La forteresse noire – F. Paul Wilson

Elle a été conquise moult fois, cette forteresse. D’abord paru aux Presses de la Cité en 1982 sous le titre Le donjon, le roman sort aussi la même année chez France Loisirs. Deux ans plus tard, on le trouve chez J’ai Lu, rebaptisé La forteresse noire par un traducteur fantaisiste, pas très au fait de l’architecture médiévale. The Keep, c’est un donjon, pas une forteresse complète, et où tu vois du black dans le titre en VO ?… Le bouquin poursuit sa route pour atterrir en 1993 en Pocket Terreur, avant d’être réédité chez Fleuve Noir dans la collection Thriller fantastique quand le catalogue change de main en 2003. Depuis il a été repris par Milady en 2009 sous une couverture qui pique les yeux.
Dans cette chronique, nous parlerons de la version Fleuve. Enfin, “nous”… C’est je qui va parler pendant que vous lisez en silence. J’entends un mot, un seul, et c’est direct un tour gratuit en catapulte pour un cours immersif de balistique en tant que projectile.
Or donc, nous quittons la Macronie de 2021 pour la Roumanie de 1941, illustrant au passage et à la perfection l’expression “tomber de Charybde en Scylla”.

La forteresse noire
F. Paul Wilson

Fleuve Noir

Couverture roman La forteresse noire Francis Paul Wilson Fleuve Noir Thriller fantastique Pocket Terreur

Avril 1941, une escouade de la Wehrmacht est envoyée garder une vieille forteresse dans les montagnes de Transylvanie. Petite mission pépère de surveillance pour le capitaine Woermann. Vétéran de la Grande Guerre, archétype de l’officier prussien, Woermann n’aime pas les nazis, mais comme ils ont un super plan pour une grande Allemagne avec de la guerre et de la conquête dedans, il les supporte. Sans doute le personnage le plus intéressant du roman, parce que ni tout noir ni tout blanc. À défaut d’incarner le gentil de l’histoire, il s’impose comme le moins méchant, embarqué dans le mauvais camp. Alors bon, Woermann reste un bon gros réac militariste de droite, m’enfin on en trouve chez les Alliés aussi (au hasard, De Gaulle).
La sinécure en altitude tourne court pour les Teutons quand une sentinelle se fait égorger en pleine nuit. Puis une autre la nuit suivante, et encore une autre celle d’après, et ainsi de suite. Dépassé, Woermann demande du renfort.
Arrive à la rescousse un peloton SS sous les ordres du major Kaempffer. Un poème. Cruel pour masquer sa lâcheté ; bourrin qui propose, quel que soit le problème, la même solution : fusiller des civils ; fanatisé, antisémite, assoiffé de pouvoir… Le gars coche toutes les cases du cahier des charges. Et le pire, c’est qu’il n’a rien d’une caricature, même si on a parfois l’impression qu’il flirte avec le too much. Des comme ça, y en avait plein la SS, véritable symposium de sociopathes, dont le moins barjot aurait fait passer Hannibal Lecter pour un petit chanteur à la croix de bois. Wilson a dû étudier son sujet, vu comment le carriérisme de Kaempffer est bien rendu. Parce que c’était ça aussi, la SS, un État dans l’État qui fonctionnait comme beaucoup d’entreprises de maintenant : la chasse à la meilleure place, où tous les coups sont permis, quitte à mettre des bâtons dans les roues des collègues. On magouille, on évince, on fait du zèle pour être bien vu de la direction, on tape un peu dans la caisse au passage…

Hugo Boss nazi SS
Puisqu’on parle de culture d’entreprise, je pose ça là.

