Parce qu’il y a deux sujets sur lesquels les gens sont chatouilleux – les aisselles et les Chroniques de la Lune Noire –, rappelons en guise de préambule que le second degré n’est ni un angle, ni une température, ni la deuxième marche de l’escalier.
Faites-en provision, vous allez en avoir besoin…
Bonne lecture.
Et bonne chance.
Les Chroniques de la Lune Noire occupent une place à part tant dans ma bibliothèque (vu le volume physique de la série…) que dans mon parcours de lecteur.
Embarqué que j’ai été dès la première heure sitôt paru Le Signe des Ténèbres au siècle dernier, cette saga au long cours m’a vu grandir et mûrir. 1989-2021… Trente-deux ans que ça dure, presque autant qu’un fils de Dieu… Il y a eu des hauts, des bas et si, à l’heure actuelle, j’avoue me montrer assez critique sur pas mal de tomes en tant qu’adulte slash client, il n’en reste pas moins que l’attachement des débuts est toujours là, quelque part, sans quoi j’aurais lâché l’affaire sans états d’âme comme je l’ai fait pour d’autres séries de BD. Mais non, elles fluctuant nec merguntur, les Chroniques du père François, fortes d’un rapport particulier construit au fil du temps, lié à l’adolescence, à la nostalgie, au jeu de rôle, aux années Casus et AD&D, à l’imaginaire et d’autres machins que je laisse le soin de décortiquer aux psychiatres et hagiographes qui auront l’immense honneur de se pencher sur mon cas.
Or donc, quand Leha a annoncé la novélisation de la BD, sur le moment, je m’étais dit “ouais mais non”. Parce que je possède déjà 26 volumes en bande dessinée et que je voyais pas trop l’intérêt de m’encombrer d’un doublon tout en texte et sans images (aka roman).
C’est quand vu le nom de Jeanne-A Debats sur la couverture que mon intérêt s’est éveillé. Parce que choix inattendu. Donc beaucoup plus intéressant que les premiers noms d’auteurs qui viennent à l’esprit quand on parle d’adapter une œuvre de fantasy bourrine et virile, issue d’un microcosme rôliste qui était masculin à 99% dans les années 80. Ce casting m’a convaincu de tenter le coup, parce qu’il m’a rendu curieux et susciter la curiosité a toujours été la première chose que j’attends d’un bouquin.
En plus, Debats aux commandes de l’entreprise (coucou, capitaine Kirk) apportait un nouvel espoir (coucou, Luke Skywalker). D’après ce que j’ai lu d’elle, on pouvait s’attendre à trouver dans De Gueules des choix d’écriture et une plume de qualité, deux éléments absents de bien des novélisations, trop souvent éditées pour de seules raisons marketing de produit dérivé bankable et mal torchées par le premier pisse-copie venu (i.e. si le projet avait été piloté par Bragelonne au lieu de Leha, par exemple, bon ben voilà quoi…).
Le “ouais mais non” a muté en “bon ben si” (et c’est là qu’on se dit que ça valait le coup de me coltiner des années d’études littéraires pour m’exprimer in fine par monosyllabes). Bref.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient de signaler, par souci de transparence, que je suis partie prenante de cet ouvrage. À raison d’un caractère. Le “s” à De Gueules, porté disparu dans la première version de la couverture postée par Leha sur les réseaux sociaux et qu’il m’a fallu aller récupérer dans les tréfonds de la jungle laroussienne, tel un Chuck Norris de l’héraldique (cf. l’article et les commentaires de la merveilleuse et édifiante odyssée du S, un feuilleton de l’été avec du caractère, dans tous les sens du terme).
C’est mon S, il est à moi, c’est mon Précieux.
Si on m’avait dit il y a plus de trente ans qu’un jour j’apporterai ma pierre à l’édifice des Chroniques de la Lune Noire, je l’aurais pas cru. Et pourtant !… Ouais alors, c’est pas un de ces maousses blocs cyclopéens si chers à Lovecraft, mais bon, l’échelle du gravier est on ne peut plus adaptée à mes biceps de nouveau-né et à ma scoliose. Un premier pas sur le sentier de la gloire vers le Nobel de littérature, l’édition en Pléiade, l’Académie, le Panthéon ! En attendant que la couronne impériale de Lyhnn ceigne mon auguste front, je peux déjà me vanter d’avoir ma “gueules” dans toutes les librairies de France et de Navarre.
