La dernière croix traîne dans ma PAL depuis le salon d’Esquelbecq d’il y a deux ans. Investissement à long terme en prévision de cette année qui marque le centenaire de la fin de la Grande Guerre (rebaptisée plus tard Première guerre mondiale, puisqu’on a été assez cons pour recommencer). J’aurais pu attendre le 11 novembre pour publier cette chronique. Sauf que voilà, la lecture de ce roman m’a amené à reprendre une recherche abandonnée il y a des lustres. À l’époque, c’était compliqué. J’avais juste un blaze. Internet existait à peine, que des dossiers papier, rien de centralisé, rien d’indexé, le seul moteur de recherches c’était de passer soi-même des centaines d’heures à éplucher des cartons d’archives. Depuis, beaucoup de documents ont été numérisés et informatisés. Ça m’a pris dix minutes pour retrouver le feuillet matricule d’un arrière-grand-père et découvrir qu’il était un héros de guerre – si tant est que la guerre ait quoi que ce soit d’héroïque… Deux citations, Croix de Guerre, blessé au combat, la totale.
Première citation reçue le 5 mai 1917, bon anniversaire ! À une vache près, hein, le calendrier, c’est pas une science exacte.
Arthur, cette chronique est pour toi.
La dernière croix
Claude Vasseur
Pôle Nord
Claude Vasseur aux manettes d’un roman historique, une drôle d’idée ? Sûr qu’on est loin des fantaisies de Luc Mandoline dans Concerto en lingots d’os. Cela dit, on reste dans la veine polar avec l’enquête menée par Louis B., policier lillois exilé à Saint-Pol-sur-Ternoise. Par contre, exit la rigolade. La tonalité sombre, j’en avais déjà eu un aperçu dans Le champ des sirènes, qui mettait en scène un Balthazar Weppes désabusé comme pas possible. Ici, l’ambiance est encore plus noire, en phase avec la boucherie de 14. Quand tu sors des tranchées, tu es un peu plus que désabusé… Louis rappelle un autre B., le Bardamu de Céline dans Voyage au bout de la nuit.
Quant à l’Histoire avec une grande hache, là où j’attendais le Claude au tournant, rien à redire sur le travail de recherche ni sur l’utilisation de sa masse documentaire. Vasseur évite la solution de facilité des notes de bas de page en intégrant dans le texte tout ce qu’il a à dire. Des grands faits aux petits détails, il te dépeint une année 1920 aussi vraie que nature.
Un choix dans la date ô combien intéressant. À l’école, on saute direct de 1918 et ses conséquences aux Années folles. L’immédiat après-guerre est expédié rapidos à coups de trou dans la pyramide des âges et de lapalissades généralistes avec zéro détail derrière. Tout est dévasté, il faut reconstruire, demain on parlera de la crise de 1929, et hop.
Vasseur s’intéresse à ce qui ne fait pas recette dans les manuels : cicatrices encore visibles dans les campagnes et les villages, veuves de guerre, gueules cassées, anciens combattants déphasés de la vie civile et hantés par l’horreur. Le portrait qu’il brosse de ces poilus se montre d’une grande justesse. Les portraits plutôt, puisqu’on en croise de toutes les armes, de tous les grades, de toutes les batailles. Cavaliers, artilleurs, fantassins, toubibs, troufions, sous-offs et officiers, des bourgeois, des prolos, des paysans, il faut de tout pour (dé)faire un monde.
Ce que Vasseur raconte de la guerre et de ceux qui l’ont faite n’a pas à rougir de la comparaison avec les grands romans sur le sujet comme Le feu (Henri Barbusse) ou La main coupée (Blaise Cendrars) [chroniqués là].
L’expérience du front est inimaginable pour ceux qui n’y sont pas allés. Souvent indicible pour ceux qui en sont revenus. Mon arrière-grand-père que je mentionnais en début d’article, y a jamais eu moyen de lui soutirer un mot. Quand on sait à quel point les mecs la ramènent dès qu’il est question de castagne, ce silence en dit long sur le traumatisme.
À l’époque de La dernière croix, on n’appelait pas encore ça le trouble de stress post-traumatique. Mais, comme la gravitation qui n’a pas attendu Newton pour vivre sa petite vie, le TSPT existait avant d’avoir un nom. Vasseur le rend très bien à travers le personnage de Louis, dont le quotidien se partage entre souvenirs atroces, cauchemars, culpabilité du survivant, hypervigilance, alcoolisme, problèmes disciplinaires… Un cas pas isolé, comme en témoignent tous les anciens combattants du roman, qui continuent à vivre comme ils peuvent avec un bout d’humanité en moins… ou se suicident pour certains.
La galerie de personnages secondaires offre un excellent éventail des relations humaines d’après-guerre. Le lien instantané, en un regard, une poignée de mains, entre ceux qui y étaient et qui savent. Le monde qui sépare les poilus des profiteurs de guerre ou des jeunes militaires engagés après le conflit. Les rapports empreints de violence, parce que la guerre en a fait des hommes violents, des “prêtres de la mort” dirait le sergent Hartman de Full Metal Jacket. Le rejet aussi par une partie de la population civile de ceux qui portent la trace – donc le rappel au bon souvenir – de quatre années merdiques sur leur gueule cassée (comme dans Rambo, premier du nom, qui couvre la même thématique).
