Route 666
Roger Zelazny
Hélios (Mnémos)
Un titre pareil fleure bon l’horreur satanique à deux ronds cinquante. C’est déjà mieux que la première édition française de 1974, Les culbuteurs de l’enfer, qui, elle, sentait la nique tout court.
Perdu (ou dommage, c’est selon), ni épouvante ni classé XXX. Mister Z nous embarque dans du post-apo “à la Mad Max”. Guillemets de rigueur, Route 666 est sorti dix ans avant que Mel Gibson ne taille la route à l’écran.
Damnation Alley paraît en 1967 sous forme de novella (machin flou quelque part entre la très longue nouvelle et le très court roman), avant de devenir un roman deux ans plus tard. De l’aveu de Zelazny, la première version est meilleure que la seconde.
Le bouquin a été adapté au cinéma en 1977 (Damnation Alley en VO, Les survivants de la fin du monde en VF, gros nanar dans toutes les langues), violé et transformé en film de zombie pourri en 2001 (Road 666) – faudrait être aveugle et débile pour ne pas capter où le scénariste est allé piocher son pitch…
Sans constituer un titre majeur de la biblio de Roger “Princes d’Ambre” Zelazny ni une œuvre fondatrice du genre – on trouve déjà de l’holocauste nucléaire, de la peste et des pérégrinations routières chez Wilson Tucker dans The Long Loud Silence (1952) – Damnation Alley a marqué les esprits et la science-fiction. En vrac, la série de romans Câblé de Walter Jon Williams, Fallout dans le domaine du jeu vidéo, le personnage Snake Plissken de John Carpenter, ainsi qu’une franchise de films qui a eu son petit succès : Mad Max. Sans parler des hordes de pillards venus picorer des idées en loucedé pour leurs romans/films/séries. On a vu pire destinée.
Le roman n’est pas exempt de défauts, à commencer par son titre français. Allusion à la route 66 qui traversait les trois quarts de l’Américanie de Santa Monica à Chicago et vice-versa, parsemée d’embûches infernales dans cet univers d’apocalypse : une highway to hell qui ferait plaisir aux Petits chanteurs à la croix de bois à AC/DC. De 66 au chiffre de la Bête, il n’y a que six pas. Sauf que la traduction ne me paraît pas judicieuse et source de contresens. A l’époque où Zelazny a écrit son roman, il existait une vraie route 666 qui reliait l’Arizona, le Colorado, le Nouveau-Mexique et l’Utah. Elle a changé de nom depuis à cause de sa numérotation connotée mauvais genre. En attendant, Zelazny n’aurait pas (et n’a pas, j’ai vérifié dans le texte en VO) employé ce chiffre, qui eût été source d’erreur. Perso, quand j’ai lu la quatrième, je me suis demandé comment Hell Tanner comptait aller d’ouest en est en suivant une route orientée sud-nord.
Hell Tanner, tant qu’on en parle… Anti-héros par excellence, bad guy qui pourrait attirer la sympathie s’il n’était pas un criminel violent, trafiquant, meurtrier, violeur, tout content de posséder un poignard SS… Un CV et un casier longs comme l’organe de Siffredi. Au bout d’un moment, plus moyen de jouer sur le romantisme du Hell’s Angel, motard et brigand libre comme l’air. Le type est un tel fumier qu’on a envie de le voir crever au bout de dix pages… et il va falloir le supporter encore deux cents autres.
Même si on se doute que le trajet aura valeur de quête rédemptrice, comment veux-tu racheter un type pareil ? Zelazny a tellement chargé la barque d’entrée qu’il est impossible de s’identifier à Tanner. Même s’il essaye de corriger le tir et d’humaniser le personnage par la suite – thème classique de la quête, du voyage et de la route qui te transforment –, non, je n’ai jamais réussi à oublier qui il était au départ (viol et torture, hein, pas le petit délinquant au cœur d’or sous sa carapace de gros dur).
Reste enfin le cas des inserts destinés à gonfler la novella en roman. Après coup, Zelazny reconnaîtra qu’ils n’ont pas été la meilleure trouvaille de sa carrière. Il a raison, l’animal.
