À la fin de l’épisode précédent, on s’était arrêté sur l’image française d’une urban fantasy toute jeunette, née au milieu des années 2000 et limitée à des chasses aux démons et à des amourettes avec des vampires, la réalité est très différente, plus ancienne, plus profonde, plus variée.
Au-delà des villes et du surnaturel abordés dans la partie précédente, de quoi parle l’urban fantasy dans le détail ? Ce quoi étant déterminé par le quand, revenons sur l’histoire du genre et sa genèse sur le temps long.
Genèse de la fantasy urbaine
Pour bien faire, il faudrait dresser un inventaire de l’imaginaire depuis les premiers mythes. Parce que l’urban fantasy est un genre attrape-tout, qui puise dans la mythologie, dans les légendes antiques et médiévales (esprits, fées, métamorphes, vampires, dragons…), dans plusieurs genres (fantastique, horreur, fantasy, gothique, romance, polar) et plusieurs formes narratives (littérature, ciné/TV, comics).
L’urban fantasy est issue d’un formidable gangbang, énorme par la somme d’inspirations et d’influences, et en prime d’une durée record. Il a fallu plusieurs décennies pour que chaque petit élément se mette en place, un truc par-ci, un machin par-là.
Un exemple, deux fois rien : quand Dracula décide de quitter son château moisi hérité d’une époque dépassée et paumé en pleine cambrousse roumaine pour s’installer à Londres, Bram Stoker fait glisser le vieux mythe du revenant glisse vers le monde moderne et vers la ville. On est encore loin de la fantasy urbaine, mais un petit quelque chose se dessine. Sachant que Dracula date de 1897, je te laisse imaginer la taille de cet article si on commence à énumérer tous les jalons du même tonneau qui marquent la préhistoire du genre…
Tout ça pour dire qu’un genre ne naît pas du jour au lendemain autour de deux ou trois bouquins sortis à un instant T et trois, quatre précurseurs dans la décennie qui précède. Le processus est en réalité très long et très complexe.
Pour la partie historique et sociale, je vous renvoie à vos cours sur les Trente Glorieuses. Ouais, parce que, n’en déplaise à nos fins analystes du haut de leur chaire, un genre littéraire naît d’abord de l’IRL avant d’être un rejeton des Lettres qui l’ont précédé.
Or donc, entre 1945 et 1975, perte de repères dans un monde redessiné de A à Z après la Seconde Guerre mondiale, boom de la population urbaine, fuite en avant où tout va toujours plus vite sans ce regard en arrière si cher aux personnages de romans, écartèlement entre l’infiniment petit (hyper individualisme) et l’infiniment grand (globalisation, consommation de masse, tourisme de masse), j’en passe et des meilleures (ou des pires quand on voit le résultat où ça nous a conduits). Les Trente Glorieuses sont aussi une période de révolte. Guerres d’indépendance des colonies, rock, punk, contre-cultures, mouvement LGBT, pacifisme, féminisme, libération sexuelle, mouvement des droits civiques américain, le monde entier râle et gueule, on dirait des Français.
Le monde change, les temps changent, la société change, laissant bien des gens déboussolés et/ou sur le carreau.
Autant de thèmes qu’on retrouvera en fantasy urbaine à travers des égarés confrontés à l’immense de la ville et à la solitude au milieu du plus grand nombre (cf. la perte de l’identité dans Neverwhere), des personnages borderline, réprouvés, parias (Le dernier magicien, Megan Lindholm/Robin Hobb), qui cherchent leur place dans le monde ou n’ont pu en trouver une qu’à la marge d’une société toujours plus régie par les normes et le conformisme. Des personnages très modernes confrontés à des choses très anciennes (entre tradition et modernité, comme diraient les historiens du Japon contemporain), comme une façon de recoller à un ancien temps auquel on a tourné le dos. À force d’avancer à marche forcée vers le futur, l’humanité à perdu le lien avec son passé, avec le merveilleux (et les monstres) d’antan.
