Les Terres Bannies, Malice – John Gwynne

La fantasy en noir et blanc, un bail que j’en ai fait le tour après m’être tapé Tolkien et des brouettes de Donjons & Dragons, plus tout un tas de classiques plus nuancés dans le gris (Howard, Leiber, Moorcock…), et par-dessus pas mal de Tolkien-like, Conan-like, D&D-like et autres clones aussi peu inspirés que pas super valables. On me trouve aujourd’hui plus porté vers une fantasy critique à la Pratchett ou à la Bouhélier. La fantasy classique a de plus en plus tendance à m’ennuyer. La fantasy manichéenne m’emmerde à un point prodigieux.
Mais le monde est plein de surprises et les divinités de l’imaginaire pleines de malice… Prenez les Terres Bannies de John Gwynne, par exemple, voilà une série qui reprend tous les codes et éléments de la fantasy classique pour les mettre en scène dans un Grand Affrontement du Bien contre le Mal™, soit tout ce qui me barbe aujourd’hui, et pourtant le plaisir de lire a été au rendez-vous. Comme quoi, tout arrive. C’est le principe de l’imaginaire, vous me direz : rendre possible l’impossible et surprendre. En tout cas quand c’est bien fichu.
Et là, c’est bien fichu.

Les Terres Bannies, T.1 Malice
John Gwynne

Éditions Leha

Les Terres Bannies tome 1 Malice John Gwynne éditions leha

Pour te représenter l’univers des Terres Bannies, tu prends une pincée de cosmogonie vétéro-testamentaire avec un Créateur (Elyon), opposé à un ange rebelle (Asroth) qui veut tout péter. Tu ajoutes un mélange eschatologique qui emprunte à l’Apocalypse de saint Jean et au Ragnarök nordique. De la mixture sort un corpus de légendes des temps passés et, concernant le futur, l’habituel lot de prophéties absconses que personne n’est foutu d’interpréter. V’là pour l’ambiance de fin du monde et de lutte entre le Bien et le Mal.
Là-dessus, on retrouve tout un tas d’éléments classiques en fantasy : des élus (ça, dès qu’on parle prophétie, faut pas attendre longtemps avant de voir les élus pointer le bout du pif), de la magie (que Gwynne a le bon goût d’utiliser avec parcimonie quand son usage a du sens et pas juste pour les effets spéciaux tape-à-l’œil), des artefacts légendaires perdus depuis des lustres après lesquels tout le monde se met à cavaler dès que ça commence à sentir le roussi, des guerriers qui se castagnent à l’épée, des forêts impénétrables regorgeant de dangers, des dragons, des géants, et même des géants sur des dragons… Mais pas d’elfes, d’orques ou de nains. Donc classique mais pas trop, dans le sens où Gwynne a su se retenir de TOUT mettre.
