“Καὶ εἶδον, καὶ ἰδοὺ ἵππος χλωρός,
καὶ ὁ καθήμενος ἐπάνω αὐτοῦ ὄνομα αὐτῷ ὁ Θάνατος,
καὶ ὁ ᾅδης ἠκολούθει μετ’ αὐτοῦ.”
Aujourd’hui, je débarque à Malombre. Pour la discrétion, râpé. Pas tant à cause de mon canasson pâle des genoux, mais l’enfer me suit, voyez, alors les arrivées en loucedé, je peux faire une croix dessus. Remarquez, les croix, dans mon métier, c’est dans le ton.
Rouge
Pascaline Nolot
Gulf Stream
Quatrième :
Accroché au versant du mont Gris et cerné par Bois Sombre se trouve Malombre, hameau battu par les vents et la complainte des loups. C’est là que survit Rouge, rejetée à cause d’une particularité physique. Rares sont ceux qui, comme le père François, éprouvent de la compassion à son égard. Car on raconte qu’il ne faut en aucun cas toucher la jeune fille sous peine de finir comme elle : marqué par le Mal. Lorsque survient son premier sang, les villageois sont soulagés de la voir partir, conformément au pacte maudit qui pèse sur eux. Comme tant d’autres jeunes filles de Malombre avant elle, celle que tous surnomment la Cramoisie doit s’engager dans les bois afin d’y rejoindre l’inquiétante Grand-Mère. Est-ce son salut ou bien un sort pire que la mort qui attend Rouge ? Nul ne s’en préoccupe et nul ne le sait, car aucune bannie n’est jamais revenue…
Malombre, pour vous situer le patelin, est paumé en plein Moyen Âge et au fin fond de la cambrousse. Dans ce village vivent des villageois, jusqu’ici rien de scandaleux. Ces pécores sont comme la plupart d’entre vous : des gens dits “normaux”. Soit des monstres d’inhumanité régis par la peur, le mépris, la haine, la conviction fanatique que tout ce qui n’est pas comme eux incarne le Mal et doit être détruit.
L’héroïne éponyme – Rouge, donc – n’est pas comme les autres. Elle est “différente”. Avec des guillemets à l’écrit ou en baissant la voix à l’oral, comme si la chose était contagieuse. Parce qu’elle n’est pas comme les autres et le porte sur la figure, Rouge va en prendre plein sa tronche défigurée par une tache de vin XXL en mode tout le cubi y est passé. Une histoire de délit de sale gueule que connaissent bien les personnes handicapées et les victimes de racisme. Notez que ça vaut aussi pour les écarts moins tape-à-l’œil (handicap invisible ou homosexualité) par rapport à ce qui est considéré comme la norme : dès que ça se sait, grillé, marqué au rouge et plus fréquentable.
Et c’est là qu’on atteint les limites de la chronique. Je pourrais pondre un laïus de trois cents pages sur l’enfer quotidien d’être autre, le regard condescendant sur le handicap, le mépris, les insultes, les silences gênés ou hautains, le rejet, la stigmatisation, le rôle de bouc-émissaire, les violences physiques, verbales et psychologiques, tout ce que vit Rouge à Malombre. Tout ce que je vis depuis quarante ans. Ça ne servirait à rien. Les handicapés qui me lisent connaissent déjà le problème pour être plongés dedans jusqu’au cou, je ne vais rien leur apprendre sur la question. Quant aux valides, neurotypiques, “normaux”, ils ne comprennent pas, moitié parce qu’ils ne savent pas ce que ça fait de vivre un enfer de chaque seconde, moitié parce que comprendre nécessite un effort alors que le rejet non, solution de facilité et de paresse qui ne demande que de tourner le dos.
Alors on fera court. Disons que d’après mon vécu du sujet, Pascaline Nolot a très bien rendu le calvaire de son héroïne, sa solitude, l’impossible communication avec ceux qui l’ont condamnée d’avance sans même lui laisser une chance, ses vains espoirs que peut-être les choses s’arrangeraient avec le temps, la haine des meneurs, la lâcheté des suiveurs, l’inhumanité de ces mal-nommés bien-pensants qui ne réfléchissent pas une seconde à la monstruosité de leurs actes.