L’urban fantasy, c’est le constat du désenchantement du monde et son réenchantement.
Le fond de l’urban fantasy repose sur la notion de communauté – qui doit vivre cachée pour éviter de se faire pulvériser – et d’ostracisme lié à la différence. On ne sera donc pas étonné qu’elle soit une “fantasy qui autorise un commentaire social explicite” (Jacques Baudou, La Fantasy), lieu d’une critique de notre belle société contemporaine, qui te vend de l’État de droit, de l’égalité et de la fraternité par pleines brouettes. Surtout si tu es un homme blanc hétéro riche et en bonne santé. Si tu ne cadres pas avec le profil de l’aryen WASP, si tu es une femme, noir, gay, handicapé, pauvre, immigré et/ou tatoué, c’est mieux si tu restes dans ton coin. Tu es différent, tu fais tache dans le paysage, tu es un monstre. Des monstres, il y en a plein l’urban fantasy, qui est une littérature du rapport à l’autre et du questionnement sur l’humanité et la monstruosité (héritage de la SF), avec comme idée maîtresse que les monstres ne sont pas ceux que l’on croit (Anthelme Hauchecorne, Âmes de Verre) ou que l’Autre, tout différent qu’il soit, a sa place de droit dans la société (cf. Charlaine Harris qui a conçu les vampires de La Communauté du Sud comme “a minority that was trying to get equal rights”).
En résumé, pendant les Trente Glorieuses, les bouleversements sociétaux et les changements dans les représentations créent un terreau sur lequel l’urban fantasy poussera (et pousse encore, puisque toutes ces thématiques restent d’actualité).
En parallèle, comme je disais plus haut à propos de Dracula, le fantastique et l’horreur ont tôt fait de commencer à rapatrier en ville les abominations campagnardes. Les arbres sont remplacés par les gratte-ciels, les grottes par le métro et les parkings souterrains, les ruines païennes par les friches industrielles. Et quand je dis tôt, c’est tôt : les premières œuvres de ce que j’appellerai la “paléo urban fantasy” naissent avant même le milieu du XXe siècle. Le roman Ballet de sorcières de Fritz Leiber, publié en 1943, aujourd’hui rangé en fantasy et horreur, ressemble tellement à de l’urban fantasy qu’on se demande pourquoi il n’est pas considéré comme tel plutôt qu’un simple précurseur… On pourrait en dire autant du Cirque du Dr Lao de Charles Finney.
Outre le binôme fantastique/horreur, l’autre genre qui va peser sur la naissance de l’urban fantasy, c’est… roulement de tambour… le polar. Ceux qui ont répondu “la fantasy”, vous avez perdu.
Le polar et le roman noir des années 50 explorent le côté obscur de l’humanité et… attention, ça va tilter de partout… s’inscrivent dans une réalité sociale, le plus souvent urbaine, qui les rend porteurs d’un discours critique. Au cœur du récit un personnage d’enquêteur, qu’il soit flic, détective privé, journaliste, toujours en marge de ses concitoyens et/ou de sa hiérarchie. Il traîne dans les milieux underground, fricote avec les parias de la société (criminels, clochards, prostituées…) et se confrontent aux pires monstres humains. On dirait Anita Blake, les vampires en moins.
Tout ça mis bout à bout, c’est ainsi qu’on arrive dans les années 70, période charnière s’il en est, qui voit la venue au monde d’une proto-urban fantasy via… nouveau roulement de tambour… la télévision.
Eh non, ce ne sont pas les lettres qui ont enfanté le genre, idem pour son développement ultérieur. En tout cas, pas seules, loin de là. J’ai été étonné en bossant le sujet de tomber sur une majorité d’approches monolithiques, qui voient les genres littéraires ne naître que de la littérature et n’évoluer en vase clos qu’en son sein. Sauf que voilà, on parle ici d’un genre ultra moderne, né à la fin du XXe siècle, époque à laquelle il existe d’autres supports narratifs et d’autres sources d’inspiration que les tomes poussiéreux. Ciné, télé, BD, jeu de rôle pèsent lourd dans la balance.
