Après L’autre monde et Les quatre royaumes, Tiphaine Croville nous embarque dans une ultime virée en Phitanie avec Destinée. Inutile de fuir ou de lutter. C’est écrit dans notre destinée. Tu ne pourras pas y échapper. C’est gravé. Dixit Guy Marchand dans Les sous-doués en vacances. Figure d’autorité incontestable, n’est-il pas ?
Phitanie
T.3 Destinée
Tiphaine Croville
Rebelle
Laissons l’artiste pousser la chansonnette et entrons dans le vif d’or du sujet.
L’autre monde, tome de découverte, pas d’attentes particulières, une bonne surprise. Les quatre royaumes, pas trop d’attentes non plus, plutôt de la curiosité de voir comment l’auteur allait développer son univers et son histoire. Arrive Destinée et là attentes ! Forcément, quand tu as apprécié les deux premiers volumes, tu espères retrouver le même plaisir, avec en plus l’angoisse de la fin. Des auteurs pas capables de clôturer une série, on en connaît, suivez mon regard. Dénouement tout mou, fin ouverte aux quatre vents qui ne résout rien, dernier mot qui n’en est pas un et annonce une suite qui transformera la saga en interminable telenovella de papier… Les écueils, comme les Romains, sont légion.
Tu te demandes ce qu’il en est ici, c’est bien légitime. Plutôt que faire durer le suspens et te laisser marner en tournant autour du pot pendant 107 ans, j’irai droit au but sans plus tarder.
À la fin, on découvre que le colonel Moutarde a tué la licorne avec la griffe de dragon dans le labo d’alchimie. Plus ou moins. Plutôt moins que plus, quand même.
Pour l’ensemble du bouquin, je te renvoie aux chroniques des deux volumes précédents, linkées en tête d’article. Ça m’évitera de répéter ce que j’ai dit sur le style, les personnages, l’univers, la narration… Le petit dernier n’a rien à envier à ses aînés et offre la même qualité d’écriture.
L’auteur se concentre moins sur le développement de l’univers, mais c’est normal, puisqu’il s’agit d’un volume de résolution. Aussi bien dans les nouveautés que la continuité, Destinée reste cohérent avec ce qui a déjà été présenté. Le focus se porte ici sur l’intensité dramatique. Normal, toujours, pour un dernier tome qui doit porter le récit à son climax. Mission accomplie, le bouquin tient ses promesses et respecte le contrat passé avec le lecteur.
Seul défaut de Destinée, le premier segment qui traîne un peu en longueur. L’histoire reprend pile à la seconde où elle s’arrêtait à la fin du tome 2, semble partir sur les chapeaux de roue… et s’offre très vite une pause. Je comprends les objectifs de l’épisode au village de Goreg – introduire de nouveaux personnages et renforcer la rupture quand l’élément déclencheur pointe le bout du nez – mais il aurait fallu à mon avis resserrer sur moitié moins de pages.
Enfin, qu’on se rassure, si ce démarrage en douceur pouvait faire craindre un enlisement de l’intrigue, ce n’est absolument pas le cas de la suite qui corrige le tir et retrouve la pêche à laquelle on est habitué. Et des pêches, tout le monde va en prendre plein la poire, parce que C’EST LA GUERRE ! Montjoie ! Banzaï ! Géronimo !…
Holà, on se calme. C’est la guerre, donc, avec son lot de préparatifs, tractations diplomatiques, sièges et batailles épiques. Et bien sûr l’affrontement final en guise de feu d’artifice. De fait, Destinée est le volume le plus violent de la série. Héloïne a droit à la totale : torgnoles, tortures, blessures, rien ne lui sera épargné. Un certain nombre de personnages plus ou moins importants meurent, sans parler d’une foule d’anonymes qui passent aussi l’arme à gauche.
J’accroche toujours autant à cette manie qu’a Croville de malmener ses personnages (tu ne cacherais pas une cravache dans ta table de nuit, dis-moi ?), jusqu’à les tuer à l’occasion. Ça change des situations de danger qu’on voit trop souvent, avec zéro de tension dramatique, puisqu’on sait que les personnages vont s’en sortir. Là, des fois, ils crèvent.
