L’article précédent s’achevait sur un cliffhanger à terrasser Sylvester Stallone, il est temps d’arriver (enfin) à la naissance de l’urban fantasy en tant que genre à part entière et de retracer son évolution jusqu’à nos jours.
Naissance et évolution
de la fantasy urbaine
Parmi les gens qui citent la Cartographie du merveilleux d’André-François Ruaud, ceux qui ne l’ont pas lu s’arrêtent à l’année 1984, à Charles de Lint et à la phrase “on peut considérer Moonheart comme la première pierre de ce qui va devenir un important sous-genre de la fantasy : la fantasy urbaine”. Le fait est que de Lint s’impose sans conteste comme une figure de proue du genre, un auteur majeur dont l’Histoire a retenu le nom suite à son succès commercial et critique. Mais ! Ruaud parle aussi juste avant de Roberta A. McAvoy. Sorti en 1983, son “Tea with the Black Dragon est semble-t-il le premier roman d’urban fantasy à sortir sous l’étiquette fantasy”. Donc si Moonheart est bien le premier titre du genre reconnu en tant que tel, il n’est pas le premier tout court. Et McAvoy non plus d’après ce que la phrase de Ruaud laisse entendre : le premier classé en fantasy implique des titres antérieurs classés ailleurs qu’en fantasy.
On ne va pas s’embarquer dans du pinaillage plus poussé pour savoir qui est le premier, c’est pas une course, on s’en fout. On retiendra que l’UF naît dans ces eaux-là, quelque part au début de la décennie, et que sa reconnaissance en tant que genre à part entière démarre au milieu des années 80.
À partir de là, le truc va partir dans tous les sens.
Le courant initial se poursuit. Entre 1990 et 2009, de Lint développe dans une tripotée de romans un univers d’urban fantasy autour de la ville fictive de Newford. Dans la même veine, on citera le travail d’anthologiste de Terri Windling entre 1986 et 2011 autour de l’univers de Borderland qu’elle a créé. Windling est pour beaucoup dans la promotion et la reconnaissance de l’UF aux États-Unis, alors qu’en France, elle est quasi transparente. Autre titre majeur, War for the Oaks (1987) d’Emma Bull (aucun lien de parenté avec le docteur), considérée comme une des fondatrices du genre aux USA, elle aussi invisible en France.
On notera la différence de perception de chaque côté de l’Atlantique. En France, quand tu dis urban fantasy, beaucoup pensent bit-lit et ignorent l’existence de ce courant, qui est pourtant le cœur du genre et son point de départ. La faute au manque de traductions, à l’époque comme maintenant (j’ai dû me taper en VO les trois quarts des ouvrages cités dans cet article, vu que c’est la seule version disponible). À l’époque, ça tenait au fait que la littérature de genre, hormis quelques éditeurs français de niche, était méprisée comme pas permis. Les auteurs du genre affirmaient leur volonté de renouer avec une littérature populaire, donc en contradiction avec la vision élitiste des Lettres à la française. En plus, parmi ces auteurs, on trouve une majorité de femmes (Lindholm, McAvoy, Windling, Bull…), autant dire pas les bienvenues dans un pays latin donc machiste. Enfin, comme l’a si bien dit André-François Ruaud, “la fantasy un peu intello est un marché de niche”, donc à faible rentabilité pour les éditeurs.
Ce courant, en gros, est marqué par le merveilleux et la féérie, ainsi qu’un fort ancrage mythologique. Attention, féérie ne signifie pas ambiance cul-cul la praline et Bisounours qui se papouillent, on y trouve de la critique sociale et des questionnements contemporains à la tonne (place de l’individu dans le monde, rapport à l’autre, homosexualité, quête d’identité, fossé des générations, lutte des classes, violence, criminalité, conflits raciaux, pauvreté, marginalité…).
En auteurs et titres à la fois clés, de qualité, récents ET disponibles en VF dans cette mouvance, dirigez-vous vers Neil Gaiman (Neverwhere), China Miéville (Le Roi des Rats, Kraken, Lombres) et l’anthologie Traverses réunie par Léa Shilohl.
