Pendant la Deuxième Guerre mondiale, le commandant des Royal Marines John R. R. R. R. R. (etc.) “Pappy” Tolkien était à la tête d’une escouade de coureurs des bois. Celle-ci était composée d’elfes et d’aventuriers qui devinrent les terreurs du Pacifique sud.
On les appelait le Commando des Immortels.
(Le petit coup de sirène qui va bien. Cette sirène, c’est toute ma jeunesse !)
Le Commando des Immortels
Christophe Lambert
Pocket
“Chauffé par l’alcool, Foster apostropha Kalir :
— Pourquoi êtes-vous comme ça ?
— Comment ?
— Aussi distants.
Le guerrier du Sylvaniel réfléchit un instant avant de répondre :
— C’est pour ne pas être tristes le jour où vous vous ferez tuer.”
Laissons Greg Boyington et ses têtes brûlées jouer les acrobates aériens, nous, on va rester sur le plancher des vaches et s’enfoncer sous les arbres, au cœur des ténèbres.
Nous sommes en 1942 (dans le livre, hein, pas en vrai). Pour combattre les Japonais dans la jungle birmane, l’état-major américain fait appel à des habitués du grenouillage sylvestre : des elfes. Ceux-ci acceptent à condition que Tolkien les accompagne.
Le Commando des Immortels, c’est Windtalkers avec des elfes au lieu des Navajos et Tolkien à la place de Nicolas Cage !
Pitch barré bien comme il faut, normal, c’est du Lambert (cf. Zoulou Kingdom et La Brèche, pas mal non plus dans la catégorie romans foufous). Christophiel Lambertiel a plus d’une corde à son arc elfique et aime le mélange des genres – ici fantasy et roman de guerre. Ça tombe bien, moi aussi, j’adore croiser les effluves.
Dans son mot de la fin, Lambert explique la genèse de son “Platoon elfique”, comment l’idée initiale a glissé dans le temps et l’espace de la guerre du Viêt Nam au front Pacifique. Ce faisant, il cite pas mal de ses inspirations… et torpille mes effets. Va-t-en briller en évoquant les références quand l’auteur t’a déjà mâché le travail et chroniqué lui-même son bouquin… C’est un coup à me mettre au chômage…
Après, je ne me plains pas, c’est ce que j’attends des auteurs et de leurs bouquins : qu’ils rendent difficile l’exercice de la chronique, qu’ils m’obligent à me sortir les doigts du… euh… de la Moria pour apporter du pertinent.
La construction du roman en désarçonnera plus d’un. Raison pour laquelle je conseille de lire au lit plutôt qu’à cheval ou à dos de pégase.
Le roman alterne deux ambiances, avec une coupure très marquée. Les deux premiers tiers relèvent surtout du roman de guerre. Je veux dire, de la fantasy, y en a aussi, c’est pété d’elfes de partout, mais ce qui prédomine, c’est LA GUERRE !
Faudra attendre le dernier segment pour que la fantasy se lâche au format XXL. Ce découpage peut dérouter mais il fonctionne. Le lecteur se retrouve dans la même situation que les protagonistes à se demander ce qui va sortir des fourrés, quand et comment. Des Japonais ? des orques ? un dragon ? des nains du clan Héhonourentronduboulo ? rien de tout ça ? Bienvenue dans la jungle et l’angoisse de l’ennemi invisible…
Le spectacle offert dans le tiers final est à la mesure de l’attente. Des détails ? Je ne risque pas de t’en donner sauf à spoiler à mort et ça, c’est niet. Disons que la puissance de certaines scènes vaut les moments de bravoure du Seigneur des Anneaux. On en a pour son argent, question de patience.
Après, si tu t’attends à un Bilbo le Hobbit dans la jungle, tu seras déçu. Ça avait été mon cas la première fois que je l’ai lu il y a très longtemps (2010, autant dire le Moyen Âge). Depuis, je me le suis retapé deux fois avec beaucoup de plaisir.
Mine de rien, ce bouquin a beaucoup pesé sur mon approche de la lecture. Lui et quelques autres dans la même veine du décalage entre mes attentes et le contenu proposé par l’auteur.
Bon, des attentes, on en a toujours. Si on te vend un thriller, tu veux du suspens. Si c’est de la science-fiction, tu veux des éléments de SF. Et ainsi de suite. Logique.
Mais faut se méfier de sa propre imagination par rapport au récit. On a vite fait de se monter des films. Ok, on est souvent poussé par des couvertures et quatrièmes pas toujours très honnêtes dans leur façon de te survendre le bousin. N’empêche, on fantasme parfois au point d’être déçu par un bouquin bon en soi mais pas conforme à ce qu’on aurait voulu qu’il soit. Et là, faut quand même se demander si on ne se plante pas d’approche.
Est-ce qu’on vient lire l’histoire racontée par l’auteur ou l’image qu’on s’était faite de cette histoire ?
Nan, parce qu’à ce compte-là, si on imagine tout à l’avance, faut arrêter d’acheter des bouquins, coucher tous ces fantasmes sur papier et les vendre. (Eh, c’est pas con, comme idée… mais… mais… je viens de réinventer le métier d’écrivain ! Demain, je te présenterai un autre projet novateur : la roue. Un machin tout rond, je t’expliquerai.)