Or donc, nous sommes en 1972 aux States d’Amérique face à un écran cathodique. Mélange de polar, de fantastique, d’horreur, de SF, la série télé Kolchak: The Night Stalker (Dossiers brûlants en VF) met en scène un journaliste de Chicago qui investigue sur des affaires impliquant des trucs pas catholiques relevant du surnaturel (fantômes, sorciers, zombies, vampires, loups-garous) ou de la science-fiction (robots, extraterrestres). Parmi les diadoques de cette série et ses deux pilotes, cultes aux USA, on trouve X-Files (dont le versant fantastique de certains épisodes lorgne sur la fantasy urbaine) et de l’urban fantasy pur jus comme la série TV Supernatural ou les romans des Dossiers Dresden de Jim Butcher.
Si je devais donner une date de naissance à l’urban fantasy en tant que genre global (c’est-à-dire transmédia et pas juste littéraire), ce serait pile à ce moment : 1972-1975, la période de diffusion de Kolchak. Un enquêteur du surnaturel en milieu urbain, ça se pose là comme base du genre.
Dans le même esprit, on citera le personnage de Blade, qui voit le jour en 1973, jusqu’à avoir sa propre série de comics en 1975. Un chasseur de vampires lui-même à moitié vampire, combo appelé à faire des petits, beaucoup de petits. La profession est promise à un grand avenir (Buffy, Anita Blake), idem le motif du héros ou l’héroïne mi-humain mi-surnaturel (dans les séries du même nom Mercy Thompson est coyote-garou et Cassandra Palmer clairvoyante ; dans La Communauté du Sud, Sookie Stackhouse a le don de télépathie). La médaille d’or de la double figure artistique revient au personnage d’Angel (Buffy contre les vampires et série éponyme).
La filiation de l’urban fantasy avec les comics brille par son absence dans les articles et les bouquins que j’ai parcourus, le sujet mériterait d’être creusé. Entre le cadre urbain, des gus avec des pouvoirs qui luttent contre d’autres types avec des pouvoirs, le côté underground et identité secrète, des éléments de discours communs sur la marginalité, pas mal de traits relient le monde des robes de magicien à celui des collants super-héroïques. Vu le poids des comics aux USA, ce serait étonnant que certains auteurs d’UF n’y aient pas puisé leur inspiration.
1975, dernier épisode de Kolchak, début de Blade solo (aucun lien de parenté avec Han), mais pas que. Cette année-là sort Salem de Stephen King. Si le titre n’a en rien influencé l’urban fantasy, il marque la fin d’une époque. Dernier grand roman à traiter du vampire sur le mode traditionnel hérité de Dracula, il faudra après lui réinventer ce vieux mythe fatigué. Ce que feront par exemple Anne Rice et son Entretien avec un vampire qui ont eu une influence notable en urban fantasy, puisque la réinterprétation du vampire servira de nouveau modèle.
Salem raconte aussi la disparition d’une petite communauté rurale. La campagne est morte, vive la ville !
Pierre de touche de tout ce bazar, la fantasy ! Bah oui, quand même, fallait bien en parler à un moment. On s’attendrait à une influence majeure, il s’agit en réalité du parent pauvre. Le rapport à l’autre et au monde est hérité de la SF, l’ambiance dark et underground ainsi que le discours critique viennent du polar, le décalage surnaturel/univers urbain contemporain porte la marque du fantastique. De la fantasy ne viennent pour l’essentiel que la magie, les morts-vivants, les lycanthropes et la poussière de fée que sniffent les auteurs pour nourrir leur inspiration.