Dans les années 90 se développent deux autres courants, le “melting-potes surnaturels” et “des crocs et des poils” (inutile de chercher ces sous-genres parmi les appellations officielles, je viens d’inventer les dénominations). Conséquence de la modernisation du vampire par Anne Rice. Le fantastique est le premier touché, le splatterpunk naît dans les années 80 et la porosité des genres fait que certaines œuvres se retrouvent à la limite du fantastique, de l’horreur et de l’urban fantasy. C’est moderne, urbain, surnaturel, avec un pied dans chaque genre (je sais, ça fait plus de deux pieds, mais comme dirait l’autre “c’est magique”).
L’exemple le plus parlant se situe du côté du jeu de rôle avec l’univers du “Monde des Ténèbres” de White Wolf Publishing. En 1991 sort Vampire : La Mascarade, très inspiré d’Anne Rice, qui propose d’incarner des vampires. Le titre fera date dans l’univers du jeu de rôle, sera avec L’Appel de Cthulhu un des rares JdR à attirer masse de joueuses (ce qui n’a rien d’anodin vu la prééminence des femmes en UF) et engendrera un paquet de rejetons : Loup-garou (1992), Mage (1993), Wraith (1994), Changelin (1995), Hunter (1999), Momie (2001), Démons (2002). L’ensemble forme un melting-pot de toutes les créatures surnaturelles de base.
Des vampires, des lycans, des fantômes, des fées, c’est à la virgule près l’univers de la série Mercy Thompson de Patricia Briggs. Les romans sont si proches du jeu de rôle qu’on dirait des novellisations de parties. C’est sympa à lire, ça assure le taf niveau divertissement, m’enfin on ne risque pas un claquage des neurones et elle ne s’est pas foulée niveau inspiration en reclaquant tel quel l’univers de White Wolf. J’ai préféré de loin Felicity Atcock qui, sur un mélange proche dans l’esprit, propose une approche plus personnelle et inventive.
Le Monde des Ténèbres met aussi en scène à travers Vampire et Loup-garou – les deux jeux les plus populaires de la série – le premier affrontement notable entre les crocs et les poils. L’idée sera reprise dans le film Underworld en 2003. Reprise à un tel point que White Wolf déposera plainte pour plagiat, c’est dire si la parenté confine à l’inceste. Le thème sera usé jusqu’à la corde en très peu de temps pendant les années 2000 et basculera très vite vers la romance paranormale sauce Twilight.
Le pire ennemi du vampire, ce n’est pas le loup-garou. Pas plus que l’ail, le feu, le pieu dans le cœur, l’exposition au soleil ou la décapitation. C’est la femme.
Cette urban fantasy qui se développe dans les années 90 voient beaucoup de femmes côté écriture et tout autant sur la papier côté héroïnes. C’est dans l’air du temps, la tendance déborde le genre et touche tous les domaines, tous les supports, tous les formats. On pense bien sûr à Lara Croft, l’icône dans le décennie dans le jeu vidéo. Enfin “on”, je ne sais pas, mais moi je pense beaucoup à elle (et les draps s’en souviennent, comme dit la chanson). L’heure n’est plus aux demoiselles en détresse, place aux castagneuses de monstres !
Je vous entends d’ici penser bit-lit. On va ouvrir un aparté pour régler la question. La bit-lit, ça n’existe pas. Ou alors juste en France, cette étiquette étant inconnue aux USA (qui sont au passage un peu plus calés que nous dans le domaine de l’urban fantasy, dont ils assurent 99% de la production). Je parle bien d’étiquette et pas de genre, parce que la bit-lit n’est jamais qu’une dénomination commerciale inventée par l’éditeur Bragelonne comme fourre-tout pour rassembler de l’urban fantasy, de la fantasy contemporaine, de la romance paranormale, plus ou moins tout et n’importe quoi du moment que ça se passe au XXIe siècle et que ça contienne du surnaturel. Demande à une auteure américaine affublée de cette étiquette de te définir la bit-lit, elle te regardera avec des yeux comme des soucoupes et te répondra qu’elle écrit de l’urban fantasy (pensée émue pour Laurell K. Hamilton…). Bref, tout le volet fantasy urbaine de la bit-lit, j’en parlerai ici sous le nom d’urban fantasy, vu que c’en est. Le reste, non, puisqu’il est hors sujet. Fin de l’aparté.
