Promenons-nous dans les villes
pendant que le loup-garou n’y est pas…
En urban fantasy, comme dans bien des récits, on se bat, on meurt ou pire. Il y a des lycans et des vampires. Mais s’agit-il de romans difficiles ou contraire très futiles ? Un peu d’astuce, de la magie, c’est l’urban fantasy. Et on rêve et on imagine, tous les soirs en bouquinant, qu’une petite fée très câline erre dans la ville en tremblant. Pour chasser les zombies, elle les anéantit. Maligne et bourrine, urban fantasy.
(Sur l’air du générique de Candy.)
Définition et classification
À première vue, pas de difficulté : on se dit que l’urban fantasy est une branche de la fantasy dont les récits se déroulent en milieu urbain. Du surnaturel en ville, affaire classée.
Si seulement…
Ce fut une des définitions du genre, a long time ago comme dirait l’autre, qui permettait par exemple de caser dedans Fritz Leiber et les nouvelles du Cycle des Épées se déroulant dans la cité de Lankhmar. Dans l’esprit, on ne peut pas faire beaucoup plus fantasy (de la sword and sorcery, c’est la base du concept) ni beaucoup plus urbain.
Mais ça, c’était avant. Trop évident, sans doute. Or, dans le monde merveilleux de la classification et de l’analyse des œuvres, rien n’est simple. Ou du moins rien ne doit l’être pour que les spécialistes puissent conserver leur domaine d’étude comme une chasse gardée. Il a fallu que certains se sentent obligés de tripatouiller la définition pour arriver à un machin complexe, flou et informe, vu que personne n’est d’accord sur rien, avec par-dessus le marché moult querelles de clocher où chacun soutient mordicus sa vision des choses sur l’air d’une Vérité pour les gouverner toutes et dans les ténèbres les lier. Ajoute à cela la diversité des œuvres et leurs nuances infinies, qui empêche toute classification rigide et implique une marge de flou aux frontières de chaque genre, ainsi que le facteur chronologique, l’étalement sur le temps long de la production desdites œuvres amenant chaque genre à évoluer, donc sa définition aussi.
En clair, un joyeux foutoir.
On va donc tout reprendre depuis le début. En route pour l’aventure !
C’est quoi la fantasy ?
Pour synthétiser les 144000 définitions en vogue, la fantasy est un genre qui met en scène un univers dans lequel le surnaturel, le merveilleux, les créatures fabuleuses, la magie, sont des éléments constitutifs du monde, connus de ceux qui y vivent et acceptés comme une réalité naturelle que personne ne remet en cause. Si rencontrer des licornes fait partie de ton quotidien, tu vis dans un hôpital psychiatrique univers de fantasy.
Fantasy urbaine égale surnaturel à foison, jusqu’ici tout va bien. Créatures mythiques et pouvoirs magiques existent pour de vrai, ils ont toujours été là, ils font partie intégrante de la nature du monde. La série Rachel Morgan de Kim Harrison fournit l’exemple le plus évident avec son univers alternatif inspiré de notre monde, la magie et les affreuses bestioles en plus, le tout coexistant en plus ou moins bonne harmonie. On citera aussi La Communauté du Sud de Charlaine Harris, dans laquelle les vampires ont fait leur coming out et vivent aux côtés des humains. Dans la ville de Bon Temps, tomber sur un vampire au coin de la rue, c’est normal. Dans ces cas précis, on colle à la fantasy encore mieux que les bonbons au papier par temps de canicule.
Sauf que la grande majorité des œuvres d’urban fantasy marquent une rupture avec la définition canonique de la fantasy. Pour le versant papier, Stefan Ekman parle de “literature of the Unseen”, la littérature de l’Invisible (Journal of the Fantastic in the Arts, 2016). Le plus souvent, le surnaturel n’est pas une donnée connue ni un élément considéré comme normal par tout un chacun. Le prodigieux, le fabuleux, le magique, le merveilleux restent dissimulés et ne sont accessibles qu’à une poignée de happy fews. Pour reprendre le titre d’un film qui a beaucoup pesé sur l’urban fantasy et ma libido, le surnaturel forme un underworld caché aux yeux du world tout court.
La dimension underground constitue l’essence du pan majoritaire de l’urban fantasy et ce depuis les origines du genre. Parmi les incontournables : Moonheart: A Romance de Charles de Lint, roman paru en 1984 et considéré comme un des ouvrages fondateurs de l’UF ; Neverwhere de Neil Gaiman, roman adapté de sa propre série TV en 1996 et un des meilleurs titres du genre. Je ressors dans la foulée La Communauté du Sud, qui présente aussi un monde surnaturel caché (les loups-garous au début de la série) en plus de celui qui a été révélé (les vampires). Je t’aime bien, Charlaine, mais sur ce coup, tu ne m’aides pas…
À noter en passant que ce monde superposé, invisible au commun des mortels n’est pas l’apanage de l’urban fantasy. On citera par exemple la low fantasy et son représentant le plus célèbre, le cycle Harry Potter.
