L’eau mouille, la guerre tue, demain soir on change d’année. Trois scoops édifiants qui m’évoquent Le Déchronologue, ses failles temporelles et batailles navales sur la mer des Caraïbes.
Petit, je voulais devenir pirate. Entre mes Lego, L’île au trésor de Stevenson, le Pirates du sinistre Polanski, Les Goonies, les jeux Sid Meier’s Pirates! et Capitaine Vaudou, les séries Albator, Cobra, Corsaires et Flibustiers ou encore Jack Holborn, c’est à se demander comment je n’ai pas tourné brigand des mers…
Depuis, c’est resté et la littérature pleine du bruit des canons et de fureur océane occupe une bonne place dans ma bibliothèque. Si en plus il est question de voyage dans le temps, tel un navire à quai, je mouille.
Le Déchronologue
Stéphane Beauverger
Folio SF
Le Déchronologue en quelques mots, c’est l’histoire du pirate Henri Villon qui écume les Caraïbes au XVIIe siècle. Il est en quête d’or et d’argent, classique, et aussi de maravillas. Si tu n’as pas fait espagnol LV2, il s’agit de “merveilles” qui désignent ici des artefacts venus du futur. Maintenant, je te laisse imaginer un capitaine pirate avec un baladeur MP3 sur les oreilles ou en train de donner des ordres au reste de sa flotte par radio.
Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes de la flibuste si les choses en restaient là. Sauf que voilà, les couloirs temporels qui catapultent de menus objets de haute technologie finissent par déconner à fond les ballons. Une flotte romaine, passe encore, mais un porte-avions a vite fait de devenir la terreur des océans (ou pas dans le cas du Nimitz).
Le roman de Beauverger a raflé une batterie de prix qu’il n’a pas volés. Si tu es familier du blog, tu t’attends déjà au “mais”. Sinon, tu apprendras qu’il s’agit d’une manie de la maison.
On attaque d’emblée sur ce “mais”. Le découpage du bouquin ne suit pas l’ordre chronologique des chapitres. L’idée est intéressante et colle au thème du chamboulement temporel. Maaaaais…
Deux options :
1) Tu lis dans l’ordre où les pages se présentent, tu commences par le chapitre I et avant d’arriver au II, tu auras lu les XVI, XVII et VI. C’est ce que j’ai fait dans un premier temps… En général, je ne suis pas rétif au procédé (au cinéma, j’adore les films qui fonctionnent sur le principe des flash-backs et aller-retour dans le temps), mais là je n’ai pas accroché. Trop bordélique à mon goût, trop de spoilers.
2) Tu lis dans l’ordre classique des chapitres I, II, III jusqu’à XXV avec de fréquents détours relous par la table des matières pour trouver les bonnes pages. Si tu aimes les livres dont vous êtes le héros, tu t’y sentiras comme chez toi. Après avoir décroché de l’option 1, je suis parti sur cette solution, on mettra ça sur le compte de ma formation d’historien.
Les deux se défendent, à chaque lecteur de voir en fonction de ses préférences. Avec le recul, j’aurais dû partir sur une troisième piste : dépiauter le bouquin et recoller dans la couv’ les chapitres mis en ordre. Parce que vérifier la table des matières à la fin d’un chapitre m’a chaque fois sorti du texte. Et c’est dommage.
Ce fouillis organisationnel se retrouve en arrière-plan du volet SF. Si les aventures du pirate Villon sont construites avec une extrême rigueur narrative, il reste beaucoup de blancs sur le thème des aléas temporels.
Les maravillas expédiées à rebrousse-temps, ok, on comprend qu’il y a une couille dans le pâté des univers parallèles. Mais quand des gens du futur se pointent, on patauge dans le pas clair. Certains viennent en observateurs, censés observer (logique) sans intervenir. Mais d’autres mettent leur grain de sel pour limiter les dégâts qui prennent de l’ampleur. Plus tard on apprendra qu’ils ne sont pour rien dans les failles temporelles, causées par des tiers… sur lesquels on ne saura rien. Les motivations, objectifs, moyens et responsabilités de tout ce petit monde (ces petits mondes même) restent floues.
Je suis sorti frustré du Déchronologue.
Je n’attends pas d’un récit de SF qu’il explique TOUT. Vu que certains points dépassent notre entendement ou nos connaissances, la chose est impossible et deviendrait suicidaire à s’aventurer dans le fantaisiste et le bancal. Là, pour le coup, Beauverger donne dans l’extrême inverse. Exprès en plus. Sitôt que Villon pose une question à un Targui, hop, l’auteur botte en touche à coups de “pas important” et autre “vous ne comprendriez pas”. Lui, peut-être pas, mais le lecteur, si. On ne sait à peu près rien alors qu’il aurait été facile de rendre les visiteurs du futur un poil plus loquaces sur le sujet. Sans rentrer dans des explications hyper touffues, rien que deux-trois détails, une paire de pistes, quelques hypothèses n’auraient pas été de trop.
Idem sur ce qui se passe en Europe. Certes les infos se déplacent à deux à l’heure au XVIIe siècle, n’empêche qu’elles circulent par le biais des Européens qui se font la malle vers le Nouveau Monde. Vu le souk dans les Caraïbes, on n’ose imaginer (mais on aimerait bien) l’uchronie de l’autre côté de l’Atlantique. Je te laisse cogiter sur les perspectives de conquête avec une division blindée : en cinq ans, tu établis un empire qui va de Lisbonne à Moscou et de Naples à Copenhague.
Là, je gueule, plus par déception que par colère. Ces lacunes empêchent Le Déchronologue d’accéder au rang de chef-d’œuvre. Il n’en reste pas moins un bon bouquin.
