Vertèbres – Morgane Caussarieu

Vertèbres
Morgane Caussarieu

Au Diable Vauvert

Jonathan, dit Jojo, disparaît. Hulahup Barbatruc, il réapparaît quelques jours plus tard avec ce que les grands malades de l’adjectif superflu appelleraient “une vilaine blessure” (un gnon, par définition, c’est pas glop, donc le jour où tu croises une “gentille blessure”, surtout, tu m’appelles !). De son séjour on ne sait où, Jojo ramène en outre une vertèbre surnuméraire. On peut dire qu’il y a un os, conclurait Horatio Caine en enfilant ses lunettes noires sous le soleil de Miami, yeah! we don’t get fooled again, don’t get fooled again, no, no, yeah, tout ça, tout ça. Or donc, Jojo va commencer à changer. Pour se métamorphoser non pas en Gilet Jaune mais en loup-garou, la couverture se montrant on ne peut plus explicite sur le sujet avec sa bestiole tout droit sortie du film The Wolf Man (celui de 1941, pas le remake de 2010). Et c’est parti pour suivre pendant trois cents pages les souffrances d’une jeune vertèbre !

Vertèbres Morgane Caussarieu Au Diable Vauvert

On dit souvent que le loup-garou représente la Bête à l’intérieur de l’humain. De mon point de vue, elle serait plutôt extériorisée pour le coup. Tant qu’il est dedans, ça va, c’est quand il ressort et se manifeste que les problèmes commencent (surtout pour les gens qui croisent sa route). Bref, dans tous les cas, le loup-garou incarne, tapie dans chaque être humain, la part des ténèbres.
Alors c’est marrant, parce qu’un bouquin de Stephen King porte ce titre, où il est question d’un jumeau qui dévore l’autre in utero – aucun lien de parenté avec Nirvana. Pile ce qu’évoque le prologue de Vertèbres. La suite du roman poursuit dans la même veine, qui abonde en paires : la jeune Sasha et son grand frère Kévin, Marylou et sa jeune sœur, Jonathan et Rigolo, le chien Megazord et la version lupine de Jojo, le binôme de narratrices (Sasha et Marylou), la Sasha-garçon et la Sasha-fille… Tout fonctionne en base deux, par association, en miroir ou en opposition.
Du King, donc, d’entrée de jeu et le père Stevie marquera l’ensemble du roman, à travers l’évocation de plusieurs œuvres, à commencer par Ça, et un faisceau de thématiques récurrentes chez lui (l’enfance, l’innocence brisée, le passage à l’âge adulte, les dysfonctionnements familiaux, les êtres à la marge, le cadre d’un autre temps – ici, les années 90).
Autre référence majeure annoncée, elle, dès la première page du premier chapitre : Cronenberg et sa célèbre Mouche cinématographique. Logique pour une histoire de loup-garou. Lycanthrope et drosophile, même combat autour de ce thème si cher à Actarus : la MÉ-TA-MOR-PHO-SE !

La transformation imprègne chaque page de Vertèbres. Celle de Jojo, bien sûr, qui passe du petit gros souffre-douleur de la classe au gros toutou carnassier détenteur de la force toute-puissante comme un mélange de Musclor et de Gringer. D’autres allusions renvoient à cette thématique, par exemple l’évolution des têtards élevés par Sasha vers leur stade final de grenouille ou les mentions de son Tamagotchi.
Et comme la métamorphose implique de devenir autre, l’altérité occupe une large place dans le roman, où la plupart des protagonistes ne rentrent pas dans des cases socialement acceptables… et le payent cher puisqu’on vit dans une société qui se dit tolérante, donc qui ne l’est pas. Si elle l’était, elle n’aurait pas besoin de le clamer à tout bout de champ : on ne pointe pas les évidences. Une femme à barbe, des forains nomades dans un patelin de sédentaires, Brahim “comme il est arabe, il volera le travail de quelqu’un quand il sera grand” (p.17), Jonathan est gros, sa mère Marylou, protectrice, possessive et exclusive jusqu’au malsain, souffre d’assez de troubles psychiatriques pour remplir un plein chapitre du DSM-5, on citera aussi la sœur trisomique de Marylou, et bien sûr Sasha avec son prénom épicène et son identité de garçon dans un corps de fille.

Vertèbres est donc un roman très dense, qui passe très bien grâce à sa narration à deux voix, celle de Sasha et celle de Marylou. Avec une petite teinte de Usual Suspects, dans le sens où le lecteur n’a que leur version de l’histoire telle qu’elles la racontent. Quand on lit avec attention, on se rend que certains détails infimes ne collent pas entre les deux récits quand ils rapportent le même événement, qu’il y a ici et là au sein de chacun d’eux des petites contradictions et incohérences internes. Il ne s’agit en rien de défauts d’écriture mais de personnages humains, et comme tels, ils ont tendance à bidouiller la vérité en omettant des éléments pas très reluisants, en se donnant le beau rôle, en se mentant à eux-mêmes…

Vertèbres, c’est aussi une plongée dans les années 90, avec des références hyper nombreuses de films, jeux, pubs, slogans… peut-être en trop grande quantité, ou trop appuyées, dans la façon de citer pour chaque marque le slogan de l’époque… ou peut-être pas. Voir certaines allusions explicitées m’a paru parfois redondant, mais c’est parce que je l’ai connue, cette décennie. Je sais. Mais pour un lecteur ou une lectrice qui n’aurait pas atteint mon âge canonique ni vécu la préhistoire du siècle dernier, ces précisions ne sembleront peut-être pas superflues. Déjà qu’ils sont perdus, les pauvres, face à une disquette ou une VHS comme s’il s’agissait du chaînon manquant… Après, s’ils n’ont pas vécu les années 90, est-ce que cette masse de références inconnues leur parlera ?… Je pense qu’il en aurait fallu un chouïa moins. Mais bon, ça ne choque pas non plus et cadre avec le comportement qu’on avait à l’époque, où l’évocation d’une marque ou d’un titre entraînait illico le chantonnement de la pub associée ou d’un générique de dessin animé (encore aujourd’hui, je fredonne la pub de Monsieur Propre, chaque fois que je croise un chauve en T-shirt blanc).

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La grande époque du 3615 ULLA sur le Minitel…

Au final, Morgane signe un texte qui fonctionne à merveille en première grille de lecture comme histoire fantastique à donner la chair de poule (même si, entre un loup-garou et une poule, je ne miserais pas sur le gallinacée, dont l’espérance de vie doit tourner autour de trois dixièmes de seconde). Et si on creuse le texte, il s’appuie sur des références solides (depuis le conte du petit chaperon rouge à King et Cronenberg) et offre une profondeur thématique propice à la réflexion sur le rapport à l’autre, l’identité, la différence, le handicap, le genre, la maternité, la virilité, l’évolution, la monstruosité, la vérité…
Un roman au poil (de la bête).

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Quand on parle de cheveux, queue-de-cheval prend des traits d’union. Sans, ça donne un beau Fred bien membré (comme moi, quoi).

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