Acheté au Salon du Polar de Templemars, Investigations avec un Triton s’est retrouvé catapulté direct au sommet de ma Tour-de-Babel-à-lire. Tant pis pour les autres bouquins qui passent un tour, la vie est injuste…
Investigations avec un Triton
Jess Kaan
Mille Saisons
Quatrième de couverture :
Shell Eidonius n’est pas un détective comme les autres. Épicurien dans l’âme, ce triton accro aux moules hallucinogènes est le spécialiste des enquêtes biscornues.
Secondé par Geoffroy de Monthardi, chevalier courageux mais pas téméraire, et Circéonne, lanceuse de sorts diplômée de la calamiteuse E.M.A (École de Magie Appliquée), Eidonius se trouve face à une sombre histoire de malédiction dans un royaume dont le sort dépend de la confiance du peuple, lequel prend trop souvent des allures de mouton bicéphale.
Si vous voulez savoir ce qu’est une amulette antidragonmorphose, un ferveuromètre, des langsambecool, si vous en avez assez des héros beaux, forts, virils, plein de qualités qui courtisent à chaque page et collectionnent les conquêtes, si vous en avez marre des magiciennes super canon et des guerriers philosophes, et si une seule de ces conditions ne vous paraît pas un argument publicitaire éhonté, alors ce roman est pour vous.
Il y a trois choses qui me plaisent chez Kaan :
1) Un bon style.
2) De bonnes idées.
3) Une aisance dans des genres et des thèmes variés (nouvelle et roman, fantastique, polar et fantasy).
π) J’avais dit trois, ben j’ai menti… Ah ! ah ! ah ! (Rire machiavélique.)
4) Les petites phrases glissées en loucedé.
Ce mec est bon. Vraiment.
Kaan, ce ne sont pas que des bonnes idées dans une belle histoire avec un joli emballage stylistique autour. Y a le reste aussi.
Qu’est-ce qui fait que Dune ou Les Annales du Disque-Monde sont d’excellents livres ? Un univers riche, des décors flamboyants, une galerie de personnages hauts en couleur, un souffle épique pour l’un comique pour l’autre… Certes oui, mais pas que. Dune, c’est le pouvoir, la destinée, la liberté, l’équilibre humain-écosystème… Le Disque-Monde aborde dans chaque volume des thèmes comme le racisme, le fanatisme, la guerre, la mort… Au-delà des froufrous romanesques – au demeurant excellent – ces œuvres appellent le lecteur à se creuser le citron. Une invitation à la réflexion.
Dans Le Label N, Kaan glisse ici et là une petite phrase à tonalité sociale, pleine de crise, de chômage et de lendemain qui déchantent. C’est tout de même bien fait, comme disait Poelvoorde. Rien qui pue l’artifice pour balancer une Grande Vérité d’Auteur, chaque mot se case à la perfection dans le bouquin pour brosser l’ambiance adéquate… tout en te rappelant que le monde en-dehors du bouquin, il est pourri tout pareil.
Une bonne moitié des nouvelles de Fissures Noires relèvent de la même démarche. Lis Rustbelt, Le Syndrome de Midas, Paupérisation, La Guilde des Avaleurs d’Asphalte, Machine à broyer la jeunesse, pour n’en citer que quelques-unes. Rien que les titres en disent long…
J’en arrive à Investigations avec un Triton.
Les trois du fonds que je viens d’entendre soupirer de soulagement, vous sortez.
Donc, Investigations avec un Triton. Du même tonneau. Et drôle, par-dessus le marché.
Drôle et intelligent. Limite j’aurais pu torcher la chronique avec ces trois seuls mots.
En le lisant, beaucoup de titres et pas des moindres me sont venus en tête. Le Guide du Routard Galactique pour le vent de folie qui souffle d’entrée de jeu. Kaamelott et Sacré Graal pour l’équipe de bras cassés et le décalage constant. Le texte est truffé de références (Tolequine) et s’amuse avec les codes du genre. De la vraie parodie, pas juste un patchwork à la Scary movie, pétomane et affligeant.
