Le châtiment des flèches
Fabien Clavel
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À la fin du IXe siècle, les Magyars déboulent en Europe centrale. Les chroniqueurs chrétiens leur tailleront un costard sur mesure. Des païens, vous pensez, tous les vices ! Les Magyars – ou Hongrois – finiront avec une réputation de férocité égale aux Huns d’Attila. Une légende noire telle que certains verront dans le nom de leur peuple la racine du mot ogre.
Bon, les mecs ne sont pas des saints non plus. Faut reconnaître que leurs lois et coutumes sont d’une bourrinerie extrême… comme partout à l’époque, même dans les états dits civilisés.
Les Magyars s’établissent dans une zone qui correspond grosso modo à la future Hongrie. Le choix était limité : à l’est, les Petchenègues qui les ont virés de leur ancien territoire ; au sud, les empires bulgare et byzantin ; à l’ouest, l’empire germanique ; au nord, l’entité polonaise en cours de monarchisation (c’est comme la chevaliérisation mais à l’échelle d’un pays).
En 955, les Hongrois prennent une déculottée à Lechfeld face aux troupes germaniques. C’en est fini des raids de pillage. Or, c’est là-dessus que repose leur culture nomade et turbulente. En plus, cernés de voisins chrétiens ou en cours de christianisation, les païens n’ont plus le vent en poupe. Bref, les chevauchées endiablées à la Attila avec zéro organisation derrière sont passées de mode.
L’odeur du sapin commence à se faire sentir et les dirigeants magyars comprennent que leur survie est en jeu.
Si István (997-1038), un des personnages centraux du Châtiment des flèches, devient le premier roi de Hongrie, ses prédécesseurs ont préparé le terrain. Ils entament la sédentarisation des tribus, fondent les premiers comtés sur le mode carolingien, créent une armée d’hommes libres. Surtout, Géza, le père d’István, se tourne vers le christianisme. Une illumination religieuse qui tombe à pic, un miracle ! Bon en vérité, sa conversion est, on s’en doute, tout ce qu’il y a de plus intéressée. Un motif de fâcherie en moins avec les voisins. Un rapprochement avec les Germaniques scellé par un mariage entre István et Gisela, une noble bavaroise. Le soutien spirituel de Rome… sans compter les effets sur le temporel (organisation administrative et maillage d’édifices religieux vont souvent de pair).
Cette métamorphose ne sera pas du goût de tous les Magyars. Les tribus restent attachées à leur mode de vie nomade, à leurs croyances païennes… et à leur liberté. La sédentarisation réduit l’horizon des cavaliers habitués aux grands espaces, les chefs de tribus voient leur autonomie réduite, la conversion chrétienne se fait à marche forcée, les récalcitrants et les chamanes sont torturés.
L’ancien monde contre le nouveau, voilà ce que raconte Le châtiment des flèches.
Et il le fait bien.
Il faut aborder le roman comme une fresque qui s’étale sur une trentaine d’années et alterne les points de vue de nombreux personnages : le roi István, sa femme Gisela, la chamane Duna, le guerrier-ninja-traître-homme-de-main Farkas, tel ou tel chef de tribu…
Le seul point qui m’a gêné est qu’on a du mal à s’attacher à un personnage ou à un camp. Ce qui est aussi une réussite du récit. Clavel ne cherche pas à montrer des gentils rebelles contre un tyran, ou un roi réformateur, soucieux de créer un État durable pour que son peuple survive, en butte à de vilains agitateurs nostalgiques du “c’était mieux avant”.
Les deux points de vue ont leur intérêt, leurs forces et leurs faiblesses. Des réformes indispensables à la survie mais conduites à fond de train, imposées avec violence. Du côté d’István, beaucoup comprennent leur nécessité, mais voient aussi ce qu’ils perdent en identité. “À quoi bon survivre si l’on doit y perdre son âme ?” En face, on se pose moins de questions : la défense des traditions coule de source, quitte à oublier la viabilité sur le long terme.
L’intérêt des arguments développés réside dans l’absence de manichéisme. Pas d’opposition binaire entre gentils et méchants, progressistes et passéistes, réformateurs et réactionnaires. Le récit rend toute la complexité des orientations politiques.