Et, alors que cette liste d’ingrédients, on la connaît par cœur et a sur le papier un air de déjà-vu, l’univers des Terres Bannies fonctionne et parvient à dépayser. Pourquoi ? Parce que Gwynne a compris que l’essentiel, c’est moins ce que tu mets dans ton monde que la façon dont tu l’agences. Plutôt que partir sur du médiéval générique gavé de clichés sur l’Europe occidentale des XIIe et XIIIe siècles, il s’est orienté vers un contexte qui emprunte beaucoup aux Celtes de l’Antiquité, pas mal aux Vikings des VIIIe-XIe siècles et dans une moindre mesure aux Francs du Haut Moyen Âge, plus quelques autres coups de pioche çà et là dans la trame de l’Histoire (on citera un peuple de cavaliers-guerriers proche des Huns et une faction inspirée de la secte des Assassins).
Le patchwork est toujours un exercice risqué, mais Gwynne parvient à faire monter sa mayonnaise, parce qu’il évite le worldbuilding pour le worldbuilding. Tentation récurrente de beaucoup d’auteurs très contents de leur univers, trop, au point de se croire obligés de tout détailler sur des pages et des pages. Sauf que pour le lecteur, la masse d’infos est souvent barbante à lire, d’autant plus quand elle est gratuite, pas utile à l’histoire ou à l’ambiance et balancée sur le mode de l’exposé doctoral à la Wikipedia. Et faut savoir qu’à moins d’être un maître démiurge omniscient en histoire, géographie, anthropologie, économie, géologie, botanique et trois cents autres disciplines, plus tu en dis en croyant consolider ton monde, moins ledit monde tient debout. Parce qu’on finit par voir que tout cet édifice ne serait pas viable en vrai.
Les Terres Bannies, IRL, elles tiendraient pas deux minutes vu leurs assises socio-économiques en mousse et leurs structures étatiques en carton. Mais ça ne se voit pas. Enfin, moi je l’ai vu, parce que j’ai une formation universitaire d’historien, donc je tilte toujours quand je vois des éléments historiques, déformation professionnelle qui tient du réflexe conditionné. Mais sinon, ça passe. Pourquoi ? Parce que Gwynne ne s’étale pas à gogo sur la description de son monde, il distille des bouts d’info ici et là, juste ce qui sert à l’instant T pour la scène dont il est question, avec quelques petits machins en plus pour étoffer. Et c’est tout. Et ça suffit. Comme ça, on ne voit pas l’État magique qui tient avec juste un roi en haut et rien d’autre, sans ministres pour le seconder ni échelons de pouvoir intermédiaires entre le trône et le peuple ; on ne voit pas non plus l’argent magique de ces royaumes qui entretiennent des armées sans recourir à l’impôt, sans même les payer en fait, ces royaumes où personne ne crève de faim alors que la population mâle adulte se compose à 99% de guerriers (donc improductifs). Tout ça, on ne le voit pas (ou pas trop, et quand bien même, on s’en tamponne), parce que Gwynne n’est pas là pour raconter son monde mais ceux qui l’habitent.

