Petit pays
Gaël Faye
Le Livre de Poche
Le “petit pays” annoncé en titre, c’est le Burundi. Petit, ça reste relatif, puisque, comparé au Vatican, il est quand même soixante-trois mille deux cent cinquante-neuf fois plus étendu. Pour les billes en géographie qui ne sauraient pas le situer sur une carte, le Burundi est juste au sud du Rwanda. Si vous ne savez pas où se trouve le Rwanda, sachez que c’est en Afrique à droite (ou l’est, comme disent les géographes et les cardinaux adeptes du coup de point). Si vous ne savez pas où se trouve l’Afrique, de quelle planète venez-vous ?
Le Rwanda n’est pas le seul État frontalier avec le Burundi, mais je le cite plutôt que ses autres voisins, puisque que les deux font face au même problème de la cohabitation difficile entre Hutu et Tutsi, héritage empoisonné de la période coloniale sous la houlette des choucroutards allemands puis des fritards belges.
De l’indépendance au début des années 60 jusqu’à la toute fin des années 80, c’est pas la joie : tensions, rébellions, massacres, un premier génocide burundais en 1972. La guerre civile éclate au début des années 90. J’avoue que d’ici j’ai un peu de mal à voir la différence par rapport aux trente ans qui l’ont précédée et présentent déjà tous les aspects d’une guerre civile, m’enfin voilà, c’est officiel : guerre civile au Rwanda de 1990 à 1994 et au Burundi de 1993 à 2005.
Je me rappelle qu’à l’époque l’actu avait focalisé sur le génocide rwandais. Je m’étais demandé pourquoi, parce que la presse européenne ne s’était jamais trop intéressée aux péripéties africaines. C’est tout simple : parler de Noirs qui se tapent dessus permettait de moins parler des Blancs qui se tapaient dessus dans les Balkans aux mêmes dates et se génocidaient tout pareil dans les débris de l’ex-Yougoslavie. Pour moi, la concomitance de ces guerres civiles, l’une européenne, l’autre africaine, a toujours été le meilleur argument contre le racisme : tout le monde se vaut, peu importe la couleur, y a pas un être humain rattraper l’autre.
Roman avec beaucoup d’éléments autobiographiques dedans, Petit pays t’emmène dans ce monde merveilleux et enchanteur qu’est l’enfance, celle de Gaby, qui a 10 ans en 1993, année où la cocotte-minute explose au Burundi. Merveille et enchantement ne vont pas durer plus loin que les deux pages du prologue.
Le choix d’un enfant, en plus de correspondre aux souvenirs de l’auteur, était le meilleur choix narratif possible. Le lecteur français lambda, comme ce gamin, ne comprend pas. Pas pour les mêmes raisons, bien sûr, mais il y a une connexion via l’incompréhension. Tout est tellement autre pour nous. Le Burundi, on connaît au mieux de nom (et cette lecture a été l’occasion d’en apprendre beaucoup, autant via le bouquin qu’en allant lire quelques trucs sur le sujet à droite, à gauche). La guerre civile, on n’a aucune idée de ce que c’est, vu qu’on vit dans un pays stable (en partie par l’usage intempestif des matraques, lacrymos et LBD, mais c’est un autre débat). Les affrontements de cette ampleur entre communautés, le plus récent et le plus proche qu’on ait eu, ça remonte aux guerres de religion du XVIe siècle, donc pas trop notre quotidien sauf à être un vampire, un immortel sorti de Highlander ou l’increvable et millénaire Michel Drucker.
Le choix d’un enfant (bis), c’est aussi le meilleur moyen de faire ressortir l’horreur en la confrontant à l’innocence. De ce côté-là, on est servi mais avec une grande économie de mots et de descriptions. On n’est pas chez Masterton avec son penchant douteux à étaler les descriptions sanguinolentes sur des pages et des pages. L’horreur tient dans la brièveté et l’absence d’esbroufe ou de recherche forcenée de la phrase choc. Les images qui viennent en tête s’en chargent elles-mêmes, du choc. Donc derrière l’apparente simplicité, très travaillé sur la forme, comme tout ce qui a l’air de sortir tout seul – que ce soit du Céline, du Boudard, du Kaamelott – et demande en vérité un boulot stylistique de dingue.
Il y aurait des tonnes de choses à dire sur ce roman, sur les réflexions qu’il suscite. Ou devrait susciter, au conditionnel, parce que la plupart des lecteurs s’arrêteront à l’horreur immédiate sans rien remettre en question derrière du petit monde confortable – matériel ou mental – dans lequel ils vivent.
Je ne crois pas que ça servirait à grand-chose d’épiloguer sur les leçons à retenir, les erreurs à ne pas reproduire. Si l’Humanité était capable d’apprendre et d’évoluer, depuis le temps, ça se saurait.
Rien que sur le siècle écoulé, on a eu une Première Guerre mondiale qui devait être la “der des ders”. Le simple fait qu’elle ait été rebaptisée de “Grande Guerre” en Première, prélude à la Seconde est éloquent. Et y a jamais eu tant de conflits dans le monde que depuis 1945. Heureusement qu’il existe une Organisation des Nations Unies, sans quoi, qu’est-ce que ce serait si le monde entier était désuni (ce qu’il est, soit dit en passant). Quant au refrain du “plus jamais ça” après la Shoah, de toute évidence, ça a foiré aussi de ce côté-là vu le nombre de génocides et nettoyages ethniques depuis lors.
Alors Petit pays, c’est un beau roman, c’est une belle histoire, comme dit la chanson, et c’est un livre à lire. Mais comme tous les livres qui ont dénoncé avant lui le rejet de l’autre parce qu’il est autre, il ne restera que de la littérature, sans impact sur la réalité. L’humanité est incapable de fonctionner autrement que par opposition, compétition et exclusion, l’Histoire et l’actualité le prouvent assez depuis que le monde est monde et aucun bouquin n’y a jamais rien changé.
Aristote s’est mis le doigt dans l’œil jusqu’à l’épaule : y a pas d’animal moins social que l’être humain.