Cela dit, au-delà des oripeaux surnaturels tape-à-l’œil, la fantasy classique (qu’à l’époque on appelait juste fantasy ou heroic fantasy ou sword and sorcery ou, en France, médiéval-fantastique – c’était déjà pas clair avant même de s’encombrer de 12000 sous-genres à partir des années 90…) a eu sa petite influence… comme contre-modèle. La faute à Tolkien, enfin pas lui mais tous les pisse-copies qui se sont engouffrés à la suite du Seigneur des Anneaux. La fantasy s’est trouvée redéfinie à coups de “forcément” : ça se passe forcément dans un univers imaginaire, forcément issu d’un worldbuilding de malade qui occupe la moitié du récit, récit qui aura forcément les proportions d’une saga de plusieurs milliers de pages, avec forcément des elfes et des nains qui forcément se détestent. Des milliers de clones du SdA verront le jour à partir des années 60, sans imagination pour la plupart, soit un comble pour un genre de l’imaginaire. Ce qui fera dire à China Miéville en 2002 que Tolkien est le “Big Oedipal Daddy”, ce père à tuer pour proposer une autre fantasy qui n’ait pas déjà été écrite et lue (“Tolkien – Middle Earth Meets Middle England”, Socialist Revue n°259). Et il faut reconnaître qu’il a raison, parce que de la fantasy tolkienienne épique, on en bouffe dans les années 60, 70 et 80. Le genre a le vent en poupe et déborde des bouquins pour atterrir sur les tables de jeu (parution du jeu de rôle Donjons & Dragons en 1973) et les écrans de cinéma (Conan le Barbare, Dar l’Invincible, Kalidor, Les Barbarians, Willow…). On comprend que certains soient gavés de l’overdose…
Sinistrées en musique – on parle d’une décennie qui s’ouvre sur La danse des canards et s’achève sur La lambada – les années 80 voient au contraire en fantasy un bouillonnement expérimental tous azimuts. Pendant qu’une partie des auteurs du genre repousse le merveilleux vers des univers imaginaires toujours plus éloignés du quotidien, d’autres vont au contraire essayer de le reconnecter à notre monde. Tim Powers claque de la magie égyptienne dans le Londres de 1810 avec Les Voies d’Anubis (1983) et fonde le steampunk. La même année, Terry Pratchett inaugure Les Annales du Disque-Monde avec La huitième couleur, qui parodie les clichés de la fantasy, preuve que le genre commence à tourner en rond à force de réécrire Howard et Tolkien. Le roman de Pratchett se déroule en ville (comme par hasard…), à Ankh-Morpork, et met en scène un personnage très XXe siècle dans l’âme : un touriste. En 1987, Glen Cook lance Garrett, détective privé en transplantant les mécanismes du polar des années 50 dans un univers médiéval-fantastique où la cité de Tonnefaire occupe la majeure partie du décor. Je pourrais citer encore plein d’autres titres et auteurs, élargir à d’autres médias comme le cinéma (i.e. Les Aventures de Jack Burton dans les griffes du Mandarin de John Carpenter et Highlander avec Christophe Lambert), mais chacun aura compris l’idée d’un entrecroisement entre notre monde, l’imaginaire, la ville, la modernité.
La chose ne se limite pas à la littérature, elle imprègne l’ensemble de la société. En 1981, Brunvand, un universitaire américain, publie The Vanishing Hitchhiker, ouvrage qui popularise la notion de légende urbaine. Il l’a écrit, parce qu’il s’était rendu compte que parmi ses étudiants circulaient un tas d’histoires formant un folklore moderne ; le bouquin a marché, parce qu’il parlait au plus grand nombre. Les légendes urbaines reflètent les problématiques contemporaines en passant par la vieille notion de mythe.
En cette décennie des eighties où le fluo est roi, réinventer la mythologie en l’adaptant au monde contemporain, urbain dans sa majorité, est dans l’air du temps. L’heure est mûre pour la naissance de l’urban fantasy…
Dossier urban fantasy / fantasy urbaine :
– Épisode 1 : définition et classification
– Épisode 2 : une longue genèse
– Épisode 3 : naissance et évolution
– Épisode 4 : d’autres villes, ailleurs en fantasy