Situations cocasses, calembours à la Béru, univers déjanté où l’on croise dragons et bazookas, Investigations avec un Triton se situe au niveau d’un Pratchett pour l’humour et l’inventivité. Différent – et c’est ce qui fait son intérêt – mais aussi bon. Peut-être moins évident à appréhender pour les néophytes en fantasy parodique. Les plus frileux, commencez par Naheulbeuk (les trois premiers, parce que le quatrième, bof). Sinon, attaquez avec un peu de Disque-Monde, puis lancez-vous dans les aventures d’Eidonius.
Bien écrit, amusant, délirant, “un très agréable moment de lecture” comme dirait mon Manuel de formules clichés pour chroniqueurs en rade de mots. Je me suis marré et c’est tout ce que je demande à une parodie.
Et comme c’est du Kaan, l’univers emprunte beaucoup à notre monde et les références à la vraie vie ne manquent pas.
Jusque dans ces fameuses petites phrases qu’il glisse mine de rien (mais je t’ai vu, oh !).
“Ne me dis pas qu’un peuple civilisé ferme les écoles de campagne !” (p.120). Les peuples civilisés, je ne sais pas, mais en France, l’année où est sorti Investigations avec un Triton (2010), le mot d’ordre de l’Éducation Nationale était de supprimer les classes voire les écoles à micro-effectifs. Des classes rurales en majorité. Tchao les écoles de campagne…
La thématique apocalyptique, la Menace Sans Nom et les “signes qui ne trompent pas” trouvent de méchants échos dans notre petit monde. Au départ, on pense religion, évidemment… Et puis, au fil de la lecture, le profane prend le pas sur le sacré. Un parallèle s’établit avec notre bonne vieille Terre : la fin du monde devient la crise, la menace a pour nom au choix chômage, immigration, sécurité, terrorisme, baisse du pouvoir d’achat et j’en passe.
Six ans après sa sortie, Investigations avec un triton reste dans le t(h)on.
Quelle différence entre un ferveuromètre et un sondage d’intention de vote, au fond ?… Ce bouquin est éclairant sur le glissement qui s’est opéré de la religion vers la politique. À la fois dans son texte, son sous-texte et dans les réflexions qu’on est amené à se faire en tant que lecteur. Le messie est devenu homme providentiel, les grands messes des meetings, les conciles des universités d’été, l’hostie des pots-de-vin… On t’encense aujourd’hui la République non plus comme un ensemble de valeurs agrégatives mais comme des Commandements-repoussoirs qui pulvériseront les récalcitrants.
Vilains petis canards et moutons bicéphales, tremblez, agenouillez-vous devant la liberté (sic).
Mais je m’égare, comme disait Théognis… Un bouquin qui amène des réflexions là où certains tribuns préfèreraient qu’on ne pense pas trop, qu’on ingurgite banalités et évidences.
Ah, les évidences, les “signes qui ne trompent pas”… Vous savez, ces choses “qu’on ne présente plus”, “qui ne sont plus à démontrer” et “sur lesquelles je ne vais pas revenir”. Ces Vérités qui sont autant de postulats bancals, sources de démonstrations spécieuses qui mènent dans un premier temps à des conclusions foireuses… puis au bain de sang. Il en pousse de pleins champs le long de la frontière qui sépare politique et religion.
Et ne viens pas me dire qu’on ne risque rien dans notre sage Raie-publique. Quand j’entends certains parler de laïcité avec une ferveur et une exaltation qui confinent à l’illumination épiphanique, ça me fout autant les jetons que s’ils gueulaient “mort aux incroyants/hérétiques/infidèles/mécréants/autres”.
Je n’ai pas compté le nombre de fois où j’ai posé le bouquin en me disant “ah oui, tiens”. Après l’esprit divague, un peu comme je viens de faire dans les lignes qui précèdent. Tu penses à Machin qui veut rassembler ou à Trucmuche qui veut bouter, à ce qui se passe ici ou là… Penser, presque un luxe aujourd’hui.
Et en se marrant en plus !
Drôle et intelligent, comme je disais (et je parlais du roman, pas de moi).
En trois bouquins, Kaan m’aura baladé dans tous les genres, thèmes et tons… Prochaine fois, ce sera quoi ? SF ?… Allez, dis oui !
(Ce roman a été récompensé par un K d’Or.)