Tu as toujours rêvé de te livrer à des expériences sur des cadavres ? Des bidouillages innommables slash indicibles slash ineffables ? Moi aussi ! Allez, viens, on va s’amuser !
Bon, pour la répartition des rôles, tu fais le cadavre et moi le savant fou. Après, on échange, promis.
Herbert West, réanimateur
Howard Phillips Lovecraft
Robert Laffont
J’ai déjà pas mal évoqué Lovecraft sur le blog (Juste avant le crépuscule, Celle qui n’avait pas peur de Cthulhu, lectures de vacances, épigones, jeu de rôle, Un Américain sur la Côte d’Opale, Le Territoire des Ombres…), sans jamais lui accorder un papier rien qu’à lui. Moitié parce que tant de choses ont déjà été écrites sur son œuvre qu’il n’est pas évident d’apporter du neuf au débat, moitié parce que je n’aime pas le bonhomme, raciste et xénophobe, ce qui donne moyen envie d’en parler.
Pour la première chronique lovecraftienne pur jus, j’ai choisi un texte qu’il a renié, sans mythe de Cthulhu dedans. Ça lui fera les pieds. Pis bon, Herbert West, réanimateur est intéressant pour parler de SAVANT FOU et de ZOMBIE !
Herbert West, réanimateur est une nouvelle de Lovecraft écrite en 1921-1922 et publiée sous forme de feuilleton dans Home Brew, une revue amateur. Aujourd’hui, on la trouve dans moult recueils et même éditée à l’unité. La version dont il sera question ici est celle de l’intégrale en trois volumes de Robert Laffont sortie dans les années 90. A noter pour les cinéphiles, l’adaptation libre et culte en 1985 sous le titre Re-Animator par Stuart Gordon, avec Jeffrey Combs dans le rôle du scientifique déjanté.
Sur papier, six chapitres pour une trentaine de pages au total. L’histoire d’un toubib qui s’acharne à résurrectionner ressusciter les morts grâce à un sérum de son invention. Pour le détail des expériences qui partent en sucette, allez voir dans le texte, mon boulot ne consiste pas à raconter la totalité de l’intrigue.
Il s’agit de la nouvelle la plus pulp d’HPL et une de mes préférées pour cette raison. Lui n’y voit qu’un travail alimentaire, donc nase. Eh oui, monsieur a une mentalité très aristocratique : travailler égale déchoir. En plus, il déteste le format feuilleton et ses exigences narratives de cliffhanger en fin de chapitre. Perso, je trouve que, même si on sent un artifice certain dans la tension “tintintin, la suite au prochain numéro”, ici ça passe très bien. Justement parce que le récit est pulp. Pas par hasard ou pour une bête question d’édition populaire bon marché, c’est exprès. Lovecraft a écrit Herbert West comme une parodie de Frankenstein.
De la science-fiction, donc. Avec une ambiance gothique marquée et un gros substrat fantastique. Comme Frankenstein. Avec du gore en plus.
Pour l’anecdote, l’université Miskatonic d’Arkham est mentionnée pour la première fois par Lovecraft. On a aussi coutume de dire qu’Herbert West met en scène la première occurrence d’un zombie créé par la science. Mouais, pas convaincu. Je dirais Frankenstein, encore. Faut dire, le gros “défaut” de Shelley, c’est de s’appeler Mary plutôt que John, handicap maousse en matière de reconnaissance littéraire. Imagine, la SF classée en littérature de bonnes femmes… N’empêche que Frankenstein fait partie des textes fondateurs de la science-fiction. Le dernier homme, de la même Shelley, pose une des bases du post-apo, un statut souvent nié au roman, parce que Mad Max en crinoline…
Deuxième récit à mettre en scène un zombie créé par des moyens scientifiques et non plus magiques, Herbert West, réanimateur préfigure la version moderne du zombie, appelée à émerger à la fin des années 60 chez un certain George Romero. On ne peut pas pour autant parler de texte fondateur, le texte n’ayant rien fondé du tout. Revue à tirage confidentiel, nouvelle désavouée par son auteur, lequel auteur a eu de son vivant une audience limitée et une reconnaissance frôlant le zéro. Le zombie creusera son trou sans HPL.