Bref, il y a eu quelques titres comme celui-ci, qui m’ont amené à me remettre en question en tant que lecteur. Oublier les représentations et se concentrer sur le texte. Aborder les bouquins pour ce qu’ils sont et pour ce qu’ils proposent. Depuis, je profite davantage de mes lectures. Si un livre m’embarque ailleurs que je là où je le prévoyais, je dirais même que c’est tant mieux. Vas-y, livre, offre-moi de l’inattendu, sors-moi de ma zone de confort, raconte-moi quelque chose que je ne sois pas capable de pondre moi-même.
Et si j’ai envie qu’une histoire colle à 100% avec mes attentes, ben je l’écris et le tour est joué.
Alors… La fantasy, c’est fait. La digression avec du questionnement dedans, itou. Maintenant, penchons-nous sur LA GUERRE !
(Oui, c’est ainsi, la formule se hurle, comme le ferait un tribun gavé au speed dans un péplum à deux ronds cinquante, regard pénétré et poing tendu – pas l’inverse, sauf si tu es en week-end à La Fistinière.)
LA GU… La guerre, donc, dans cette version papier de Les maraudeurs attaquent avec une touche so british échappée du Pont de la rivière Kwaï.
Rencontre avec les auxiliaires sylvestres sur l’air du 13e guerrier, contextualisation et genèse de l’opération, défilé des membres du commando, entraînement de la troupe, puis la jungle et ses combats, le tout saupoudré de Britanniques qui fument la pipe avec distinction pendant que les Yankees mâchouillent des cigares en ricanant comme des baleines. Autant dire l’esprit classique du cinéma de guerre des années 50-70 et les scènes habituelles des films de commandos.
Lambert connaît son boulot, il ne se contente pas de piocher dans le catalogue des classiques ni de limiter sa touche personnelle à des elfes ninjas. Les situations et les personnages jouent sur les codes et stéréotypes du genre avec assez de finesse pour éviter les clichés. Tu penses certes à pas mal de films pendant la lecture, mais sans avoir l’impression qu’ils ont été pompés tels quels. Tout comme le travail documentaire n’est pas copié-collé de Wikipedia en mode exposé de dix pages, mais digéré, dosé, intégré au récit. Rien ne donne envie de choper l’auteur pour lui tailler les oreilles en pointe. Du bon taf d’auteur pour mêler inspirations, sources et imaginaire personnel.
Surtout, il y a un travail d’écriture remarquable sur Tolkien. J’avais peur que le bonhomme ne soit qu’un gadget, une guest-star pour faire vendre le bouquin. Eh non ! Il sert pour de vrai. Lambert a réussi là un excellent portrait mi-réaliste mi-fictif. Qu’il ait romancé et inventé, je ne vois rien de scandaleux. Quand tu colles des elfes dans l’armée américaine, derrière, tu peux tout te permettre. Si le Tolkien du Commando des Immortels n’est pas du tout celui du commando de l’IRL, il lui est fidèle.
En s’appuyant sur la correspondance du vrai Tolkien, Lambert en a créé une de son cru, aussi vraie que nature. Excellent choix d’écriture ! Entrecouper la narration à la troisième avec de la forme épistolaire casse la linéarité du récit, le dynamise et lui insuffle de l’humanité via le regard porté à la première personne. Le procédé n’a rien d’un artifice formel, il reste raccord avec le contexte guerrier en brodant sur le thème de la lettre du soldat à sa dulcinée.
Le personnage offre aussi l’occasion d’aborder certaines questions d’écriture. C’est une lapalissade de dire que l’œuvre de Tolkien est très présente dans ce roman. Lambert joue sur deux tableaux : 1) l’évocation des bouquins concernés en tant que tels, dans les conversations des protagonistes ; 2) les parallèles entre les aventures vécues par le commando et celles des Bilbo, Frodon et autres nimbus aux pieds poilus.
En cours de route, Lambert pose une question intéressante sur la genèse des mythes et la récurrence de certains schémas narratifs. Un exemple de manie des mythographes parmi d’autres : la caverne avec un monstre dedans et toute la symbolique mort et renaissance qui va avec (cf. Orphée aux Enfers face à Cerbère, Bilbo et Smaug, le Faucon Millenium et le ver géant dans les tréfonds d’un astéroïde, le combat de catch entre Gandalf et le Balrog au douze millième sous-sol de la Moria…).
Tolkien n’a donc rien d’un figurant bankable, dont le cameo ne serait qu’un prétexte pour fourguer le bouquin aux fans du Seigneur des Anneaux. La construction et le propos du roman rejoignent les exigences du chef des elfes : sans Tolkien, pas de Commando des Immortels.
Des elfes, des mitraillettes, des Japonais, des sortilèges de guérison… Le Commando des Immortels réussit son pari du mélange entre roman de guerre réaliste, fantasy tolkienienne et uchronie. Cocktail improbable mais ça fonctionne. Ce n’est pas du Tolkien, et tant mieux, Tolkien l’a déjà fait, aucun intérêt de le recopier. C’est du Lambert, à prendre comme tel pour bien l’apprécier.
We are poor little lambs
Who have lost our way.
Baa! Baa! Baa!
Ce livre reste un de mes coups de coeur livresque <3
Yep, c’est du bon et même du très bon. 😉