Elles existent pour de vrai, les portes de l’enfer. Au moins une en tout cas, qu’on trouve près du village de Darvaza, au Turkménistan : un maousse cratère de gaz naturel qui flambe non-stop depuis un demi-siècle. Ça ne s’invente pas !
Les portes de l’enfer
Dick Henbolls
Pocket Terreur
Quatrième de couverture :
1971. Percée par un forage malencontreux, une poche de gaz naturel fuit et menace le village de Verbal Creek. Des scientifiques décident de réduire la poche en y mettant le feu. Tout aura brûlé dans quelques semaines, affirment-ils.
1990. La poche brûle toujours… Les événements étranges se multiplient à Verbal Creek, où les habitants ont surnommé le cratère flamboyant “Les Portes de l’Enfer”.
Le détective Joe Kowalski est envoyé sur place pour enquêter sur les disparitions inexpliquées et les flambées de violence que connaît la région.
Sont-elles liées aux Portes de l’Enfer ? Sur quoi ouvrent vraiment ces portes ?
Un gisement de gaz découvert au début des années 70… une fuite… des scientifiques qui décident de jouer les Léodagan à “tout cramer pour repartir sur des bases saines”… Vous inquiétez pas, disent les apprentis sorciers, en quelques jours tout le gaz sera parti en fumée. Ou pas…
Ça s’est passé comme ça dans la vraie vie au fin fond de ce qui était à l’époque l’Union soviétique. Henbolls reprend le même schéma en le déplaçant au Nouveau-Mexique. L’idée se tient, les Ricains n’étant pas les derniers quand il s’agit d’expérimenter au pif des machins dangereux. Genre faire péter en juillet 1945 une bombe atomique test en n’étant pas sûr que l’explosion ne risque pas d’enflammer par réaction en chaîne tout l’oxygène de la planète. Essayons, on verra bien et sinon ben tant pis… Bande de fous furieux… Un passage du roman fait d’ailleurs allusion à ce premier essai nucléaire américain qui a eu lieu… au Nouveau-Mexique (comme par hasard, diraient nos amis complotistes).
“Soixante mètres de large pour vingt de profondeur. “Et un milliard de degrés”, pensa Kowalski. Une putain de fournaise comme il l’appelait avec son sens bien à lui du lyrisme. Joe Kowalski n’avait jamais été doué pour la poésie ou les lettres. Son truc à lui, c’étaient les arnaques, les supercheries, les mystifications, tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une embrouille. Le genre de gars à qui on ne la fait pas.” (incipit)
Dans Les portes de l’enfer, on suit les pas de Joe Kowalski, enquêteur privé mandaté par une entreprise pétrolière pour tirer au clair des événements louches qui se multiplient sur un de leurs forages à proximité du cratère. Bouffées de violence, disparitions de gens comme ça pouf on n’en entend plus parler, rumeurs folles… Nul humanisme dans la démarche de la boîte dont la préoccupation principale n’est pas la sécurité des ouvriers mais le profit. Toutes ces péripéties nuisent à la bonne marche des affaires et coûtent du pognon. Il est temps que les fantaisies cessent pour que la machine à dollars puisse tourner à plein régime.
Or donc Kowalski débarque sur les lieux dans cette histoire qui démarre comme un polar. Catapulté là, il découvre le village de Verbal Creek, le forage, les locaux, le cratère, tout le tableau, selon un procédé narratif classique de découverte partagée entre le héros et le lecteur. Cette ficelle d’écriture a le bon goût de ne pas être employée par facilité : que Kowalski débarque vierge de tout a priori fait sens, c’est même un élément central du roman – on y reviendra.
Avec ses airs de cow-boy solitaire, sa barbe de trois jours et ses cigarillos, le gars Kowalski a tout d’un Clint Eastwood échappé de Le bon, la brute et le truand. Ambiance western au programme des Portes de l’enfer, avec son désert, son shérif, sa bagarre de bar/saloon et pas mal de références subtiles aux grands films du genre (Ford, Peckinpah, Leone).
Comme on est dans du Pocket Terreur, collection qui n’a pas bâti sa réputation sur les romans policiers ni les westerns, le mélange des genres ne s’arrête, on s’en doute, pas là. Alors “terreur” passe ici pour un bien grand mot, personne ne retapissera son fond de culotte à la lecture de ce roman. Par contre, beaucoup de tension, beaucoup de questions tout du long, la principale étant “est-ce que c’est vrai, tout ça ?”.
Les portes de l’enfer relève du fantastique dans sa définition canonique. Ou au moins une de ses définitions canoniques, vu qu’il en existe autant que d’exégètes pas fichus de se mettre d’accord entre eux. Ambiance crépusculaire, entre chien et loup, sans terreur fracassante mais avec beaucoup d’angoisse (ou d’anxiété pour le coup). Tout en entre deux. Avec pour thématiques principales un questionnement sur la notion de réalité (très Philip K. Dick dans l’esprit) et un autre sur l’interprétation ou plutôt les interprétations possibles de cette réalité et les vérités plurielles qui en découlent.