Vouloir à tout prix caser Herbert West à la première place comme s’il avait marqué quelque chose est débile. Pur contresens. On ne peut nier l’influence majeure de Lovecraft sur la SF et le fantastique du dernier tiers du XXe siècle, mais elle a ses limites, la paternité de TOUT ne lui revient pas.
Je te sens bouillir depuis tout à l’heure. Là, tu vas me dire que la créature de Frankenstein n’a rien d’un zombie. Elle parle, elle pense, elle vit sa non-vie, tout ça, tout ça. Accroche-toi à tes bretelles, je vais te révéler quelque chose : LE zombie, ça n’existe pas ! Les zombies, oui. Pluriel de rigueur pour parler de représentations multiples.
Aparté :
Il y a zombi et zombie, donc zombieS
Le terme vient du créole haïtien zonbi. Dans le vaudou haïtien, le zombie est créé par un sorcier. Le bokor, comme on l’appelle dans la langue du cru, fait ingurgiter du GHB maison à sa victime, qui tombe dans les vapes et meurt. Une fois enterrée, le sorcier va la ressusciter à coups d’incantations. Le zombi sorti de terre est condamné à servir son nouveau maître. Ça, c’est la version folklorique. La version version scientifique tient en un mot : tétrodotoxine. On serait bien en peine de le classer entre fantastique (sorcier, magie, revenant) et SF (c’est jamais qu’une réaction physiologique liée à une décoction à base de plantes). Science-fantastique ? Botanique-fiction ?… ‘Fin bon, si on s’en tient à la tradition, fantastique.
Le zombi haïtien est contrôlable, c’en est même le principe. Bête comme une brique, lent à la détente, mais capable de parler avec une voix d’outre-tombe de circonstance. Donc déjà, pour l’incontrôlabilité et le mutisme comme critères nécessaires au zombisme, on repassera.
Dans certaines cultures africaines – d’où le vaudou est en partie issu – le zombi recouvre le même concept que la version haïtienne, mais il peut aussi s’en éloigner pour désigner fantômes, esprits vengeurs, revenants de chair et de sang… Ça te rappelle quelque chose ? On a pareil en Europe, du zombi qui ne dit pas son nom, vu qu’on n’y parle pas créole, mais qui revient au même. Des corps échappés de leurs tombes dans des états pas racontables, on en trouve plein le folklore médiéval. Certains reviennent de leur propre chef, en général pas animés par les meilleures intentions. D’autres sont ramenés grâce à la magie noire. Tu vois le parallèle, là, tu le sens bien, mon gros parallèle ? Bokor, nécromancien, même combat.
Chez nous, ces revenants ont une fâcheuse tendance à la gloutonnerie. Ils bouffent leur suaire, parfois leurs membres (mange ta main, garde l’autre pour demain), des excréments… et des gens. De là, la figure du vampire. Eh oui, les vampires du folklore mangent du caca. Vous ne verrez plus Edward Cullen de la même façon…
En passant dans la fiction, le vampire se civilisera pour devenir la version liquide et smart du cannibalisme. Son côté obscur sera le berceau – ou le tombeau, selon le point de vue – du zombie moderne à la Romero, lauréat d’un e final, crade, destroy, no future et préférant le solide (à l’image de la société matérialiste qui l’a vu naître).