Or donc en cette décennie 1990, les héroïnes prennent les armes et partent à la chasse aux monstres. Du moins en lecture premier degré, ce qui aboutira aux pires clichés du genre dans les années 2000-2010, soit une meuf en débardeur et blouson de cuir, tatouée parce que ça fait rebelle (note pour les auteurs : les tatouages, ça faisait rebelle dans les années 80, on n’en est plus là), qui dit des gros mots et dégomme tout ce qu’elle croise au fusil à pompe, bref un mec avec des seins. Cette femme dit “forte” (sympa pour les autres qui, de facto, se retrouvent définies comme faibles) conserve cette faculté romanesque et pas très féministe de se coller dans des situations de demoiselle en détresse, dont elle sera tirée par un beau et mystérieux vampire/garou/démon qui ravira son cœur en un battement de paupières. Popopo… Voilà où on en est maintenant du courant mainstream de la fantasy-urbaine-commerciale-bit-lit-pouet-pouet : de pitoyables étrons caricaturaux, creux et interchangeables, issus d’une production formatée et calibrée. Au fil du temps, la définition du genre en France est devenue la suivante : l’urban fantasy, c’est une femme sans pieds, nimbée de lumière dans la nuit, et c’est bleu.
Or donc, en cette décennie 90 (bis), on n’en est pas encore là. Émergent des œuvres qui ont le bon goût de proposer plusieurs grilles de lecture : l’une de divertissement, l’autre de réflexion. J’en citerai trois : sur papier Anita Blake (premier tiers de la série avant que ça ne commence à tourner en rond), sur écran Buffy et Charmed. Ces références sont assez connues pour m’épargner de développer l’aspect évident de chasse aux monstres dans un contexte contemporain et urbain, bref c’est de l’urban fantasy. Au-delà du premier degré pêchu et tonitruant, les personnages mis en scène ont les deux pieds dans le quotidien.
Dans Anita Blake, Hamilton développe un changement de regard sur les “monstres” qui deviennent juste “autres” et un questionnement sur les relations au quotidien.
Buffy doit composer entre son activité de chasseuse de vampires et, cœur thématique de la série, sa vie d’ado et le passage à l’âge adulte, avec des préoccupations allant de “avec quelle arme je vais fumer ce buveur de sang ?” à “quelle robe je mets pour le bal de promo ?”. Dans un esprit à la fois très proche et très différent, on en dira autant de Pamphlet contre un vampire dans la tranche d’âge littérature ado, qui voit Satine essayer de concilier vie au lycée et relation avec un vampire sur fond de harcèlement scolaire. Quelque part, c’est Buffy moins le dégommage de mobs et les effets spéciaux qui vont avec.
Quant aux sœurs Halliwell de Charmed, entre deux pulvérisations de démons, elles essaient de mener une vie normale sur le plan personnel, familial, affectif, professionnel.
Ce qui a rendu populaires ces séries et d’autres, c’est leur ancrage dans le quotidien, la “vraie vie”, avec des problématiques qui parlent aux lecteurs/spectateurs. Beaucoup de successeurs de ces séries perdront de vue ce pont avec l’IRL en l’évacuant ou en le limitant à des arrachages de cheveux sur la relation amoureuse je t’aime moi non plus de l’héroïne, soit de la romance paranormale plutôt que de l’UF.
Une des rares sagas récentes à avoir conservé cet esprit de jonglage avec la vie quotidienne, c’est Felicity Atcock, dont l’héroïne tente de ménager au quotidien anges, démons, emploi chez un chocolatier, douches, casse-croûtes, Satan, grossesse… Ce qui fera dire à Jean-Claude Dunyach : “J’aime décidément cet univers sexy et déjanté, rempli de créatures étonnantes, de chocolat et de moments chez le coiffeur. C’est vivant, ça bouge bien, et c’est beaucoup plus fin et profond qu’on pourrait le croire au premier abord.” Sophie Jomain – que je remercie pour nos entretiens qui ont beaucoup nourri ma réflexion et mes références sur le sujet – n’a pas juste mis dans sa série une jolie nana, des bestioles ailées/griffues/dentues et de l’humour mais aussi une réflexion sur le libre-arbitre et sur le poids de ce qu’elle appelle “le légalisme religieux”.
C’est ça, l’urban fantasy : un récit avec pied dans chaque univers, le “normal” et le “foufou”, où l’auteur raconte quelque chose du monde et de l’humain. Pas juste une jolie histoire avec une héroïne sexy, de la bagarre pan-pan les monstres et de la lumière bleue sur la couverture.