La cohabitation entre les deux officiers ne va pas se passer comme sur des roulettes, opposés qu’ils sont en tous points (arme d’appartenance, tempérament, valeurs, méthodes, théories sur l’identité de l’assassin…). Pendant qu’ils se bouffent le nez, les hommes continuent à tomber au rythme d’un par nuit, ce qui ne fait pas les affaires de Woermann, pressé de mettre les voiles pour prendre la tête d’un camp de la mort à Ploiești.
Là-dessus vient se greffer le professeur Cuza, un érudit juif qui connaît bien cette forteresse de pierre noire à l’architecture étrange. Enfin, ça, c’est la théorie, parce qu’en vrai, on se rend compte qu’il n’en sait pas beaucoup plus que les autres, ce qui rend sa présence quelque peu artificielle. Wilson a eu le bon goût d’exploiter la religion du personnage au-delà de l’évidente opposition avec Kaempffer. Disons sans spoiler que certaines questions posées sur le rapport des créatures surnaturelles au symbole de la croix ont une résonance particulière dans le cas d’un personnage juif. Cuza aurait pu être un des personnages les plus intéressants du bouquin, si l’auteur ne l’avait pas encombré de sa fille Magda. On suit plutôt ses pérégrinations à elles, qui ont le défaut de n’être qu’agitation creuse et vide de sens, donc de renvoyer son paternel au second plan pour rien. Magda se limite à une astuce d’écriture et ça se voit : elle est là, parce qu’il fallait caser un personnage féminin. Sauf que si c’est pour ne rien en faire, autant ne pas en mettre. Sa seule utilité se résume à une fonction basique et dépassée : la tarte à la crème de la romance avec le gentil de l’histoire, Glenn le rouquin.
Glenn… Personnage soi-disant mystérieux mais en réalité insipide, bancal et mal construit, tout en facilité d’écriture qui le voit employé comme un deus ex machina. De lui, on ne sait rien, parce que l’auteur triche en ne donnant aucune information… au point de devenir contre-productif. Le mystère ne naît pas du rien mais du pas grand-chose. On voit le Glenn bricoler des trucs et des machins censés nous intriguer, sauf qu’on s’en fout, faute d’avoir un bout de bribe d’embryon de début d’amorce des tenants et aboutissants de ses actes, un petit quelque chose qui donnerait du grain à moudre à notre imagination. La meule tourne à vide et puis s’arrête au bout d’un moment.

Affiche film La forteresse noire Michael Mann
Je sais pas où le concepteur de l’affiche a vu du 1943 dans l’adaptation ciné de Michael Mann qui se passe en 1941.

Avec cette galerie en dents de scie, le roman ne pouvait que suivre le même chemin.
La forteresse noire tient son pari pendant sa première moitié. À la page près. L’édition Fleuve affiche 350 pages au compteur, l’histoire part en vrille à la cent soixante-quinzième. Pile au milieu.
Le château perdu en Transylvanie fonctionne comme décor fantastique. Bon cadre, classique mais bien troussé. Des éléments d’informations sur la forteresse distillés au compte-gouttes par un Wilson en grande forme sur ce plan, pour n’en dévoiler ni trop ni trop peu. Ambiance oppressante autour des morts successives et inexpliquées, que l’auteur réussit à étirer sur la moitié de l’ouvrage sans donner l’impression de répétition ni d’ennui, alors que le schéma reste le même (donc bien joué). Des hypothèses qui laissent la porte ouverte à toutes les explications. Des partisans pourraient être derrière ces attaques. Ou un type tout seul planqué dans le castel, un Philippe Noiret roumain rejouant Le vieux fusil. Ou, moins rationnel, un vampire, parce que dans la région qui a vu naître Dracula, pourquoi pas ? Ou… autre chose, un mal plus ancien et bien pire.
Et patatras. J’avais senti le vent tourner à un tiers du bouquin, quand Wilson balance une flopée une flopée de titres fictifs : le De Vermis Mysteriis, le Culte des Goules, les Manuscrits Pnakotiques, le Livre d’Eibon, Les Sept Livres Cryptiques de Hsan, les Unaussprechlichen Kulten et bien sûr Al Azif (aka le Necronomicon). C’est trop ! “Merlin, il met pas tout à chaque fois”, comme dirait Perceval. Ce foisonnement pour rattacher à la dédicace de l’ouvrage à Clark Ashton Smith, Robert E. Howard et bien sûr Lovecraft. Sauf qu’il ne rime à rien. Artificiel au possible. Les Allemands tombent “par hasard” (aka grosse ficelle scénaristique) sur cette intégrale du démonologiste dont on se demande ce qu’elle fiche là. Rien, mais alors rien DU TOUT, ne justifie la présence de cette bibliothèque de l’enfer dans la forteresse. Les bouquins seraient largués en parachute au milieu de la cour que le résultat ne semblerait pas plus artificiel. L’art de torpiller une excellente mise en place avec le détail de trop.
L’histoire se tient encore sur la cinquantaine de pages suivant cette découverte abracadabrante et puis la créature est révélée et là, sprotch, le roman s’effondre d’un coup sans jamais parvenir à redresser la barre, pour se gaufrer dans un final foireux d’affrontement manichéen et millénaire, genre de bagarre à la Caïn et Abel en tout pourri, loin de la menace indicible qui planait dans les premières pages. La forteresse noire aurait pu atteindre le niveau des Montagnes hallucinées, au final elle ne se hisse pas plus haut qu’un pâté de sable hallucinant par ses faiblesses d’écriture.