Parmi les figures du village présentées dans la première partie du roman, j’ai beaucoup apprécié le père François et le traitement ambivalent de la religion. Le curé du village se retrouve coincé face à un discours religieux, qui partait d’un bon sentiment pour garder les ouailles dans le droit chemin et les mener au salut en les éloignant des œuvres sataniques, mais qui dans la pratique tourne à la haine aveugle de tout ce qui est soupçonné du moindre vague lien avec le diable (encore un rouge), sans chercher plus loin que “c’est louche, au bûcher”. Sa miséricorde ne pèse pas bien lourd face au fanatisme des âmes dont il a la charge, plus royalistes que le roi, plus inquisitrices que Torquemada qui a pourtant placé la barre très haut en matière de fantaisies pyrotechniques.
Excellent choix d’écriture que d’avoir fait de l’homme d’église le moins fanatique de la bande, rattrapé et dépassé par le propos de sa propre religion, pauvre diable (sic) qui se démène comme il peut pour canaliser la folie et l’intolérance du village, avec en prime la culpabilité d’en être pour partie responsable.
Plutôt qu’une charge bourrine anticléricale et antireligieuse, le texte est écrit avec finesse. Parce qu’on parle souvent de la responsabilité de l’Église dans l’obscurantisme, les guerre de religion, tout ça, à juste titre hein, on ne peut pas nier la réalité historique du bourrage de crâne et ses conséquences en termes de boucherie. Mais les fidèles aussi ont du sang sur les mains, à tout gober, à suivre comme des moutons, avec le cerveau éteint et zéro recul critique, prompts à jeter la première pierre juste par exutoire, par facilité de la haine de l’autre, sur lequel on projette ses frustrations, ses échecs, ses peurs (et ses cailloux).
Finesse parce que le propos de Nolot dépasse le strict cadre religieux. La haine de l’autre est un marronnier du discours politique, qui joue moins sur l’intelligence des programmes que sur l’affect du quidam. Rouge pourrait tout aussi bien s’intituler Juive et se dérouler dans un bled allemand des années 30. C’est tout le sujet de l’essai de William S. Allen, Une petite ville nazie, sur la montée du nazisme dans un patelin oridinaire peuplé de gens ordinaires, l’enracinement d’un discours plein de promesse de salut (le retour à la grandeur de l’Allemagne, la sortie de la crise économique, la sauvegarde face au péril rouge communiste), l’endoctrinement, la fanatisation, pour aboutir à la guerre et à l’extermination.
Et pour ceux qui penseraient que le Moyen Âge et la Seconde Guerre mondiale remontent à loin et qu’on n’en est plus là, on a encore en 2020 l’embarras du choix en matière de discours de haine.
Ce roman contient une sacrée dose d’intelligence et offre une mine de réflexion… pour peu qu’on fasse l’effort de réfléchir, ce qui est loin d’être acquis… Si la lecture était capable d’ouvrir l’esprit, depuis le temps qu’elle existe, ça se saurait…
Rouge ne se contente pas d’être une réécriture du petit chaperon de la même couleur. Ouais, parce que pour ceux qui aurait loupé le coche, quand ton héroïne s’appelle Rouge et qu’elle se retrouve parachutée au milieu des loups, avec un panier d’offrandes pour une mystérieuse Grand-Mère planquée au fond des bois, c’est signé. Réécriture, réappropriation, refonte intégrale même, avec beaucoup d’autres références par-dessus. Tu sens que Nolot ne s’est pas juste dit “tiens, je vais reprendre le truc en changeant deux ou trois détails et ça fera une jolie histoire anodine”. Ce genre de démarche – écrire sur rien – n’aurait aucune espèce d’intérêt. Rien n’est anodin dans ce livre qui propose un travail magistral sur ce qui est au cœur de l’écriture : la thématique.
Même le titre, tu peux passer des plombes à méditer dessus. Rouge. C’est court, ça claque. Très connoté, le rouge. “Le rouge c’est la couleur de quoi ? Le rouge c’est la couleur du sang, le rouge c’est la couleur des indiens ! C’est la couleur de la violence !” disait le personnage de Benoît Poelvoorde dans C’est arrivé près de chez vous. Le rouge, c’est aussi une couleur primaire, commune, basique, un mot courant, simple, pas plus terrible qu’un autre en soi. Sauf qu’entre les mots et leur emploi, il y a une marge. Quand le père de Rouge la baptise de ce nom en le lui crachant au visage, j’ai repensé à l’usage du terme “pédé” dans les années 80. Mot pas anodin, lui, puisque relevant de l’insulte, mais employé à l’époque, à toutes les sauces dans les films, les séries, la rue, les cours de récré, jusqu’aux sketches des Inconnus (“Valjean, t’es qu’un pédé” dans Les Miséroïdes). Neutralisé par la surutilisation, il ne choquait personne. Normal. Ou pas. Mais alors pas du tout. L’homophobie ordinaire, dans les mœurs et les mots, tranquille Émile. Plus neutre parce qu’issu du vocabulaire médical, tu prends aujourd’hui le terme “autiste”, la façon dont beaucoup s’en servent, tu mettrais Untermensch, ce serait kif-kif. Employé comme un gros mot, une injure, une façon de désigner un zéro, un nase, un demeuré, un con, depuis les tréfonds du forum jeuxvideo.com, certes pas réputé pour sa flamboyance intellectuelle, jusqu’à une interview de François “Rends l’argent” Fillon en mars 2017. Banalisation du mépris par les neurotypiques qui ont en plus le culot de venir te faire la morale et de vouloir te donner des leçons d’humanité. N’importe quel mot, même une simple couleur, peut devenir le véhicule du rejet de l’autre.