Il va de soi que cette contribution majeure à la fantasy et à la république des Lettres ne constitue en rien matière à conflit d’intérêts – je n’ai même pas demandé à l’éditeur les 0,00002% de droits d’auteur auxquels je pouvais prétendre avec ma lettre salvatrice, c’est dire si je m’en tamponne, des intérêts – et n’entachera en rien la neutralité du regard porté sur l’œuvre dans la chronique qui suit.
Les Chroniques de la Lune Noire
T.1 De Gueules
Jeanne-A Debats & François Froideval
Éditions Leha
On l’aura compris à la lumière de ces flamboyants prolégomènes rédigés deux bonnes semaines avant la sortie du bouquin – c’est dire si j’étais impatient de m’y coller –, le premier point positif de cet appel du général De Gueules aura été d’avoir su créer une attente. La même attente que quand j’avais une quinzaine d’années et que je guettais les sorties BD en trépignant comme un berserker qui vient de bouffer la moitié de son bouclier. Quand on sait que l’espérance de vie d’un autiste est de 54 ans, que j’en aurai 45 cette année (mon anniversaire tombant le jour de la sortie du tome 21 des Chroniques version BD, coïncidence à rendre jaloux tous les complotistes de la planète) et que je suis donc un vieillard avec un pied dans la tombe et l’autre sur une peau de banane, ce bain de jouvence format piscine olympique a été apprécié.
Et pendant que les milliardaires de la planète s’étripent pour savoir qui ira jouer au touriste dans le vide spatial à coups de sommes indécentes, je me suis offert un voyage dans le temps de trente ans pour vingt-deux euros. À tout prendre, je préfère rester pauvre et intelligent que devenir riche et con.
Attente en termes de sortie, attente aussi en termes de retrouvailles. Avec les personnages, l’univers, l’histoire, l’ambiance des Chroniques, et avec le plaisir éprouvé a long time ago quand j’ai découvert tout ça. Alors pour le coup, la découverte, c’était cuit d’avance, je connais les albums par cœur, jusqu’à la moindre ligne de dialogue.
D’où angle d’approche spécifique pour cette chronique, qui est un cas particulier – certains diraient à part, mais un cas à part, c’est déjà pris comme nom. Ici, on donne dans le retour aux premières amours et délices, sans orgues. La chronique s’adresse d’abord à ceux qui ont lu tout ou partie de la BD et se demandent si la version roman vaut l’investissement. Ceux qui n’ont jamais entendu parler des Chroniques de la Lune noire ou alors de loin, faudra chercher ailleurs pour avoir le compte-rendu de lecture en mode dépucelage du lecteur-explorateur qui met le nez dans cet univers pour la première fois. Je ne peux pas tout faire ni être partout. Même Dieu a ses limites et a dû se reposer au septième jour.
Si le plaisir des retrouvailles est on ne peut plus subjectif et variable d’un lecteur l’autre, il n’en passe pas moins par un critère tout ce qu’il y a d’objectif : le prisme de l’adaptation.
Une adaptation, c’est quoi ? Ben ça dépend. Tu prends le cinéma, un livre adapté en film, c’est neuf fois sur dix un réalisateur qui greffe sa vision à lui sur l’œuvre d’un tiers (et donc neuf fois sur dix une trahison). De Gueules ne se situe pas dans cet esprit de réécriture mais dans celui de la transcription : transformer le combo dessin-texte en texte tout court. Si l’exercice peut sembler facile, vu que tout le contenu est préexistant et qu’il n’y a qu’à se baisser pour le ramasser, encore faut-il, au-delà de la lettre, en restituer l’esprit. Savoir se réapproprier l’œuvre tout en lui restant fidèle, dans un cadre défini qui est autant un garde-fou qu’une prison, avec en prime la difficulté de passer le cap du changement de média, puisque, pour une même histoire, on ne raconte pas la même chose et surtout pas de la même façon dans un roman, une BD, un film, une pièce radiophonique ou un spectacle de mime.
Pari réussi pour De Gueules, qui s’impose comme une excellente adaptation. On retrouve tous les éléments en dur de la bande dessinée (personnages, lieux, événements), baignant dans le même état d’esprit que celui des tomes concernés (Le Signe des Ténèbres, Le Vent des Dragons et La Marque des Démons), avec du sombre, de l’épique et du potache. Le roman se montre très conforme à la BD, logique quand on sait que Froideval ne s’est pas contenté de céder les droits d’adaptation et de partir ensuite siroter des cocktails sur une plage des Bahamas en mode “après moi le Déluge et démerdez-vous”. Son nom sur la couv’ n’est pas là pour faire joli ; d’après mes sources, le gars François est partie prenante du bousin, impliqué jusqu’au cou, et c’est à lui que revient le final cut sur l’air bien connu de “mon corpus, mes choix”. Donc si vous avez peur que le roman ne corresponde pas à la BD, vous pouvez arrêtez de trembler dans vos caleçons et être rassurés : 100% fidèle, à défriser la barbe de Castro.