Vasseur évoque en une occasion la défaite de 1870 et les guerres napoléoniennes. Manière de dire qu’on en est toujours là. Pourquoi ? À quoi bon ? Est-ce que ça n’a assez duré comme ça ?… Après l’épopée bonaparto-sanguinolante et la rouste prussienne de 1870, il y a eu la Grande, de guerre. Pire que toutes les précédentes, moderne, totale, industrielle. Celle où on chargeait encore en ligne comme sous Napoléon… sauf que depuis on avait inventé la mitrailleuse. Celle de trop, la der des der. Qui n’a pas empêché de remettre le couvert trente ans plus tard… et de continuer à moindre échelle jusqu’à nos jours. D’où le fait que je cite des références volontairement anachroniques, parce que oui, on en est toujours là.
La dernière croix te renvoie un dégoût profond de la guerre, sans pour autant cracher sur ceux qui la font… parce qu’ils ne sont pas ceux qui la décident, bien au chaud, eux, dans leur cabinet. Au-delà de 14-18 se dégage une image intemporelle de la guerre. Glorieuse, jamais, une boucherie, toujours. On peut nous bourrer le mou à l’envi, les guerres propres, dignes et justes n’ont jamais existé que dans les discours prononcés à l’abri des balles et des obus.
L’enquête que raconte Vasseur est un prétexte. Ce qui n’enlève rien à son efficacité en termes de polar, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Mais un prétexte quand même. Pour parler de l’absurdité de la guerre, des fantaisies délirantes et irrespectueuses de ceux d’en haut, du traumatisme de ceux d’en bas. Un très bon livre sur les souvenirs et le souvenir.
C’est là que je suis censé conclure sur la tarte à la crème “pour ne pas oublier”. À l’heure actuelle, doit y avoir maximum une douzaine de pays dans le monde à ne pas être impliqués de près ou de loin dans une guerre. L’oubli est consommé depuis belle lurette. Y a rien à se rappeler, vu que la leçon n’a jamais été apprise et encore moins retenue.
Bonus : le soldat inconnu, un projet made in France
Dans la vraie vie, quand tu connais l’histoire du machin, tu ne sais plus quoi penser. Des sommets de bêtise. Consternation et indignité nationale XXL.
L’idée d’honorer un soldat tombé pour la patrie, qui symboliserait tous ses frères d’armes pulvérisés dans l’anonymat, serait française et due à François Simon en 1916. Oubliant que l’Anglais David Railton a eu la même idée la même année, tous les articles insistent bien sur l’origine franchouillarde de la chose. C’est vrai que la cocarderie nous a toujours porté bonheur (sauf en 1870, en 1914, en 1939, en 1946, en 1954…).
Le projet traîne dans les cartons un moment. L’Assemblée finit par le voter en 1919. Et là, bordel général. Faut dire que le dossier est chiadé : un mort anonyme ou un livre d’or avec les noms de tous les morts sera enterré au Panthéon ou peut-être ailleurs, à une date indéterminée, selon des modalités inconnues. Du cousu main. Par un parkinsonien manchot et aveugle.
La droite refuse qu’un pignouf lambda entre au Panthéon, lieu réservé aux grands hommes. Pourquoi pas des gonzesses aussi ? Nan mais oh !… Sympa pour les petits pioupious qui sont allés crever comme des grands… La droite préfèrerait l’Arc de triomphe, mais là c’est la gauche qui veut plus, parce qu’elle ne peut pas encadrer les machins impériaux.
Les anciens combattants aiment bien l’idée de l’Arc de Triomphe, symbole militaire. Au détail près qu’on ne les écoute pas, vu qu’ils ne sont pas députés.
Les hautes sphères de l’État sortent de leur manche une solution cocaïnée : un plan Z foireux, en décalage complet avec les revendications des uns et des autres. Le gouvernement veut récupérer l’événement pour fêter le cinquantenaire de “sa” république en claquant Gambetta au Panthéon. Petit rappel : Gambetta est mort en 1882 dans son pieu. Rapport avec 14-18 et les tranchées ?…
Les poilus l’ont à la fois en travers et dans le baba. Encore une fois, merci pour eux.
Mais voilà, en 1920, les Anglais annoncent qu’ils vont mettre en application notre idée à nous, celle qu’on n’a pas eu le temps de concrétiser parce que… euh… parce que… on n’a pas eu le temps depuis quatre ans qu’on y avait pensé. Qu’est-ce que tu veux qu’on ait le temps de faire en quatre ans ? Buter vingt millions de gens, on peut, mais enterrer UN mec, désolé, trop court comme délai. De toute façon on est trop occupé à s’agiter comme des débiles à l’Assemblée.
Le bon peuple commence à gueuler. Faut dire que le populo a pris cher. Pas une famille de France qui n’ait laissé sur le champ de bataille un ou plusieurs de ses membres – dans tous les sens du mot. Alors que les Anglais enterrent leur soldat inconnu avant nous, sur leurs terres qu’ont pas vu la tronche d’un Allemand, ça passe moyen.
Au passage, on appréciera l’égard envers les combattants britanniques, dont le sacrifice est détourné en concours de bites pour savoir qui dégainera le premier…
Dans l’urgence, en plus de Gambettounet au Panthéon, le gouvernement décide de fourrer sous l’Arc de Triomphe un gazier mort pour la France (et quelle France…). Trois jours avant la cérémonie, huit cercueils sont sortis à la va-vite des grands cimetières militaires. Am-stram-gram pour désigner le vainqueur de la tombola. Et zou !
Quatre années de carnage pour déboucher sur des querelles de chiffonniers et un événement solennel torché en quelques jours…
Est-ce que ça valait le coup ?…
(Ce roman a été récompensé par un K d’Or.)