtant loin d’être un chef-d’œuvre d’écriture. Je ne peux pas me montrer plus explicite pour illustrer l’indispensable dissociation entre subjectif et objectif.
Parce que les deux approches présentent un intérêt, la chronique doit dire le livre à la fois en soi et dans la réception qu’on en a eue, en marquant le distingo entre les deux. Sans quoi, la confusion finit par tourner au grand n’importe quoi, jusqu’à reprocher à des bouquins des défauts qu’il n’a pas et qui viennent du lecteur. Quand il m’arrive de lire une romance, je reste conscient que le genre ne m’emballe pas plus que ça et que mon argumentation ne peut pas se baser sur mes goûts. Ça reviendrait à reprocher à une romance d’être une romance, ce qui serait débile au dernier degré. Quand je lis du jeunesse, je ne vais pas reprocher à l’auteur de ne pas développer une réflexion ultra pointue niveau bac+12. Faut faire la part entre ses goûts d’un côté, et la place qu’on occupe par rapport au public-cible ou au genre littéraire de l’autre. “À qui s’adresse ce livre ?” est la première question qui me vient en tête quand j’ouvre un bouquin. Indispensable pour éviter de se planter en beauté dans la chronique (et, soit dit en passant, une des évolutions majeures dans ma méthode, puisque je n’avais pas ce genre d’interrogation au début du blog, quand je ne parlais que des bouquins dans ma zone de confort).
Même chose si je sors d’une lecture en restant sur ma faim. Je me pose toujours la question de mes attentes. Étaient-elles proportionnées ? Parce que l’auteur a certes pu se planter, mais peut-être que non, si ça se trouve, c’est moi qui avais placé la barre trop haut, qui attendais du livre plus que ce qu’il annonçait proposer. Ou alors peut-être que la faute revient à l’éditeur qui a pondu une quatrième ne correspondant pas au contenu de l’ouvrage (fréquent, ça…), suscitant par là même des attentes que le bouquin ne peut pas combler. L’idée n’est pas de chercher un coupable, mais de trouver où ça coince et ne pas projeter sur le livre et l’auteur des choses qui ne seraient pas de leur fait.
La chronique est un questionnement constant sur le livre, sur soi ET sur le rapport entre les deux. Les réponses à ce tiercé forment l’argumentation, cœur indispensable de la chronique pour ne pas virer au flingage gratuit ou à la dithyrambe publicitaire. Qu’elle soit positive ou négative, je ne me verrais pas écrire autre chose qu’une démonstration argumentée sans avoir l’impression de passer pour un imposteur tant envers le livre et son auteur qu’envers mon lectorat.
Comment je rédige mes chroniques ? En visant la plus grande justesse possible. Parce que c’est en ça que consiste le taf d’un chroniqueur.
Combien de temps ce taf de chroniqueur prend-il ? Voilà une question aussi récurrente que l’immaculé monsieur Propre. Je pense que chacun aura deviné la réponse : ça dépend.
Hors lecture et recherches, une chronique me demande en moyenne six à huit heures de travail, parfois moins mais jamais en-dessous de quatre heures, parfois beaucoup plus. Environ un tiers ou un quart de ce temps est consacré à la présentation, où l’habillage graphique, chronophage, se taille la part du lion. L’écriture occupe le restant. Comptons autour de deux, trois heures pour la première mouture selon la taille de la chronique et l’inspiration. Y a des jours où cette dernière bande mou et où le premier jet sort avec beaucoup de peine, d’autres où ça gicle sans forcer en un raz-de-marée qui retapisse les murs du blog.
Je parle de premier jet, parce qu’une fois le point “final” apposé, on est encore loin du compte. Derrière, va falloir se taper les relectures et réécritures.
En général, peu de retouches sont nécessaires sur l’argumentation, le gros du boulot concerne la forme. Trouver LE terme qui exprime l’idée avec justesse tout en sonnant bien dans la phrase, ajouter/supprimer/modeler chaque bout de phrase, peser le moindre mot et sa place, s’arrêter sur la plus petite virgule, procéder aux coupes crève-cœur mais indispensables, bannir les lieux communs (les romans addictifs ou sans concession, les styles coup de poing, les pépites, claques, véritables page-turners, les personnages attachants et autres livres qui se dévorent…), traquer les adverbes en -ment superflus (ils le sont tous) et les répétitions…
La relecture/réécriture représente mon étape préféré de la chronique, parce que le plus créatif et le plus difficile, à la fois exaltant, besogneux et prise de tête.
Qu’est-ce qui me guide à ce stade ? Je veux que ma chronique soit à la fois…
– Intéressante. Elle est écrite pour être lue, le lecteur doit y trouver son compte, pas s’endormir en cours de route ou terminer sa lecture avec l’impression d’avoir perdu son temps.
– Juste. Cf. ce que je disais plus haut sur la part des choses.
– Bien tournée, tant sur le fond pour être intelligible que sur la forme pour offrir un texte unique. Sans parler de style, terme qui s’applique surtout aux auteurs morts et ce n’est pas mon cas (mon entrée au Panthéon attendra encore un peu), la patte, j’y tiens pour proposer un vrai travail d’écriture qui marque par ce biais l’identité du blog et de son tenancier fou.
– Décontractée. J’ai passé trop de temps dans des salles de classe studieuses à écouter des profs parler des Grandes Œuvres de la Littérature avec la plus extrême gravité. Le sérieux, je peux plus… Sur Un K à part, on n’est pas à l’école, on est ici pour se détendre.
– Spécifique. Aucune chronique ne doit être interchangeable avec une autre, chacune doit être indissociable du titre présenté. Sinon, ça s’appelle de la chronique générique et c’est de la merde.
Tant que ma chronique ne répond pas à ces impératifs, je bosse dessus. Souvent d’une traite, parfois avec des pauses plus ou moins longues quand je bloque trop, histoire de m’aérer l’esprit en laissant le gloubigoulga reposer dans son coin. De temps en temps, je reste sur une insatisfaction, je sais que la chronique pourrait être meilleure mais pas moyen de sortir mieux. Bah, au bout d’un moment, j’arrête les frais et je publie en l’état. On a tous nos limites, c’est la vie, s’acharner par orgueil n’aurait ni intérêt ni résultat potable.
Ainsi s’achève notre tour du sujet, vous savez tout désormais sur la chronique sauce Fred. Cette “méthode” me réussit plutôt bien si j’en juge par les retours qui soulignent la qualité d’écriture, l’humour et la juste part des choses. Elle me réussit, parce que je m’y sens à l’aise et que l’écriture est avant tout un plaisir.