Et là on raccorde à ce que je disais plus haut sur l’ardoise vierge Kowalski. Le personnage s’inscrit à l’opposé des locaux qu’ils rencontrent. Eux baignent dans le climat anxiogène des Portes de l’enfer depuis toujours. Le phénomène est impressionnant. Il est aussi omniprésent pour ceux qui habitent sur place. On n’y échappe pas. Toujours dans le champ de vision, dans les esprits, au cœur de toutes les conversations. Il court à son sujet moult théories perchées. Peu importe qu’il y ait une explication scientifique, rationnelle, connue et avérée, d’autres histoires viennent se greffer par-dessus. La question de la construction des mythes et de ce que chacun y apporte traverse l’ensemble du roman. Théorie du complot imaginant une expérience militaire derrière le “simple” allumage du brasier par des scientifiques mal inspirés, vieille légende indienne (maniée avec beaucoup d’ironie par Henbolls, rapport au cliché de la littérature d’épouvante), éléments chrétiens liés à l’enfer, au diable et aux démons, superstitions diverses et variées, canulars de lycéens potaches qui aiment se faire peur, mystifications de faux médiums, occultistes bidon et autres frappadingues new age défoncés à la poussière de fée… Autant d’ingrédients dont le syncrétisme accouche d’une légende protéiforme, avec un tronc commun en dur et mille variantes, une par habitant, comme autant de rameaux foisonnants. Un mythe, donc.
Sauf que le mythe ne se limite pas à une construction de l’esprit. Il a un impact sur la réalité. L’ambiance de Verbal Creek est tendue, quoi de plus normal quand on vit à côté d’une ouverture directe sur l’enfer. On a vu plus rassurant. La paranoïa règne, chacun soupçonnant l’autre d’être un adorateur de Satan, un démon échappé de la fosse embrasée, voire le diable lui-même. Il y a quelque chose de pourri au royaume de Verbal Creek, quelque part entre le Blade Runner de Philip K. Dick (qui est réplicant, qui ne l’est pas ?) et le Bazaar de Stephen King (pour la peinture d’une communauté lézardée de fissures entre ses membres). Le moindre petit événement, anodin dans un autre village, est interprété comme une manifestation démoniaque et mis en relation avec un tas d’autres éléments sur la base de pas grand chose. Le moindre pet devient un signe de l’Apocalypse imminente. À cause de l’interprétation liée au contexte. Et aussi à cause du conditionnement des habitants depuis leur plus jeune âge. Avec des conséquences. Réelles, elles, sans qu’ils soient possibles d’en douter.
Pour faire un parallèle parlant, c’est un peu comme si en France, après avoir répété pendant des années que les étrangers venaient voler le pain et le travail des vrais (sic) Français et égorger jusque dans leurs bras leurs fils, leurs compagnes, des gens en arrivaient à croire qu’il s’agit d’une réalité. Simple hypothèse, on sait bien qu’une telle absurdité ne se produirait jamais au pays des Lumières. Hum… Ouais bon, alors il se trouve que c’est quand même arrivé. En guise de Lumières, l’Hexagone s’éclaire de toute évidence avec du 15 watts… Le postulat ne recouvre aucune réalité concrète, mais ça n’empêche que dans certaines têtes il en soit devenu une de réalité. Avec des conséquences en termes de comportements (choix électoraux, actes et propos racistes et xénophobes).
Les portes de l’enfer procède de la même dichotomie entre réalité concrète et réalité fantasmée. Dans son sous-texte, le roman parle du poids du discours, du conditionnement, de l’auto-persuasion, du libre-arbitre, de toute la complexité de la pensée, qui doit jongler entre la pression du contexte dans lequel elle s’inscrit et les choix volontaires individuels.
Kowalski, pour en revenir à lui, arrive là-dedans sans pression, sans mise en condition, sans influence de longue date. Extérieur à toutes ces histoires de porte infernale, étranger à la folie ambiante, il voit les choses pour ce qu’elles sont : une psychose collective. Ce qu’elles sont ou ce qu’elles semblent être. Parce qu’après tout, son interprétation de tel ou tel événement n’est jamais qu’une interprétation, rien ne garantit qu’elle soit juste. Ces portes pourraient ouvrir sur un enfer qui n’est pas que métaphorique mais bel et bien celui que brandissent toutes les religions chacune à leur sauce. Imaginer que le diable et les démons existent pour de vrai, est-ce plus fou qu’une réalité où les humains commettent des génocides et se farcissent la poire à coups de bombes atomiques ?
L’auteur parvient à maintenir le flou entre rationnel et surnaturel, à laisser en suspens toutes les questions sans y apporter de réponse pendant les trois quarts du bouquin et ce sans frustrer le lecteur. Joli tour de force. Quand vient le temps du dénouement, on n’est pas volé, avec des révélations qui ménagent la chèvre et le chou entre ce qu’on avait vu arriver (ou plutôt entrevu et supposé, parce qu’on n’a jamais de certitudes dans ce bouquin) et ce qui prend par surprise (avec un vrai sens de la surprise à la Usual Suspects, pas du twist à deux ronds sorti de nulle part et incohérent avec toute la construction narrative qui a précédé).
Rendu à la dernière page de ce roman fantastique dans tous les sens du terme, on se sent comme les frères Winchester de Supernatural : on a du mal à les refermer, ces Portes de l’enfer. De cette lecture, une leçon à retenir : méfiez-vous des discours qu’on vous sert et ne vous laissez jamais abuser par les mythes.
Le titre ne me rappelait rien et puis, à la lecture de la chronique, j’ai fini par me dire que ces Portes de l’enfer avaient peut-être bien fait partie de mes lectures de jeunesse…
@Ludo : Les portes du souvenir ouvrent parfois sur des lieux de mémoire inédits…