La forteresse noire Paul Wilson Milady
La composition est à chier, à superposer des éléments de bric et de broc au petit bonheur. La silhouette qui est à la fois devant la montagne et derrière les nuages en arrière-plan, gné ? D’où la créature porte un sweat à capuche sorti d’un thriller contemporain ? Et la lueur externe autour du titre pour rattraper le titre noir sur un fond sombre (judicieux…), c’est cheapos comme cache-misère.

Ici, on sort de l’avis de lecture pour entrer dans une zone bourrée à crever de spoilers. Je vais parler de la créature qui hante ce château roumain paumé en pleine montagne, donc si vous voulez garder le plaisir (?) de la découverte, barrez-vous maintenant.

Outre quelques imprécisions contextuelles (la Garde de Fer en avril 1941 alors qu’elle est dissoute depuis janvier de la même année, bravo…) et de lourdes erreurs de casting (Glenn et Magda), Wilson a commis une faute majeure, rédhibitoire pour un ouvrage fantastique : il a foiré son monstre. Et là-dessus, il en rate la révélation. Double combo.
Ce qui apparaît page 175, la fameuse, c’est limite Dracula en smoking. Jusque-là, on avait une menace diffuse, fantomatique, rien qu’une ombre mortelle. D’un coup, on voit débouler une forme humaine, bien habillée à la mode du XVe siècle, qui se présente comme un vampire pote de Vlad Dracul. D’une, le monstre perd l’aura de mystère sur laquelle reposait toute l’ambiance du récit. De deux, il ne ressemble à rien. Sur le moment, en me représentant la scène, j’ai hésité entre pleurs de rire et larmes de consternation. On attendait une créature lovecraftienne, c’est un Nosferatu du pauvre qui sonne à la porte. Pof.
En plus, un vampire en Roumanie, v’là l’originalité… Bon, là pour le coup, il y a une astuce pas bête sur le principe. Sauf qu’elle manque sa cible. Wilson dévoile un vampire… dont on apprendra par la suite que non. La créature joue la comédie pour berner son monde. Miser ainsi sur la double révélation aurait pu fonctionner dans un autre cadre, mais là, pas possible, pas après nous avoir fait mariner à coups de références lovecraftiennes, et encore moins après la première révélation qui atteint des sommets de kitsch et de ridicule. Et encore encore moins quand on découvre que la créature en question n’est jamais qu’un humain sorcier super puissant venu de la nuit des âges, un principe du Mal millénaire et anthropomorphisé, Lucifer moins le charisme (et son homologue Glenn pareil, en figure aseptisée de l’archange Michel). Rien qu’un méchant très très méchant, sans envergure, prestance, trait marquant, loin des Sauron, Grippe-Sou, Médée et autre Nyarlathotep.
Désolé, mon Wiwi, mais non. Roumanie, Carpates, meurtres noctures par une force insaisissable. Le lecteur pense vampire, les Allemands l’envisagent aussi. Tu ne peux donc pas sortir un vampire, même un faux. Trop évident. Si tu veux surprendre, tu sors autre chose, quitte à ressortir encore autre chose derrière si tu tiens à garder la double révélation. Mais pas un vampire attendu comme pas permis et qui ne surprendra personne. Le film de Michael Mann s’est montré plus malin : la vilaine bébête endosse comme fausse identité celle du golem, créature du folklore juif à la fois plus originale pour le lecteur/spectateur et plus apte à parler et pactiser avec Cuza qu’une sangsue lambda. Ça, c’est bien vu.

Le Golem Gustav Meyrink Stock
Sur le sujet du golem, lisez l’incontournable roman de Gustav Meyrink.

Un démarrage du tonnerre, une première moitié réussie, toute d’ambiance oppressante, une créature en carton, une deuxième moitié oscillant entre fulgurances géniales (le pouvoir de la croix, la réflexion sur le Mal) et balourdises XXL, une fin expédiée pour ne pas dire torchée à l’arrache. Cette lecture, c’était le voyage du Titanic : fier départ cheveux aux vents et paf, le chien naufrage.

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