Les deux variantes évoluent en parallèle. Le vampire traîne plutôt ses guêtres du côté du fantastique, le zombie, lui, il hésite. S’il garde encore aujourd’hui un pied à la fois dans le fantastique, la fantasy et la tombe, la science-fiction lui a offert une place de roi. Expérience pour prolonger la vie et vaincre la mort, savant fou qui foire son coup, virus… On va petit à petit changer d’échelle du zombie solitaire à l’invasion mondiale et glisser du mort-vivant au vivant-mort… ou vivant-mort-vivant… ‘fin bref, il n’est plus question de ramener des morts mais d’infecter des vivants (reflet d’une société qui a peur d’elle-même après avoir démontré ses formidables capacités humanistes à travers génocides, pollution, arme atomique, terrorisme, exploitation et dévoration de ses membres…).
A l’arrivée, selon les lieux, les époques, les œuvres, le zombi prend un e ou pas, il est créé par la magie ou la science et comme tel relève du fantastique ou de la science-fiction, il revient d’entre les morts (La nuit des morts-vivants) ou il était bien vivant quand il s’est zombifié (28 jours plus tard), il bouge lentement ou à toute vitesse (mêmes références) et parfois il danse (Thriller).
Pour en revenir à la créature de Frankenstein, si tu es toujours persuadé qu’un zombie ne parle pas, ne pense pas, n’éprouve pas d’états d’âme, je t’invite méditer sur l’évolution des représentations et leurs différentes formes en jetant un œil aux Annales du Disque-Monde de Terry Pratchett (l’avocat Biaiseux, les Igor) ou à la série télé iZombie. Les zombies peuvent parler et penser. La créature de Frankenstein en est un, the father of all. Qu’il soit un patchwork de plusieurs corps n’est pas un argument recevable. A la limite, je suis prêt à transiger sur proto-zombie.
(Fin de l’entracte)
Dans Herbert West, comme dans Frankenstein, on trouve du zombie moderne, avant-gardiste pour l’époque. Les créations en folie d’un scientifique barjot, incapable de s’arrêter dans sa quête, au point de s’embarquer dans les pires turpitudes. Sur ce plan, West ferait passer Frankenstein pour un aimable plaisantin. West y va à fond, Lovecraft idem. Meurtres atroces, cannibalisme, visions effroyables, le texte te balance de l’horreur-épouvante plein la face. (Au passage, mention spéciale au premier film Re-Animator, qui pousse le délire horrifique jusqu’au cunnilingus par une tête coupée sur la personne de Barbara Crampton.)
La différence avec Frankenstein tient au nihilisme d’Herbert West, rendant le second plus sombre que le premier. Note que le bouquin de Shelley est déjà pas mal dans le genre. Moins désespéré quand même. La créature du baron aurait pu trouver sa place dans le monde si les hommes s’étaient montrés moins obtus et moins bourrins face à la différence. On trouve de l’humanité en elle. Chez les zombies de Lovecraft, non. Ils n’ont ni ne cherchent de place. Ils ont perdu toute trace d’humanité pour ne se résumer qu’à l’instinct, au bestial, au primal. Avec en prime un aspect esprit vengeur hérité du fantastique.
Quant à West, il représente l’archétype du savant fou psychopathe. Victor Frankenstein peut susciter une certaine empathie à travers ce qu’il subit de sa créature (même s’il l’a bien cherché). Il garde un fond sensible, il se montre capable de prise de conscience et de remords. West, jamais. Il n’a même pas l’excuse de l’aveuglement causé par sa quête (qui n’est, de toute façon, pas une excuse), il sait que ce qu’il fait est mal.
Pas de rachat possible pour les créatures comme pour le créateur, ils s’en balancent. De tout, de la vie, de la rédemption, des autres, d’eux-mêmes. La non-vie des zombies ne mène nulle part, les recherches en roue libre de West sont insensées. Rien n’a de sens. Tout conduit à l’horreur et au néant.
Après avoir lu « Herbert West, réanimateur », on peut se plonger dans le roman « ChessTomb » de John Ethan Py , aux éditions de l’Homme sans Nom, 2014. C’est une suite à cette nouvelle en un roman de presque 400 pages. C’est pas mal écrit, et on se poile bien.
@Xavier : merci pour la référence, je vais me renseigner sur ce bouquin.