Pour vous donner une idée de la correspondance BD-roman, j’ai procédé à une expérience avec ma chère et tendre, parce que mon côté savant fou aime expérimenter des trucs loufoques sur les êtres humains. Miss K m’a servi de cobaye pour le célèbre “main droite, main gauche” de Ghorghor Bey. Qu’on se rassure, je ne lui ai pas baffé la tronche, le tartage domestique n’étant pas le genre de la maison.
En lisant le passage dans De Gueules, je visualisais la scène au trait près, telle qu’elle apparaît dans Le Signe des Ténèbres. J’ai passé le bouquin à ma dulcinée, ardoise vierge qui n’a jamais lu les Chroniques (han la honte !…). Ensuite, je lui ai montré la planche concernée dans la BD. “C’est tout à fait comme ça que je me suis représenté la scène !” qu’elle s’est exclamée.
Quod erat demonstrandum, comme a dit je ne sais plus quel auteur latin, Virgile ou Dostoïevski, je les confonds toujours.
Cette anecdote pour montrer qu’un grognard de la Lune Noire retrouve les dessins originels à travers le texte et qu’une parfaite néophyte voit se dessiner la même chose dans son esprit.
De Gueules, c’est ça : du dessin textualisé, le degré ultime de l’art ASCII.
Debats a su restituer l’univers et l’ambiance, reprendre ce qu’il fallait des textes originaux (dialogues et narration), convertir sans l’appauvrir le dessin en texte, ajouter du liant, des détails par ci, des noms par là pour certains PNJ anonymes dans la version de base, bidouiller les changements nécessaires pour qu’ils fassent sens sans être trop désarçonnants pour les briscards, assaisonner le matériau des trois premiers tomes en piochant des éléments dans la préquelle (En un jeu cruel) et dans la série dérivée des Arcanes de la Lune Noire.
Donc bien fichu. Et pertinent. Parce que juste bien fichue, la démarche n’aurait aucune espèce d’intérêt pour n’être qu’une bête redite. Là, dans la façon de procéder, le roman ne se limite pas à un simple produit dérivé, il propose une autre façon de raconter la même histoire, conforme au canon mais avec sa personnalité propre. Il existe à la fois en parallèle à la bande dessinée – dont il reprend l’ADN, le squelette et l’essence – et en soi – puisqu’il est complet et qu’on en sort sans avoir l’impression qu’il manque quelque chose.
Alors sauf à être de mauvaise foi ou à passer à côté de la dimension spécifique de l’adaptation (spoiler : y a pas d’images), les lecteurs de la BD s’y retrouveront avec ce roman, à la fois pareil et différent.
Pour ma part, le kif a été le même qu’il y a trente ans. Plaisir des retrouvailles avec Wismerhill, Pile-ou-Face, Feidreiva, Ghorghor Bey… plaisir de revoir germer comme au premier jour les manigances de Haazeel Thorn, Greldinard, Urmacht, Fratus Sinister… plaisir renouvelé de suivre pour la douze millième fois le destin des uns et des autres, même si je sais déjà comment ça va se terminer pour chacun d’entre eux (l’empereur Haghendorf finira assassiné par Frodon avec le chandelier dans la bibliothèque de Poudlard).
Seul défaut de ce bouquin, je ne trouve rien à lui reprocher, pas moyen de pousser un coup De Gueules. Mais comme je viens de placer mon calembour à deux ronds cinquante, l’absence de faute est pardonnée.
Vivement le prochain tome, prévu au printemps 2022, pour deux raisons. La première, c’est que ce démarrage donne envie de lire la suite et ce alors même que je la connais par cœur. Quant à la seconde raison, on en reparlera à ce moment-là… ou peut-être pas d’ailleurs, puisque ça ne dépend pas de moi. Une chose est sûre, je ne lirai plus jamais cette page comme avant (page 21 du tome 4, Quand sifflent les serpents avec, dans le titre, plein de S, on y revient toujours). Avec tous les remerciements de Maître Ynkahapar.
(Ce roman a été récompensé par un K d’Or.)