Connaissant bien le sujet, je peux vous dire que le père Beauverger s’est documenté sur les Caraïbes, la géographie, l’histoire, la politique, le microcosme pirate, le vocabulaire marin… Mieux, il a su restituer et intégrer cette masse documentaire avec intelligence. Pour brosser un contexte crédible, certes, mais aussi une ambiance, quelque part entre le journal d’époque, le film en costume, le roman de cape et d’épée. Ainsi que la tragédie, annoncée dès la première phrase, reprise en quatrième.
Beuveries, bastons, batailles navales, séjour dans les geôles, tous les ingrédients du récit de pirates sont là. Je ne hurlerai pas au scandale du cliché, parce que l’ensemble est bien amené et bien ficelé, sans artifice grossier pour caser du passage obligé. De toute façon, le pirate relevant un stéréotype (jambe de bois, crochet, cache-œil, perroquet sur l’épaule), on n’attend pas qu’il vive autre chose que des aventures de pirate.
Les nombreuses péripéties de Villon, au-delà du cahier des charges romanesque, rappellent les biographies des grands noms de la flibuste. Michel le Basque, L’Olonnais, Henri Morgan, Daniel Monbars avec leurs CV truffés de hauts et de bas : grosses prises, naufrages, coups de main audacieux, défaites cuisantes, nouveau départ, les mecs n’arrêtent jamais ! On retrouve en la personne de Villon cet aspect de légende vivante, toujours en mouvement.
Qui dit récit de pirate dit galerie de personnages qu’on qualifiera avec beaucoup d’imagination de “pittoresques” et “hauts en couleur”. Le Déchronologue n’échappe pas à la règle avec ses figures classiques. Le gouverneur, l’illuminé, l’hidalgo, le maître-artilleur… Ils respectent les canons du genre sans verser dans la caricature creuse. Chacun présente un intérêt en tant que personnage, avec son identité et son background. Ils n’ont pas vocation à être là juste par convention romanesque et pèsent sur les événements.
Côté style, Beauverger a pris le parti d’un récit à la première personne. Un choix risqué puisqu’il oblige le phrasé à sonner “d’époque” tout en restant intelligible pour un lecteur contemporain. Le capitaine Duverger n’a rien d’un marin d’eau douce, il louvoie tranquille entre les anachronismes et les archaïsmes. Il donne l’illusion de l’ancien sans le côté vieillot, du moderne patiné par un maître-faussaire.
Bilan… bon, bon, bon…
Le Déchronologue est une excellente histoire de pirates. Assez classique au fond mais bien fichue. Et… c’est tout. C’est déjà bien, tu me diras.
Le découpage désordonné en rebutera plus d’un et sent l’artifice pour camoufler le classicisme des aventures de Villon. Le versant SF paraissait prometteur, il contient de bonnes idées avec ces maravillas bien intégrées au XVIIe siècle, objets de commerce et de convoitise comme n’importe quel autre denrée du Nouveau Monde. Mais il laisse un arrière-goût de frustration et d’inaboutissement. Un élément majeur d’intrigue ne peut pas fonctionner à 100% s’il utilisé comme toile de fond à peine esquissée.
Pire, plus j’ai avancé dans cette chronique et décortiqué l’ouvrage, plus les carences du bouquin m’ont sauté aux yeux, dont certaines qui ne m’avaient pas frappé à la lecture. Par exemple, l’absence de réflexion(s). En vrac :
– Les Americanos débarqués du futur se taillent une zone d’influence où ils font régner la terreur. Écho intéressant à l’interventionnisme de l’oncle Sam dans la sphère caraïbe, dans les Amériques centrale et du Sud. De quoi développer une piste intéressante sur l’impérialisme à travers les âges… pas exploitée.
– Personne ne peut encadrer la toute-puissance des Espagnols, qui ne se gênent pas pour coloniser, génocider, cramer, convertir de force, déporter. Note que les autres nations européennes en font autant à plus petite échelle. Mais rien qui suscite chez le lecteur un questionnement sur le colonialisme qui allait connaître des jours encore “meilleurs” (ça dépend pour qui) aux XVIIIe et XIXe siècles.
– Comme je disais plus haut, les maravillas finissent par ne plus susciter d’étonnement et s’intégrer tant à la vie quotidienne des pirates qu’aux échanges commerciaux. Je vois un parallèle à faire avec notre époque qui ne s’émerveille plus de grand-chose, où le “miracle” technologique n’a plus rien de magique ni même d’étonnant. Le progrès va de soi, qu’on assimile au fur et à mesure sans plus tomber à la renverse comme au temps des Edison, Lumière, Blériot, Oppenheimer, Armstrong…
– Au confluent de ces trois points, il en manque un autre, essentiel à l’heure où notre modèle économique arrive en bout de course. Impérialisme, colonialisme, commerce, tu me dis ?… Capitalisme. Il y avait matière à réflexion sur le sujet. Aux XVIe et XVIIe siècles, les Européens ont découvert le plus gros de ce qu’il y avait à découvrir. Ils posent le pied partout sur le globe, commencent à s’installer, à s’accaparer, à mettre en place des réseaux commerciaux qui constituent les prémices de la mondialisation. Ils posent les bases de “la dynamique du capitalisme” pour reprendre une formule de Fernand Braudel (je conseille d’ailleurs la lecture de son ouvrage éponyme).
En résumé, le gros reproche réside dans un manque de profondeur. Certes une histoire peut se contenter d’être une belle histoire. Mais c’est dommage de s’y limiter avec autant de thématiques et d’enjeux sous le coude. Le Déchronologue aurait pu avoir la carrure d’un Dune, dommage qu’il ne soit pas allé au bout de ses idées.
Un bon bouquin, mais…