Dans ce courant majoritaire, l’univers rationnel dissimule en sein une part d’irrationnel, les deux coexistent chacun dans son coin. De temps en temps, paf, ils se télescopent ! Là, tu vas me dire qu’on se rapproche du fantastique. C’est pas faux. Enfin, ça dépend des aires culturelles. Le fantastique tel qu’on l’entend en France n’existe pas aux États-Unis, où la plupart des titres concernés atterrissent dans la rubrique horror, le reliquat en fantasy. Mais passons outre et donnons dans le cocardier.
C’est quoi le fantastique ?
L’irruption du surnaturel dans un univers défini comme rationnel, avec, selon les conceptions (Tzvetan Todorov dans Introduction à la littérature fantastique versus Stanislaw Lem qui le flingue dans Todorov’s Fantastic Theory of Literature), une part plus ou moins importante accordée au doute quant à l’interprétation de cet élément surnaturel (réalité ? hallucination ? folie ? interprétation hors sol ?).
Si tu croises une licorne et que cette rencontre viole la bonne marche d’un monde où les chevaux cornus ne sont pas censés exister, tu es dans le fantastique (en tout cas en imaginaire, sinon tu es en plein delirium tremens et va falloir lever le pied sur la bouteille plutôt que le coude).
Genre charnière entre fantastique et fantasy, oui, nourri des deux genres, oui, mais à mon sens l’urban fantasy ne relève pas du fantastique, parce que le surnaturel qu’elle met en scène fait partie de l’essence même du monde. Il s’agit d’une réalité, c’est juste que la plupart des gens ignorent son existence. Entre aussi en jeu la question du volume : dans le fantastique, UN élément vient jouer les trouble-fêtes, alors qu’en urban fantasy la dose de surnaturel est copieuse.
Exemple concret : si tu prends Felicity Atcock (en tout bien tout honneur), dans la série éponyme de Sophie Jomain, voilà une femme comme on en croise tous les jours, qui vit dans un monde très semblable au nôtre en apparence, où on n’est pas censé rencontrer des licornes ni des gus en robe et chapeau pointu qui lancent des boules de feu. Quand sa route croise celle d’un “ange mordeur”, on pense fantastique… avant de découvrir qu’il existe aussi des démons, vampires, fées, loups-garous, zombies, sorcières, soit un plein monde surnaturel superposé au cadre rationnel. L’instant “fantastique” lié à l’irruption et au doute est de courte durée. L’acceptation pleine et entière par Felicity du changement de paradigme la fait basculer en mode “le surnaturel, c’est normal”, soit une optique de fantasy. CQFD.
Notez qu’on se situe là dans le pinaillage universitaire type. Parce qu’au fond, le classement du genre, on s’en fout. D’autant qu’avec la multiplication à outrance des sous-genres depuis une vingtaine d’années, chaque bouquin peut se prévaloir d’une demi-douzaine d’étiquettes et se ranger partout donc nulle part. L’important, c’est le texte, rien que le texte, pas la petite case étriquée où on le force à rentrer.
C’est quoi urbain ?
La question peut sembler bête vu l’évidence apparente de la réponse, elle est au contraire centrale.
Je citais plus haut Leiber, on pourrait en dire autant de Wastburg (Cédric Ferrand) ou de l’archi-connue Ankh-Morpork, ville au cœur d’une bonne moitié des Annales du Disque-Monde (Terry Pratchett). Univers de fantasy, cadre urbain, on a l’air pile dedans. Ben non. Joie de la terminologie qui ne dit pas tout…
On ne reviendra pas sur le sens strict, qui est avéré : urbain, c’est la ville. Pas de ville, pas de chocolat pas d’urban fantasy (i.e. dans la série Mercy Thompson, qui se classe en urban fantasy sans contestation possible, le tome 6, La Marque du Fleuve, se déroule en forêt sans un pet de ville et relève de la fantasy contemporaine).
La ville, donc, mais pas toutes les villes. Urban, en plus de sa dimension spatiale, contient aussi une notion de temporalité. Comme dans l’appellation légendes urbaines pour parler de légendes contemporaines… dont certaines n’ont rien d’urbain. L’auto-stoppeuse fantôme, version moderne de la dame blanche médiévale, tu la croises sur la carte des desserts les routes de campagne. Niveau urbain, la campagne, bof… Perso, j’aurais dit rural. Bref. Toujours est-il que l’urban fantasy, même combat niveau timing : le genre implique la contemporanéité.
Contemporain, c’est flou. Selon les définitions que j’ai trouvées, la limite se situe début XIXe, milieu XIXe, fin XIXe, début XXe, milieu XXe, fin XXe, certains ajoutent des univers futuristes sans trop préciser jusqu’où on peut aller dans le futur. Pour le consensus et la précision, on repassera…
Le XIXe siècle, est un cas particulier, déjà couvert par ses genres de l’imaginaire à lui, le steampunk et la gaslamp fantasy. En même temps, quand tu ouvres Les Voies d’Anubis de Tim Powers, tu tombes sur de la magie, des dieux égyptiens, des sorciers à la tête d’une cour des miracles planquée sous Londres, et donc la ville de Londres. Si c’est pas de l’urban fantasy, ça y ressemble quand même pas mal, d’autant que le roman sort en 1983, soit dans l’air du temps des œuvres qui fondent le genre tel qu’on l’entend aujourd’hui.
