— Tu vois, le monde des conteurs se divise en deux catégories. Les tout pourris, comme Linky, d’ailleurs ça rime et c’est un signe. Et les bonnes histoires d’aventures médiévales avec des conteurs itinérants.
— Attends, Blondin, compteur et conteur, ça s’écrit pas pareil.
— N’oublie pas que c’est moi qui ai le pistolet chargé. Toi, tu creuses, Tuco, tu creuses…
Les Haut-Conteurs Origines
Le songe maudit
Patrick Mc Spare
Scrineo
L’excellent Mérovingiens de Patrick Mc Spare m’avait donné envie de me pencher plus avant sur la biblio du bonhomme. La saga des Haut-Conteurs y figure comme LE gros morceau, à la fois succès commercial ET critique. Ni une ni deux, c’est parti pour le règlement de contes !
Alors, les Haut-Conteurs, c’est quoi ? Une série de cinq bouquins, plus une préquelle, le tout mené à quatre mains par Olivier Peru et Patrick Mc Spare. Un quatre mains particulier : l’idée originale et les bases de l’histoire reviennent à Peru, qui signe aussi les couvertures, l’écriture du premier tome, le début du 4 et l’épilogue du 5. Mc Spare a développé l’univers et les personnages à partir du deuxième épisode, avec une orientation plus sombre, et écrit l’essentiel de la série (le 2, le 3, le plus gros des 4 et 5) “par la force des choses”, parce que plus disponible que son compère (source : mon petit doigt).
Avec Origines, on retrouve Mc Spare pour l’intégralité du texte, ainsi que les illustrations intérieures, et Peru à la couverture.
L’ensemble pentalogie+préquelle forme un mélange de répartition des tâches et de travail en commun. Une collaboration entre potes – parce que les bons contes font les bons amis – où chacun a mis ses billes dans le pot commun. Vu le succès, la recette fonctionne.
Les Haut-Conteurs, c’est qui ? Des hommes et femmes qui sillonnent le monde pour raconter des histoires. Un peu comme les politiciens de maintenant mais en beaucoup plus fréquentables. Reconnaissables à leur cape pourpre, les Conteurs sont des genres de ménestrels, les grelots aux pompes et la gratte en moins. Vecteurs de la tradition orale des contes, ils transmettent des récits édifiants via la “Voix des rois”, technique mystique qui fait autant appel aux exercices de diction qu’à ce je ne sais quoi de magique dans la maîtrise du verbe.
Qui dit itinérance au XIIe siècle dit aventures, le monde de l’époque n’étant pas de tout repos. En outre/gourde/flasque, histoire de se rendre la vie encore plus compliquée, les Haut-Parleurs se sont lancés dans la quête de la stéréo du Livre des peurs. Le titre annonce la couleur : faut pas s’attendre à la petite quêtouse pépère, il y aura du danger, des ennemis… et même des monstres. Ah oui, je ne t’ai pas dit, la saga relève de la fantasy historique.
Si tu as pratiqué le jeu de rôle sur table dans les années 80-90, tu te sentiras en terrain connu, celui des aventuriers, érudits et bretteurs, qui arpentent routes et souterrains, temples perdus et bibliothèques. Bouffée de nostalgie en repensant aux heures passées sur Hurlements, Vampire : l’Âge des Ténèbres, Conan un peu, et certains univers historico-fantastiques d’AD&D…
Maintenant qu’on a posé les bases, on en arrive (enfin) à Origines, une préquelle, un conte à rebours.
La préquelle est un art aussi délicat que la fabrication de la nitroglycérine. Au moindre faux mouvement, boum ! bang ! et patatra, tu fais péter toute ta série, dont on ne retiendra que cet épisode de trop.
D’un côté, vis-à-vis de ceux qui commencent par là, il s’agit de ne pas leur spoiler la suite. Raconter sans trop en dire, pas évident. De l’autre côté, pour ceux qui ont lu toute la série, faut quand même assez de matière pour les intéresser au-delà de ce qu’ils savent déjà, tout en évitant les redites. L’exercice casse-gueule par excellence qui rend la majorité des préquelles inutiles et/ou ennuyeuses.
Ici, l’idée maligne, c’est de ne pas faire de préquelle au sens d’un tome zéro qui vaudrait à peu près autant. On peut voir dans Le songe maudit autant un épisode d’introduction au corpus originel des Haut-Conteurs que le volume 1 d’une série dérivée qui raconterait d’autres personnages et d’autres époques de l’Ordre Pourpre. Tout dépendra de la suite que donneront (ou pas) Mc Spare et Peru à Origines.
En l’état, Le songe maudit tient du numéro hors-série. Il raconte une histoire indépendante, avec un début, un milieu et une fin. Quand tu arrives à la dernière page, tu ne te sens pas frustré par un cliffhanger moisi qui t’oblige à acheter cinq bouquins pour avoir la vraie conclusion.
Ce spin-off (spin-before ?) m’a donné envie de lire le reste, bien plus que si on m’avait forcé la main (avec moi, c’est le meilleur moyen de se la prendre dans la figure).
