Un jour comme les autres
Paul Colize
HC Éditions
Sur le millier d’auteurs que j’ai lus, une main suffit à compter ceux dont chaque bouquin aura été une leçon, aussi bien de lecture que d’écriture. Avec Un jour comme les autres, Colize conserve son titre et sa place sur ma main de gloire.
Dans sa bibliographie, c’est un roman comme les autres, par son exigence, ses qualités narratives et stylistiques, et le renouvellement… qui en fait aussi un roman pas comme les autres. Entre rupture et continuité, diraient les adeptes de lieux communs.
Quand tu te plonges dans du Colize, tu retrouves d’un bouquin l’autre une patte identifiable. Tu ne t’ennuies pas pour autant. Aucune sensation de déjà lu, chaque roman contient sa part d’évolution dans le processus d’écriture et la prise de risques qui va avec.
On en connaît qui choisissent la facilité de la recette qui marche, réécrivant le même bouquin jusqu’à s’auto-caricaturer. Peut-on encore parler d’écriture quand la paresse remplace les choix et les partis pris ? Vous avez quatre heures pour arriver à la conclusion qu’écrire ne consiste pas à enfiler des charentaises (dans le cas contraire, je mets zéro). C’est comme chanter Wagner : “plus éprouvant que de courir un marathon avec des tongs”.
Puisqu’on parle d’opéra, Un jour comme les autres est construit sur ce modèle : une ouverture, quatre actes. Après le rock de Back Up et le piano de Concerto pour 4 mains, on poursuit dans la veine musicale, tout en changeant de registre. Là-dessus, je ne peux pas ajouter grand-chose, mes connaissances dans ce domaine sont à peu près nulles.
L’ouverture donne le ton. Pas de “mare de sang” qui filerait de l’urticaire à Antoine Lagarde (Un parfum d’amertume), le roman démarre dans le feutré avec Robert Devereux de Donizetti. Enfin, si on considère comme feutré des gens qui s’égosillent sur scène pendant qu’un orchestre tonitrue des tatata boum. Classieux. Loin de la tendance à laquelle souscrivent moult auteurs de polars et thrillers, lancés dans une course délirante à la scène d’intro la plus crade et la plus sanglante possible. Merci de nous épargner l’escalade dans le torture porn, qui ferait passer Hostel ou A Serbian Film pour des adaptations gentillettes de Oui-Oui tourne son premier stuff.
En deux pages, Colize démontre que roman noir et élégance se marient très bien.
La suite sera du même tonneau : on peut écrire du polar sans tartiner des boyaux du sol au plafond.
Plutôt qu’un énième tueur en série moissonnant à tire-larigot, le roman nous présente Emily, compagne d’un type qui a disparu du jour au lendemain, comme ça, pouf. Moins spectaculaire que des geysers d’hémoglobine, certes. Moins courant aussi, donc plus intéressant.
La première partie crée une attente plus qu’un suspens. Ce ne sont pas tant les circonstances de la disparition et les éléments d’enquête autour qui importent, ni même de savoir si Éric Deguide va repointer le bout du nez. Le lecteur se trouve dans la même position qu’Emily, moins dans un polar à enquête que dans un roman psychologique. Comment faire face à l’absence et et à l’incertitude ?
Pour Emily, supporter cette absence passe par l’opéra et les nombres. J’aime bien l’idée de jouer sur les chiffres et la pensé magico-mathématique. Les disparitions ont quelque chose de quantique dans l’esprit. Au fond, une personne évaporée dans la nature, c’est un chat de Schrödinger. À la fois morte et vivante, ailleurs, nulle part et partout, parce qu’on ne sait pas, et tant qu’on ne sait pas, tout est possible… mais rien ne se passe. Va-t-en faire ton deuil si le disparu peut revenir du jour au lendemain…
Bien fichu, parce qu’on ne s’ennuie pas pendant la lecture, ce qui est le gros risque de l’attente. De la langueur à la longueur, il n’y a qu’un pas et une lettre. Colize reste du bon côté de la ligne rouge grâce à une excellente maîtrise du rythme. Le mot juste, la phrase juste, la scène juste, sans laisser courir la plume outre mesure et diluer en introspections interminables et barbantes.
Bon plan pour éviter de trop s’appesantir, jouer sur les points de vue. C’est sur le plan de la structure qu’Un jour comme les autres apparaît comme une petite révolution dans la bibliographie colizienne. Des titres comme Un long moment de silence, Back up et Concerto pour 4 mains jouaient sur deux trames temporelles alternant passé/présent. Ici, un seul axe chronologique, sans qu’on puisse parler de rupture totale. Le procédé était déjà en route dans Zanzara où 90% du roman se déroulaient au présent, avec une trame secondaire dans le passé limitée à des inserts occasionnels.
La filiation avec Zanzara saute d’autant plus aux yeux que plusieurs personnages reviennent dans Un jour comme les autres. Avec l’écho musical de Back Up et Concerto, je me dis qu’après Star Wars, Marvel et DC, on est peut-être en train d’assister à la naissance d’un nouvel univers étendu : le PCEU™ (Paul Colize Expanded Universe, marque déposée sous peine de poursuites terribles mais sans bain de sang).
Bref, du Colize, qui parvient à conserver son identité tout en évoluant et en proposant du neuf (ce que tout auteur sérieux devrait faire, soit dit en passant).
Au lieu de jouer sur deux lignes temporelles, Colize multiplie ici les sources. La version d’Emily racontée à la première personne, des chapitres à la troisième centrés sur tel ou tel personnage, des documents officiels (coupures de presse, rapports d’enquête), des bribes de dialogue, de l’épistolaire aussi… Un foisonnement.
“Main dans la main, ils construisaient des puzzles. Chaque pièce devait être analysée et retournée en tout sens avant de rejoindre l’assemblage.” Dans le roman, cette phrase décrit le travail d’une association de journalistes. Elle vaut pour la coopération entre l’auteur et le lecteur. Établir des faits, assembler le puzzle et au bout, la vérité. Personne ne sera étonné d’apprendre que cette dernière occupe le cœur thématique du roman, celle qu’on quête, celle qu’on cache, celle qu’on travestit.
Le journalisme se taille ici une belle place. J’entends par là le vrai journalisme, avec de l’investigation dedans, pas du copier/coller de dépêches agrémenté de tweets pêchés au petit bonheur.
Cette multiplicité de sources est caractéristique du travail d’investigation, que ce soit dans le journalisme (Zanzara), l’enquête policière (Un parfum d’amertume où Lagarde joue au détective) ou le métier d’historien (et de l’Histoire, il y en a plein Un long moment de silence et Back Up).
La construction d’Un jour comme les autres synthétise les angles d’attaque des romans qui l’ont précédé, en dépassant la simple compilation.
Un jour comme les autres, c’est du tout bon. Un Colize pur jus avec un nouveau parfum (non, je ne ferai pas de jeu de mot avec l’amertume).
Une excellente histoire avec une réflexion derrière, des personnages d’une profondeur rare, le tout servi par une forme pure et inscrit dans une démarche d’écriture qui force le respect. De la littérature.
(Ce roman a été récompensé par un K d’Or.)
Colize sait écrire, c’est un fait !!! Il est en phase ascensionnelle … et jusqu’où ira-t-il… ?
C’est la question que je me pose. Jusqu’où ira-t-il ?…