Marrant de se dire que depuis des plombes les philosophes de tous bords ont cherché ce qui distinguait l’humanité du reste des créatures vivantes. Le langage, la station debout, la religion, l’art, les pouces opposables, la conscience de soi, le rire, tout y est passé en vain… C’est la haine ordinaire de l’autre. Parce qu’il est autre.
Tout ça pour dire que Rouge transcende son texte, au-delà de la narration, de l’histoire. Tu peux le lire en une soirée… et passer à côté de l’essentiel. Je lis vite, il m’a fallu deux semaines. Chaque chapitre, chaque paragraphe même, me renvoyait à quelque chose, me faisait rebondir dans mes pensées “comme une boule de flipper qui roule”. Un peu comme cette chronique qui n’en est pas une et tient plutôt de la somme de réflexions comme ça, en passant.
Le propos va bien au-delà de la première grille de lecture du conte et de la deuxième aussi. Rouge, c’est l’histoire du petit chaperon bien connu. C’est le thème des violences envers les femmes et de leur relégation au second plan. Ainsi, à Valombre, l’accès à l’école paroissiale du père François est réservé aux garçons, l’éjection de Rouge hors du village est liée à ses premières règles, il est question de viol, donc dire que la thématique féminine est évidente en est une aussi d’évidence. À un niveau plus global, des thèmes comme l’altérité, la violence et le rejet dépassent la notion de genre. Je me suis senti Rouge à la lecture. Ce bouquin a une portée universelle – le contraire serait dommage vu le sujet – et une bien plus grande profondeur qu’un simple “les apparences sont parfois trompeuses, les monstres ne sont pas toujours ceux que l’on croit”.
Alors attention, les âmes sensibles, si la plume de Pascaline Nolot est agréable à la lecture par ses tournures, son vocabulaire et une certaine poésie baudelairienne dans la forme, le récit est dur et violent. Comme les versions originelles des contes.
Quand on parle de contes de fées, beaucoup pensent Clochette, gentils elfes, licornes pétant des arc-en-ciel. Je vous explique : une licorne, en vrai, ça bouffe de la chair humaine et les elfes enlèvent des bébés pour leur faire subir des trucs pas racontables (l’ancêtre des récits d’enlèvements extraterrestres et du fantasme de la sonde anale du troisième type). Les premières versions des contes, avant d’être passées à la moulinette Disney, valent les mythes grecs : meurtres, incestes, viols, pédophilie, zoophilie, démembrements, cannibalisme, une fête du slip hardcore très édulcorée dans les retranscriptions modernes. Les contes d’origine sont hyper gores et pas du tout des histoires pour aider les tout-petits à s’endormir. Si ton gamin pionce après avoir entendu la mouture XVe siècle du petit chaperon rouge, c’est un sociopathe, un parfait petit Hannibal Lecter.
Rouge se situe assez loin de l’esprit Winnie l’Ourson, on se frotterait plutôt à un grizzly furibard. Ça pique. Et c’est bien, quand ça pique, ça signifie que le texte a quelque chose à raconter.
Quelque part, ce roman fait écho à Rambo premier du nom, aussi improbable que le parallèle puisse sembler.
Une balade en forêt, violente, initiée par un rejet et par le first blood qui lui donne son titre en VO.
Chaperon rouge et béret vert, même combat.
PS : si j’ai pu heurter certaines personnes dites normales à travers cette chronique, sachez que je n’en suis pas le moins du monde désolé. On récolte ce qu’on sème et, pour paraphraser l’ami John, vous avez versé le premier sang, pas moi.
(Ce roman a été récompensé par un K d’Or.)