Dans Le songe maudit, Corwyn, Haut-Conteur chevronné, et Mathilde, sa padawan, se lancent à la poursuite du diamant vert du Livre des peurs. Ils partent deux du Saint Empire et, sans prompt renfort, arrivent toujours deux à Bagdad, où aura lieu le gros de leur aventure. Je n’en dirai pas davantage, le but d’une chronique n’étant pas, je le rappelle pour les grands malades du spoil intégral, de raconter TOUT le livre.
Ces deux personnages, ainsi que quelques guests, on les retrouvera dix ans plus tard dans les Haut-Conteurs Pas Origines, mais pour l’heure on n’en est pas là.
Corwyn et Mathilde, binôme classique de récit initiatique, avec un petit quelque chose en plus. Mathilde n’est pas traitée comme une simple apprentie mais comme une future égale, puisqu’elle est censée devenir Haut-Conteuse. C’est assez rare pour le souligner. Dans beaucoup d’histoires de ce genre, le disciple, même quand il prend du galon, reste toujours un peu le noob de la bande. Ici, on sent une vraie évolution et Mc Spare a bien géré le double rapport horizontal et vertical.
Très intéressant, le choix de Mathilde, parce que l’histoire se passe au Moyen Âge et pas n’importe quand, au XIIe siècle. Si tu n’as pas révisé ton histoire médiévale, sache qu’aux XIe et XIIe siècles, les femmes sont évacuées du pouvoir pour un bon moment. Reines sous tutelle, consorts remplacées par des conseillers, limitation de l’accès à l’éducation, mise au pas ou démantèlement des institutions féminines… un siège éjectable XXL qui doit beaucoup à l’Église. A contrario de ce courant, comme un chant du cygne, Mathilde représente l’émancipation, la liberté, l’aventure, les lettres et une forme de pouvoir à travers les mots (la Voix des rois, dans le genre nom symbolique du pouvoir, voilà quoi). Bref, une version laïque d’Héloïse (1092-1164), la fameuse du couple star Héloïse et Pierre “Couic” Abélard.
Origines est à l’image de Mathilde : en position charnière entre l’ancien et le nouveau. Les géographes diraient “entre tradition et modernité” (tarte à la crème de la leçon sur le Japon en terminale), mais on va les laisser à leurs petites montagnes, leurs petits fleuves et leurs petites formules éculées.
On retrouve ici un esprit classique, celui du roman historique d’aventures old school (Le Capitaine Fracasse, Le Bossu, Les Trois Mousquetaires, Michel Strogoff…), celui aussi du père fondateur de la fantasy, Robert E. Howard. Le style joue aussi la partition classique, littéraire (mais sans excès), et en cela colle à l’esprit de la chronique historique.
Là-dessus, un traitement moderne, par exemple à travers le mélange très contemporain des genres (histoire, aventures, fantasy, cape et épée) ou encore le choix d’une héroïne qui change du traditionnel bonhomme si cher aux romanciers d’avant.
La forme rejoint le fond – là où d’autres, moins doués, le touchent et creusent encore. Le phrasé a beau être plutôt soutenu, il ne sent ni la poussière ni la naphtaline. Pas de termes ou de tournures archaïques censés “sonner vrai” et qui à l’arrivée puent l’artifice. Ici, tu sens le musicien derrière l’auteur, avec une rythmique, une dynamique. “Vous ne manquez pas de souffle”, dirait Elias de Kelliwic’h.
Les deux concourent à donner du peps au récit, à te le faire vivre comme si tu étais aux côtés de Corwyn et Mathilde. Pas étranger à cette immersion, le décor. J’avais apprécié dans Mérovingiens le travail pointu d’historien, j’espérais bien le retrouver ici. Si le matériau historique occupe moins d’espace dans Origines, puisqu’il ne constitue pas le cœur de l’intrigue, Mc Spare a fait ses devoirs. Sa Bagdad est la Bagdad du XIIe siècle, pas une ville générique avec trois minarets pour donner une illusion d’exotisme. Une touche ici, une explication glissée là, et hop. Le procédé fonctionne, parce que le romancier fait son travail en intégrant le décor au récit et aux dialogues, pas en t’assommant d’exposés balancés à la va comme je te pousse. Quand un personnage dit qu’il va dormir chez des potes, parce qu’il habite à l’autre bout de la ville et ne sera jamais rentré avant la nuit, tu comprends que Bagdad est une ville immense. Pas besoin de sortir l’aridité des chiffres en km² et centaines de milliers d’habitants. Et voilà le travail, net et sans bavure.
Mc Spare a réussi son coup avec Le songe maudit. Maintenant, j’ai envie de lire le reste des Haut-Conteurs après cette très bonne entrée en matière qui dépasse le lectorat initial. Origines est référencé “ado” sur le site de l’éditeur. Oui… euh… oui et non… Je dirais plutôt à partir de 10-12 ans, sans limite d’âge maximale. J’y ai trouvé mon compte alors que mon adolescence remonte au siècle dernier, du temps des VHS et du Minitel. Pour moi, c’est le genre de bouquin qui plaira aux amateurs d’aventures, de fantasy, de jeu de rôle, d’Histoire avec une touche fantastique dedans… bref, beaucoup de monde.
Je crois qu’on n’a pas fini de parler des Haut-Conteurs entre ces murs.
Excellente série de livres. Bravo Mc Spare.