Après, quand je parle de “violence”, on se situe dans les limites du jeunesse. Parents qui me lisez, ne fuyez pas en courant (j’ai un arc et aucun scrupule à tirer dans le dos, ma flèche court plus vite que vous). La violence est au service de l’écriture (tension dramatique) et justifiée autant par le contexte (la guerre) que par l’univers médiéval-fantastique (les sociétés médiévales sont bourrines selon nos critères de maintenant). L’auteur garde le sens de la mesure sans s’emballer dans les excès gratuits ou la complaisance. Phitanie n’est pas Serbian movie, vos gamins peuvent le lire sans risques et ce sera l’occasion pour vous de faire votre taf éducatif en abordant avec eux le sujet de la violence (ça sert aussi à ça, la lecture).
Quand tu refermes ce dernier volet, tu te dis “c’était bien”. Une vraie trilogie en trois volumes bien remplis, pas le prélude inachevé d’une mégalogie creuse comme une cornemuse. La fin est une vraie fin, qui clôt l’histoire et apporte les réponses attendues. Attente principale comblée, merci Tiphaine. Quant aux attentes secondaires, elles sont contentées, j’ai pris plaisir à le lire, à continuer le bout de chemin avec les personnages jusqu’à la destination finale (sans lien avec le film du même nom).
Vue globale de la trilogie
Histoire de changer de mes traditionnelles récriminations envers les éditeurs, je commencerai en soulignant la qualité éditoriale de Rebelle.
À l’heure où les torchons abondent, où beaucoup rognent sur les coûts dans le plus parfait mépris des auteurs et des lecteurs, où la correction passe pour un luxe (osef jékri kom sa lol), où les couvertures sont photoshopées en deux-deux par des manchots bigleux, t’en croises quand même encore qui te font du travail de pro, le taf qu’ils sont censés faire.
Dans le cas présent, les couvertures sont belles et homogènes, chaque tome a son marque-page personnalisé. Les ouvrages ne s’effeuillent pas à la première lecture (on n’en dira pas autant de mon exemplaire de Du feu de l’enfer qui tombe en morceaux – pas de date d’achevé d’imprimer, une qualité made in China, à croire qu’il sort d’une imprimerie cachée dans les caves des Presses de la Cité…). Quant aux coquilles, il en passe toujours entre les mailles du filet, mais pas de quoi pleurer du sang. Si j’en ai relevé une demi-douzaine sur l’ensemble de la trilogie, c’est le bout du monde.
Du boulot propre. Ce que l’éditrice a investi dans un correcteur et une illustratrice qui connaissent leur métier, elle le regagne derrière en crédibilité. Perso, j’achète plus facilement chez un éditeur qui assure que chez ceux qui m’ont valu des hémorragies oculaires.
Phitanie est une trilogie réussie. Un millier de pages au total, ce qui est… beaucoup. Mais on ne les voit pas passer, il y a très peu de longueurs et aucun passage qui soit totalement ennuyeux.
Le volume total est imposant mais pas trop long parce que pas surchargé de remplissage inutile. L’auteur a réussi à trouver un bon équilibre entre narration, description, dialogues, action, personnages, univers, etc. On peut toujours soulever des points discutables, mais ils ne toucheront qu’à du pinaillage, la structure d’ensemble est bien construite.
Une bonne longueur qui permet de détailler l’univers sans se perdre pour autant en détails civilisationnels inutiles, de développer les personnages et leurs relations sans partir dans des dialogues ou introspections barbantes faute d’en voir le bout.
Si on me demandait mon tome préféré, je répondrais que ça dépend. “J’aimais pas, moi, les questions. (…) Avouer, ça attire les malheurs.” Mon côté Céline (ou casse-noisettes, ça dépend aussi).
L’autre monde, Les quatre royaumes et Destinée ont chacun leurs points forts. Sur le plan de l’écriture, le classement donnerait 1 – 3 – 2 ; pour l’univers, 2 – 1 – 3 ; pour la tension 3 – 2 – 1 (partez !). Donc le 1, le 2 ou le 3, ça dépend (j’avais prévenu…).
Côté points faibles, je n’ai buté sur aucun défaut rédhibitoire. Exit les d’erreurs de débutant (brouettes d’adverbes et de verbes introducteurs), les grosses ficelles, les facilités d’écriture, la plume de Croville est agréable, fluide, propre. J’aurais juste mis un peu moins de passages secrets dans les murs (d’autant que tout le monde semble connaître leur existence) et un peu plus de Clausewitz dans la chose militaire (je pense au rapport de force assiégeants/assiégés du tome 3 ou aux effectifs des armées). Mais ça tient du détail de chez détail, rien qui torpille l’édifice entier.