Statue Auguste Augustus Prima Porta
Inspiration antique, vision de l’artiste

Outre la patte particulière qui mélange classicisme et éléments propres à Gwynne, l’intérêt principal de Malice tient à ses protagonistes. Pas pour rien si leur nom figure en tête de chapitre, ils forment le vrai cœur de l’univers à Johnny. L’histoire globale, limite on s’en fout, ce n’est pas ce que Gwynne raconte. On le sait déjà tout ça, les prophéties, les Élus dans chaque camp, on se doute bien que le Mal va prendre l’ascendant dans un premier temps, que les gentils vont galérer mais qu’à la fin ils triompheront, youpi tralala, lonesome cowboy qui s’en va dans le soleil couchant avec la satisfaction du travail accompli, the end, générique. C’est écrit (dans les trois quarts de la fiction tous genres et tous médias confondus depuis l’invention de l’écriture, c’est dire si on la connaît sur le bout des doigts, cette histoire).
L’histoire a pour fonction de fournir aux personnages un cadre dans lequel exister et de donner du sens à cette existence selon leurs choix et leurs actes.
Elle est là, la richesse de Malice : ses protagonistes. Des méchants, des gentils, des qui savent pas trop, des pleins de bonnes intentions qui se retrouvent dans le mauvais camp, des affreux jojos qui se réorientent sur le tard vers une trajectoire rédemptrice…
Histoire de ne pas spoiler qui est qui ni qui fait quoi, je ne citerai qu’un seul nom, celui de Corban, le personnage principal de l’ouvrage. Même lui, il parvient à être intéressant alors qu’il relève de l’archétype du gamin tout nase sur lesquel personne ne miserait un kopeck au début, embarqué sur un parcours initiatique qui fera de lui à la fin un héros pour les siècles des siècles, avec en cours de route la période d’apprentissage, les doutes, le passage à l’age adulte (littéral et/ou métaphorique), bref le parfait Harry Potter slash Frodon slash Luke Skywalker slash [………………..] (complétez par votre héros ou héroïne préféré). Gwynne est parvenu à faire de Corban autre chose qu’un héros générique en culotte courte, ce qui n’était pas gagné avec ce type de caractère surexploité par le genre en particulier et la fiction en général.
À partir de là, si l’auteur est capable de susciter l’intérêt avec un Luke Skywalker bis, je te laisse imaginer le niveau atteint avec des personnages plus atypiques (Veradis, Nathair et Castell en tête). Même du côté des méchants il évite les caricatures de super vilains pas beaux dont le seul but est de conquérir le monde dans un grand ricanement machiavélique. Un gars comme Evnis, présenté dès la première page du prologue comme pas net du tout, du tout, ben il y a des éléments dans son background qui permettent de comprendre pourquoi il est ce qu’il est et qui l’éclaircissent quelque peu. On croise au final peu de méchants “par nature”, plutôt des personnages rangés du côté du Mal à cause de ce qu’ils ont subi, ou parce qu’ils ont fait de mauvais choix parfois pour de bonnes raisons et avec les meilleures intentions du monde. J’ai beaucoup apprécié ce jeu de la nuance de gris qui, en construisant des personnages plus complexes que des gentils/méchants unidimensionnels à la Tintin ou à la Voldemort, sort l’affrontement Bien/Mal de son manichéisme bébête.
Autre mérite de Gwynne, celui de ne négliger aucun personnage. Tous ont un rôle à jouer et il sait donner leur importance à chacun d’entre eux au bon moment. Même le plus petit rôle du gars que tu croises deux fois et qui aligne trois phrases sert à quelque chose. Il n’y a rien de gratuit, pas davantage de laissés-pour-compte. J’en vois souvent des auteurs qui oublient qu’une histoire ne repose pas que sur ses premiers rôles et que le reste du casting n’est pas là juste pour la déco, pour donner la réplique ou servir de faire-valoir au héros. Il y a dans l’écriture de Gwynne quelque chose d’un meneur de partie dans un jeu de rôle : le gars s’éclate avec ses persos, jusqu’au plus petit PNJ.
Et pour la bonne bouche, sachez que le père Gwynne a le bon goût de faire évoluer ses personnages. Mais évoluer pour de vrai, pas à un moment le gars il apprend à se servir d’une épée et hop, on dit qu’il a évolué. Non, c’est de l’apprentissage, ça. L’évolution, c’est quand il se sert de son épée et découvre ce que c’est que de tuer, la confrontation avec la mort, le goût du sang, l’impact psychologique de prendre une vie. Gwynne excelle dans ce domaine : ses personnages vivent (et parfois meurent, mais c’est aussi une forme d’évolution qui sanctionne leurs choix).

Walker Star Wars Lego AT-AT AT-ST AT-6M
Galerie de personnages, la famille Walker