Ces passages situés dans la ville de destination, Boston, sont censés servir à augmenter la tension. La situation part en vrille, restera-t-il quelque chose ou quelqu’un debout quand Tanner pointera le bout du nez ? C’était la théorie… En pratique, des flashes pas utiles voire contre-productifs. D’une part, l’épopée de Tanner en devient hachée et perd en tension dramatique. D’autre part, il ne sait rien de ce qui se passe à Boston (le texte insiste assez sur l’impossibilité de communiquer à longue distance) et il aurait été plus malin de laisser le lecteur dans la même situation. L’inconnu aurait mieux valu que la dilution.
Route 666 mérite pourtant le coup d’œil. Entre aventure et monde aussi hallucinant qu’halluciné, les qualités du texte rattrapent ses défauts. De l’action, du vroum-vroum, du pan-pan, de l’humain aussi, quelque part entre Le salaire de la peur et Au cœur des ténèbres, les radiations en plus.
Le roman retranscrit la hantise nucléaire des années 50-60, époque où tout pouvait péter du jour au lendemain. Le coup de gueule de trop entre Soviétiques et Américains et paf ! ça partait. Quand Zelazny écrit Damnation Alley, la crise des missiles de Cuba est encore dans toutes les mémoires (excepté celle de JFK, étalée sur le capot de sa voiture).
La thématique a nourri beaucoup d’auteurs. Il est amusant de constater avec le recul que ce qui les chagrine n’est pas tant la disparition possible de l’humanité que la fin de la civilisation organisée. La mort est moins grave que le bazar… L’humanité et son sens des priorités… C’est d’ailleurs ce qui motivera Tanner. Il n’a pas sa place parmi la société des hommes… mais encore moins parmi les chauve-souris mutantes qui peuplent les villes mortes qu’il traverse. Mû par la préservation de son petit univers à lui, du monde qu’il connaît, même s’il le déteste, vive l’altruisme…
Récit estampillé guerre froide mais pas que. Route 666 emprunte au roman de chevalerie. Tanner, chevalier noir qui aurait troqué l’armure et le palefroi pour un blouson de cuir et une moto. Un chevalier et sa monture, comme ils disent dans K2000… et “l’enfer le suivait” (ça, c’est dans la Bible, passage des Quatre Cavaliers), il ne se prénomme pas Hell pour rien. Le road-trip tient de la quête arthurienne. A défaut d’apporter la lumière divine par le biais du Graal, le triste sire Tanner a pour mission de sauver, gagnant au passage le pardon pour ses crimes (au moins sur le papier).
Western aussi, avec ses grands espaces sauvages, sa version post-apo de l’attaque de diligence et son cow-boy solitaire. On retrouve le même phénomène d’inversion qu’avec le roman de chevalerie : ici, Tanner se dirige vers l’est au lieu du Wild West. Western d’un nouveau genre, comme le spaghetti qui émerge à la même époque au cinéma, où il n’est plus question que le gentil shérif aux bottes immaculées fasse triompher l’ordre et la loi pour le bien commun. Tanner incarne la violence, l’amoralité, les motivations individualistes, l’absence d’attaches, la marginalité. Bref un héritier du Conan de Robert Howard, lequel n’a pas seulement fondé l’heroic-fantasy mais a aussi marqué en profondeur la notion d’anti-héros tous genres confondus.
Héritage enfin des épopées classiques, L’Odyssée et L’Enéide, road-trips post-apo avant l’heure (des histoires de vadrouilles après la destruction totale d’une cité, ça colle à la définition). Tempêtes, tornades, pluies de rochers, zones irradiées, monstres mutants géants, char d’assaut en guise de cyclope, le menu de Route 666 n’est pas sans rappeler celui des grands chefs Homère et Virgile.
Court et pêchu, Route 666 vaut surtout pour ce qu’il y a sous le texte et en dehors. En dessous, une définition du post-apo qui ne se limite pas à la science-fiction où on a coutume de le cantonner. Genre transversal et touche-à-tout, qui tient ici autant à la SF qu’à la fantasy, au western, à l’épopée, au roman de chevalerie : une chanson de geste moderne.
En dehors, une postérité assez conséquente pour que le bouquin ait donné l’impression de fonder un genre, celui du road-trip post-apo. S’il existe des précédents qui battent cette idée en brèche, il n’en reste pas moins que Damnation Alley en est devenu le canon, donc un incontournable.
Un titre qui a retenu mon attention, à savoir si l’attention se transforme en achat, c’est à voir ! 😉
C’est bourrin, mais ça vaut le coup. 😉