Chez les messieurs, on suit plutôt dans les années 2000 les traces de Kolchak et dans une certaine mesure (voire une mesure certaine) celles d’Anita Blake ou, si on remonte aux origines, de Roberta A. McAvoy, avec la figure de l’enquêteur du paranormal. Du polar surnaturel, un privé, c’est la recette de The City and the City (China Miéville, 2009), Les Dossiers Dresden (Jim Butcher, depuis 2000) ou encore Nightside (Simon R. Green, 2003-2012). La France plonge le nez dans l’enquête avec un train de retard – un pléonasme dans l’Hexagone – via Karim Berrouka (Fées, weed et guillotines en 2014) ou encore Romain D’Huissier (série Les chroniques de l’étrange initiée en 2015).
Puisqu’on parle de retard endémique, la fantasy urbaine francophone aura frappé un grand coup, puisqu’il faudra attendre la charnière des années 1990-2000 pour voir émerger de l’UF “à la Neverwhere” ou “à la Moonheart” sous la plume de Fabrice Colin (Arcadia, Or not to be, À vos souhaits) et une dizaine d’années de plus pour du “à l’ail” “à la Anita Blake” avec la Suissesse Marika Gallman (Rage de dents, premier tome de la série Maeve Reagan en 2011).
Avec des messieurs dedans, on citera la série Morgan Kingsley de Jenna Black (5 tomes entre 2007 et 2010) qui met en scène une exorciste possédée par un démon. Au cœur du bouquin, une relation homosexuelle qui pèsera lourd en France, où elle démocratise le MM. L’impact sera surtout notable au niveau de la romance paranormale, de la romance tout court et de la littérature érotique avec du BDSM dedans, donc hors des limites de cet article, mais je le mentionne parce que le thème est représentatif d’un genre bien de son temps, reflet de la société de son époque. Mettre en scène des gays et du cul n’a rien d’anodin dans un pays puritain comme les États-Unis (idem dans un pays coincé du fion comme la France). L’homosexualité affleurait très tôt dans l’histoire du genre, en arrière-plan pour commencer, jusqu’à occuper le devant de la scène avec le couple Willow Rosenberg/ Tara Maclay dans Buffy, un des premiers couples lesbiens dans l’histoire de la télévision américaine.
De façon générale, l’UF est très décomplexée aussi bien dans ses choix thématiques que dans sa tonalité, avec un humour souvent très présent. Ville et humour allaient déjà de pair en médiéval-fantastique (Cook, Pratchett, Leiber), c’est le cas aussi en fantasy urbaine (Jomain, Berrouka). D’où un relatif mépris pour le genre, qui se veut populaire. On parle d’une littérature qui ne se prend pas au sérieux, loin de la gravité tolkienienne, et ne t’assomme pas de prétention… tout en étant très sérieuse et très ouverte dans ce qu’elle raconte.
Où on en est aujourd’hui ?
Aux USA, la tendance a l’air de s’être un peu calmée sur ce qui correspond chez nous à la bit-lit, au moins chez les éditeurs classiques, parce que les clones hybrides d’Anita Blake et Mercy Thompson croisés avec Harry Potter continuent de fleurir à tout berzingue dans le monde de l’auto-édition, qui en est toujours aux lueurs bleutées sur les couvertures (un jour, faudra que j’écrive un article sur “l’influence en littérature de la mana bleue des jeux vidéo”). Même accalmie en France où la bit-lit n’aura été qu’un feu de paille. Beaucoup de publications ont été stoppées en cours de route, la faute à un combo de surproduction, de matraquage, d’overdose, de séries à la fois trop nombreuses, trop semblables et trop fricophages pour les lectrices et leur porte-monnaie. Lassitude du lectorat un peu, politique éditoriale de baltringue beaucoup.
La fantasy urbaine “classique” poursuit sa route, toujours sur le mode de la littérature de niche en France (Anthelme Hauchecorne, Âmes de Verre ; Shan Millan, Damien Loch).
Dossier urban fantasy / fantasy urbaine :
– Épisode 1 : définition et classification
– Épisode 2 : une longue genèse
– Épisode 3 : naissance et évolution
– Épisode 4 : d’autres villes, ailleurs en fantasy
tu m’as tuée avec ta lumière bleue 😀