S’agit-il du roman parfait ? Non.
Si le gars Johnny maîtrise certes l’action et la description des combats, il faut reconnaître en lui le pire tacticien de l’histoire militaire, même Gamelin passerait pour un génie de la stratégie en comparaison. Ah oui, parce que quand je disais plus haut que j’avais fait histoire à la fac, j’ai oublié de préciser que ma spécialité portait sur l’art de la guerre dans l’Antiquité. Eh ouais, pas de bol, John…
Et là, je me suis arraché quelques poignées de cheveux…
Des phalanges fines comme du papier à cigarette, donc incapables d’encaisser une charge, v’là la révolution militaire proposée. Phalanges où les guerriers sont armés d’épées courtes dont l’efficacité sur un vrai champ de bataille serait nulle. Sinon pourquoi les Grecs utilisaient-ils la lance, les Macédoniens la sarisse, et beaucoup plus tard les tercios espagnols la pique ? Le principe de l’ordre serré, c’est d’être compact de face ET en profondeur, tout en maintenant l’ennemi à distance. Même dans le cas des formations romaines tardives qui ont servi d’inspiration à Gwynne, les légionnaires en ordre serré utilisaient la lance, au pire une épée longue, pas un canif.
J’ai vu aussi dans le roman des cavaliers charger des piquiers. Yolo ! Ne faites pas ça chez vous ! La pique, on s’en sert justement pour arrêter les charges de cavalerie en leur opposant un mur de pointes sur lequel les canassons viennent s’empaler. Personne de sensé ne fonce à cheval sur des piquiers. En tout cas pas de face. De dos ou de flanc, là, oui, on peut se lâcher ! Mais de face, c’est du suicide.
On citera aussi le cas d’une armée se pointant pour un siège… sans matériel de siège. Pas une catapulte pour dégommer les murs, pas une tour d’assaut pour débouler en haut de la muraille. Et quand bien même les assiégeants n’auraient pas les moyens économiques ou technologiques de s’offrir ces babioles, d’où ils se pointent les mains vides sans même une vague échelle ou une simple pioche ?
Et surtout, j’aimerais bien comprendre pourquoi les guerriers apprennent le tir à l’arc au cours de leur formation… alors qu’il n’y a aucun archer dans les armées !?! D’accord, ils s’en servent pour chasser. D’accord, dans leur système de valeurs, la boucherie à l’épée est plus noble (?) que dessouder un gus, peinard, de loin, sans risquer de se prendre un gnon. Mais c’était pareil dans notre monde à nous ! Les chevaliers ne juraient que par l’épée (et la masse d’armes, la lance, le fléau, la hache, ouais, ils juraient beaucoup), l’Église a condamné l’arbalète et l’arquebuse comme des inventions diaboliques, bah ça n’empêchait les armées médiévales d’aligner de tout, sans se préoccuper de considérations morales, la morale étant l’arme la moins efficace sur le champ de bataille.
AAAAAAAAAAHHHHHHHHH !!!
Bon après, j’ergote, il s’agit de micro points de détail qui ne frapperont pas la plupart des lecteurs. Mais quand on a bossé sur ces questions, ces fantaisies horripilent. Surtout qu’elles étaient évitables (qu’est-ce qu’ils ont glandouillé les bêta-lecteurs british de Gwynne ?…).
Sinon, dans le rendu des combats en tant que tels, au sein de la mêlée, Gwynne connaît son affaire. Logique, il pratique la reconstitution – on peut le voir en photo sur le Net avec hache et cotte de mailles (et moi j’ai un arc, juste au cas où…). Dans Malice, y a de l’action et de la bagarre, avec des scènes dynamiques et une ambiance épique pour les affrontements d’envergure. Les techniques individuelles de combat sont, elles, crédibles et réalistes. On sent que Gwynne pratique l’exercice dans sa façon de détailler les coups et les réalités pas toujours très glorieuses de la castagne : la fatigue, le stress, la trouille, la sueur qui te dégouline dans les yeux, le poids de l’arme et de la cotte de mailles, le bruit de la bataille qui te pourrit les oreilles, la confusion d’un bordel où tout le monde s’étripe à la va-comme-je-te-pousse, les dérapages et culbutes dans le feu de l’action pour finir le nez dans la gadoue, loin de l’escrime virevoltante et propre sur elle d’Hollywood.

Legolas elfe
Dans Malice, y a pas d’elfes. Y a pas d’archers non plus. Bon, y a quand même des arbres.

Donc Malice, bonne pioche ! Gwynne ne se contente pas de connaître les codes de la fantasy et de les recracher pour pondre une synthèse Howard-Tolkien-Gemmell-Martin sans saveur. Les codes et les classiques, il les maîtrise, ce qui lui permet, sur une histoire aux rouages éprouvés, de livrer un récit dynamique et prenant, pas avare de surprises même pour qui connaît bien le genre. Si les contours de son univers sont balisés, il parvient là aussi à proposer mieux qu’une énième resucée de l’existant (Terres du Milieu, Royaumes Oubliés d’AD&D ou, pour l’ambiance fin de siècle, le monde de Warhammer) avec l’ajout d’éléments celto-scandinaves qui donnent à son cadre un cachet particulier. Et tout ça sans en faire des caisses sur les innombrables merveilles de sa création démiurgique, pour mieux se concentrer sur sa batterie de personnages, leurs aventures, leur psychologie, leur évolution, leurs relations entre eux. Gwynne maîtrise comme pas deux l’art d’écrire des personnages et de les raconter. Sa galerie fait de Malice une œuvre qui sort du lot et rappelle qu’avant la magie, les vaisseaux spatiaux et les voyages fantastiques dans des univers imaginaires, le cœur de la littérature, c’est d’abord l’humain.

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