À défaut d’accord sur la date butoir en amont, on remarquera quand même que toutes les propositions avancées se situent dans l’ère moderne, marquée par l’industrialisation, le progrès technologique vitesse grand V et l’urbanisation galopante. Les limites les plus pertinentes se situent à mon sens fin XIXe pour l’option haute (après les bouleversements de la société liés à la première Révolution industrielle), milieu XXe pour l’option basse (urbanisation massive après la Seconde Guerre mondiale, avec une proportion urbains/ruraux qui passe de 50/50 à 75/25, soit un monde urbain par excellence).
Si on met de côté la théorie pour se pencher sur le concret des livres d’urban fantasy, contemporain en fait, c’est maintenant. Pas plus compliqué que ça. La majorité des œuvres ont pour cadre temporel le maintenant de la rédaction du manuscrit.
Urban est donc à interpréter dans un double sens spatio-temporel. L’inspiration principale vient de notre monde à nous, urbanisé aux trois quarts, et les villes telles que nous les connaissons. Ou plutôt les mégalopoles américaines (New York, Los Angeles, Seattle…) telles qu’elles sont fantasmées sur le petit et le grand écran, ainsi que Londres (pratique quand tu veux faire anglo-saxon mais pas américain, européen mais pas français). Au rang des destinations exotiques, on trouvera des villes comme Tri-Cities (Mercy Thompson de Patricia Briggs), Bon Temps (petit patelin fictif de La Communauté du Sud) ou Lille (Âmes de Verre d’Anthelme Hauchecorne).
L’urban fantasy, c’est ici et maintenant. Plus ou moins, parce que les dates antérieures sont autorisées, les mondes imaginaires aussi (Cycle de Bas-Lag de China Miéville, que j’ai beaucoup de mal à considérer comme de l’UF, mais bon, c’est sa classification officielle).
C’est quoi l’urban fantasy ?
Donc l’urban fantasy, ça se passe forcément en ville, plutôt une grande ville, située plutôt dans notre monde et plutôt à notre époque. On y trouve du surnaturel par pleine brouettes, plutôt caché dans l’ombre.
Je me demande pourquoi on n’a pas appelé le genre la “plutôt fantasy”…
Ah oui, pour bien faire, les frontières restent poreuses entre les genres. Beaucoup de titres d’urban fantasy flirtent à la limite du fantastique, de l’horreur, de la low fantasy, de la romance paranormale… À l’inverse, il ne suffit pas d’un monstre dans un cadre urbain actuel pour raccorder au genre (i.e. la série TV iZombie, que j’ai déjà vue classée en urban fantasy alors qu’elle ne s’y rattache en aucune façon, vu qu’elle contient zéro élément surnaturel).
Si on veut faire simple, on parlera de fantasy contemporaine dans un cadre urbain.
Si on en lit, la diversité des œuvres et des approches prouve que c’est tout sauf simple en réalité.
En France, la vision du genre se limite à une héroïne badass qui grenouille en ville à la nuit tombée et s’enamoure d’une créature surnaturelle. Soit l’étiquette bit-lit de Bragelonne/Milady qui n’est pas de la fantasy urbaine. Du moins, pas que. Cette désignation commerciale ne reflète qu’une facette de l’UF et propose surtout de la romance paranormale, qui est un genre distinct. On a donc chez nous une approche tronquée, amputée de son fondement à l’image de certaines héroïnes qui se sont fait péter la rondelle par un démon hypermembré.
Parce qu’on n’a plus ou moins que ça à se mettre sous la dent.
90% des ouvrages en VF ne montrent que ce type d’urban fantasy qui n’en est pas toujours, découvert à la fin des années 2000 dans l’Hexagone. Demande à une lectrice anglo-saxonne de te parler du genre et tu le découvriras plus vaste, plus riche, plus ancien. Sauf que la plupart des bouquins concernés n’ont pas réussi à franchir l’Atlantique. Les ouvrages fondateurs du genre dans les années 80 sont restés coincés là-bas, en Amérique du Nord, ainsi que beaucoup de titres qui racontent une autre fantasy urbaine que la version limitée vendue par les éditeurs français.
Ce sera l’objet du prochain article que de partir en voyage dans le temps et l’espace pour découvrir d’autres facettes de la fantasy urbaine en revenant sur la genèse du genre. Préparez vos valises et n’oubliez pas votre brosse à dents !
Dossier urban fantasy / fantasy urbaine :
– Épisode 1 : définition et classification
– Épisode 2 : une longue genèse
– Épisode 3 : naissance et évolution
– Épisode 4 : d’autres villes, ailleurs en fantasy