Quand on sait en plus que Phitanie est a) un premier roman b) écrit au lycée, ben ça va quoi. Comparé à ce que j’ai pu lire d’auteurs dits “chevronnés”, pas de quoi rougir. Même si, on s’en doute, le texte original ne devait pas être parfait et a été retravaillé en vue de l’édition, j’ai vu assez de manuscrits défiler entre mes mimines pour savoir qu’on ne fait pas un pur-sang d’un canasson boiteux. Quand le résultat est bon, c’est qu’il y avait quelque chose de solide au départ.
Le point que j’ai trouvé le plus intéressant, c’est le rapport à la violence, plus réaliste que dans pas mal d’œuvres de fantasy. D’habitude, tu as d’un côté le méchant nécromant qui veut conquérir/asservir/détruire le monde, de l’autre les gentils au service d’un roi juste et bon, genre de monarque idéal qui pète des lys et rote des paillettes.
Dans Phitanie, même les gentils usent des pires violences. Parfois ce recours est justifié (on ne combat pas le Mal juste en faisant les gros yeux), d’autres fois beaucoup moins (torture, peine de mort). Entre deux, une zone floue qui pose l’éternelle question du “jusqu’où peut-on aller pour préserver la paix ?” et du remède pire que le mal.
Ce choix est beaucoup plus crédible que Palpatine vs les Bisounours. Plus en phase aussi, comme je le disais plus haut, avec un univers médiéval-fantastique. Tu prends Conan, même combat : des personnages qui louchent plus vers le gris que tout noir tout blanc, et des histoires violentes, pas juste pour faire bourrin, mais parce qu’elles prennent place dans un monde violent. Comme notre Moyen Âge à nous.
Intéressant aussi le rapport d’Héloïne à cette violence, un point qu’on voit rarement évoqué ailleurs. D’ordinaire le héros ou l’héroïne tue en mode Bush, sans se poser de questions, sans cas de conscience, sans remords.
Embarquée dans le conflit local, Héloïne doit se battre. Pas au chaud à la maison en tapant des statuts révoltés sur FB, non, combattre au sens le plus guerrier du terme : sur un champ de bataille. Jusque là, classique. La guerre tue… enfin, la guerre non, ceux qui la font oui. Et là, pour une fois, le personnage doit gérer. Parce que même si la lutte est légitime, les circonstances appropriées (une bataille, c’est un peu le but), les ennemis des méchants, tuer ça vous change un bonhomme (ou une bonnefemme pour le coup). Agréable de lire autre chose que de l’héroïne flamboyante qui monte au front la fleur au fusil et en repart avec le sourire Colgate et les mains propres.
La thématique et son traitement offrent à la trilogie une dose de maturité comme valeur ajoutée et lui permettent de n’être pas qu’une énième histoire de fantasy gentillette qui se limiterait à des chevaux qui volent, des boules de feu et des gens bons aux prises avec des vilains pas beaux.
Sans doute la raison principale pour laquelle j’ai accroché aux aventures d’Héloïne (vu que le jeunesse, j’ai passé l’âge normalement).
Est-ce que Phitanie appelle une suite ? Surtout pas ! Qu’est-ce qu’elle apporterait ? Rien. La trilogie raconte une histoire avec un début, un milieu et une fin. Comme dirait Maxwell, pas la peine d’en rajouter. Les personnages ont vécu ce qu’ils avaient à vivre, il faut tourner la page, aussi bien l’auteur que les lecteurs. Ou, seule option viable à la limite, réutiliser l’univers mais avec une nouvelle histoire, des personnages différents, peut-être à une autre époque ou ailleurs dans la Terre creuse… ce qui revient à écrire tout à fait autre chose et plus une suite.
Mieux vaut laisser Héloïne et ses amis se reposer, ils l’ont bien mérité après autant de péripéties.
(La trilogie a été récompensée par un K d’Or.)
Pour compléter la trilogie de chroniques :
– tome 1, L’autre monde ;
– tome 2, Les Quatre Royaumes ;
– en bonus, une interview fruitée et un entretien sur l’imaginaire.
De beaux ouvrages a priori ! 🙂
(mince je suis grillée, j’use souvent du addictif… :X)
Du beau et du bon. 😉