À l’arrivée, István aura fondé un royaume qui assurera la survie des Magyars, là où d’autres peuples comme les Huns ou les Avars ont fini par disparaître. Il sera canonisé. Il aura changé la physionomie des tribus hongroises. Mais il les aura aussi divisées entre Magyars noirs et Magyars blancs. L’évangélisation restera longtemps superficielle. À enchaîner les réformes à vitesse grand V, celles-ci n’auront pas le temps d’entrer dans les mœurs. À sa mort, les mécontentements cumulés éclateront de partout et entraîneront les royaume dans quarante ans d’instabilité et de guerre civile. (Est-il besoin de préciser que j’ai beaucoup pensé à Macron Ier en lisant ce bouquin ?…)
Ces Rois maudits sauce magyare, plus qu’un roman, mélangent épopée, fresque et chronique. Avec une touche poétique réussie dans l’évocation des paysages, et une ambiance marquée par la nostalgie et la mélancolie. Que les amateurs d’action et de tension se rassurent, il y en a aussi. Batailles, duels, poursuites à cheval, plus un lot d’intrigues politiques, complots, alliances, trahisons… le tout dans une ambiance crépusculaire, pas mal marquée par le western.
On se familiarise très vite avec les lieux et les patronymes (enfin, moi, j’avais de l’avance : en bon joueur de Crusader Kings II, je maîtrisais déjà la géographie locale, les noms de patelins et de provinces).
Le récit reste clair de bout en bout, tout en demandant de l’attention. Faut suivre (en même temps, c’est un peu le principe de la lecture quand on a dépassé le stade de Oui-Oui). Les lecteurs qui ne connaissent rien à l’histoire médiévale de la Hongrie trouveront toutes les informations nécessaires dans le roman. Intégrées au texte plutôt qu’en notes de bas de page, ce qui ne gâche rien, au contraire. Quant à ceux qui possèdent des bases ou des connaissances pointues sur le sujet, ils apprécieront l’excellent travail documentaire de Clavel. J’avais souligné le même point dans la chronique de Furor, je réitère. Fabien, laisse tomber le français et le latin, enseigne l’histoire !
Et la fantasy là-dedans ? Alors il y en a peu dans la première moitié du roman. Peu et beaucoup en fait. C’est-à-dire que beaucoup d’éléments relèvent de la magie, du prodige, du miracle… ou pas… selon l’interprétation qu’on en fait. D’après nos critères modernes, on y verra superstition, coïncidences, pensée magique, autosuggestion par la foi… Si on se met à la place des gens de l’époque, ces événements appartiennent au surnaturel. J’ai trouvé très bien vu cette possibilité d’une double interprétation. Comme dans une véritable chronique médiévale, en fait. En lecture littérale, on plonge dans une fantasy pleine de sorcellerie, guérisons miraculeuses, calamités divines, feu du ciel… Sous l’œil de l’historien, on part vers les explications rationnelles. Les deux coexistent, l’une n’empêche pas l’autre, sans quoi les spécialistes de l’histoire des mentalités pointeraient tous au chomedu.
C’en est presque dommage qu’à un moment le récit bascule vers une fantasy indéniable. Conserver jusqu’au bout la zone de floue entre histoire et merveilleux aurait été plus judicieux et plus dans le ton. Le règne d’István se situe dans une zone d’entre-deux, avec l’affrontement de conceptions politiques antagonistes (tribus/royauté et féodalité), une dualité des représentations du monde (paganisme/christianisme), une ambiance entre chien et loup.
Après, le parti pris de Clavel se justifie. Comme il le dit lui-même dans la postface, il a écrit ce livre “en réunissant les thèmes qui me tenaient à cœur : la Hongrie et la fantasy. Ceci est donc un roman de fantasy historique.” Objectif atteint, et on peut difficilement reprocher à un roman de fantasy de contenir de la fantasy.
J’en ai lu de la fantasy historique écrite par des gens qui n’étaient pas des flèches. Avec son Châtiment, Fabien “Robin des Bois” Clavel se montre un excellent archer.
(Ce roman a été récompensé par un K d’Or.)
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