Une petite ville nazie – William S. Allen

Une petite ville nazie
William Sheridan Allen

10/18

Quand tu étudies le nazisme, tu en reviens toujours à la question fondamentale : comment ça a pu arriver ?
Des tas d’historiens ont très bien expliqué le phénomène au plan global de l’Allemagne, Allen, lui, s’intéresse à l’échelle locale. On ressort de son bouquin avec le sentiment que la microhistoire est plus effrayante que toute la littérature d’épouvante réunie.

Une petite ville nazie William Sheridan Allen couverture 10 18

Les facteurs de la montée du nazisme sont connus que nombreux. Humiliation du traité de Versailles, élites qui portent à droite, absence de tradition démocratique, crise économique de 1929, crise politique interne de la République de Weimar, dynamisme du parti nazi, et cetera, et cetera. Une touche de ci, une pincée de ça et à l’arrivée, ça donne un faisceau complexe qui a fait que. Un faisceau très flou, qui brasse de grandes généralités.
Les premières images qui viennent du parcours nazi sont du même tonneau, ample et vaste. Le Reichstag en flammes, les gesticulations et vociférations de Hitler, les défilés berlinois de SA, les maousses rassemblements à Nuremberg… La partie visible et spectaculaire d’un iceberg en forme de croix gammée.

Une petite ville nazie, c’est l’histoire d’un patelin lambda en Basse-Saxe, Thalburg dans le bouquin, Northeim dans la réalité. Une ville ordinaire avec des gens ordinaires pendant la période 1930-1935, qui correspond à la conquête et à la confiscation du pouvoir par le NSDAP.
L’idée d’Allen, c’est de confronter les belles et grandes théories au concret de l’échelon local. Loin des shows son et lumière et des figures de premier plan du national-socialisme, son étude se penche sur le quotidien des Allemands, sur la base du parti nazi, sur l’ancrage du second dans le premier. Comment ça s’est passé “en vrai”, dans la réalité d’un citoyen du fin fond de l’Allemagne ?
La petite échelle offre à Allen un corpus de sources fini, assez étoffé pour avoir de la matière, assez limité pour ne pas nécessiter six cents ans d’épluchage d’archives. Il se livre à un travail d’historien autant que de sociologue, très documenté, donc parfois aride. Mais les passages qui t’ennuient, tu les sautes et tu reprends plus loin, parce que c’est un ouvrage à lire.
Pourquoi à lire ? Beaucoup d’éléments qui ont conduit à la nazification de Thalburg-Northeim, dans les mécanismes comme dans le contexte, marchent encore du tonnerre à l’heure actuelle. La crise et le pouvoir d’achat, les programmes électoraux attrape-tout, les discours politiques qui misent moins sur l’argumentation que sur la séduction, la défiance des citoyens envers les partis traditionnels qui moulinent dans la semoule, la rhétorique du contre plutôt que de la concorde pour capter les mécontentements… Et là je ne sais pas trop si je viens de décrire l’Allemagne des années 20-30 ou le fonctionnement de la vie politique en France là maintenant… Bref, tout ça pour dire que nos démocraties actuelles ne sont pas à l’abri d’un aller simple vers la dictature.

Une dictature c'est quand les gens sont communistes, déjà. Qu'ils ont froid, avec des chapeaux gris et des chaussures à fermeture éclair.

Mais revenons à nos Allemands de 1930.
La crise de 1929 met un peu de temps à toucher Thalburg. Ce sursis, c’est du pain bénit pour les nazis. Parce que même si les habitants sont épargnés dans un premier temps, ils savent que la situation sent le sapin, ils ont la trouille de voir la récession envahir leur belle petite ville. Et quelqu’un qui a peur, tu peux lui faire gober tout ce que tu veux. Surtout dans le cas du discours nazi qui ne s’adresse pas à la raison mais qui cherche à frapper les esprits.
Ce terreau propice va faciliter la tâche des militants au plan local, qui ne partaient pas gagnants vu le niveau moyen. Les premiers nazis de Thalburg, c’est la cour des miracles, un ramassis pas bien glorieux de bras cassés, de bourrins, d’aigris bas du front. Pourtant ils ont une qualité indéniable : le dynamisme. Ils défilent (en marche, comme dirait l’autre), ils se montrent, on ne voit qu’eux, partout, tout le temps. En plus, ils ont des beaux (?) uniformes, défilent en rang, ça fait sérieux et discipliné, ça en jette. Ça impressionne. Ce tour de prestidigitation donne l’illusion du nombre alors qu’ils ne sont pas tant que ça au début (une quarantaine sur 10000 habitants). Ils sont là, ils occupent le terrain, pendant que d’autres formations politiques brillent par leur absence.
Les premiers séduits, c’est la classe moyenne. On ne jettera pas la pierre au bourgeois pour avoir eu la trouille de tout perdre dans la crise, y avait de quoi faire dans son froc. Bon, par contre, avoir rejoint le NSDAP, ça, ça mérite un caillassage en règle. Toujours est-il que les effectifs se renforcent avec des gens éduqués et un peu plus malins que les premiers éléments, en un mot “respectables”. Ils savent s’adapter à la situation locale. En même temps, la chose n’a rien d’un exploit. Le discours et le programme nazis sont si nébuleux qu’aucun électeur ne pourrait définir avec exactitude ce fourre-tout. On y trouve du qui fait plaisir à tout le monde (sortir de la crise, sans plus de précisions, on ne voit pas trop qui serait contre), du qui flatte à droite (les communistes, c’est des vilains pas beaux), du qui flatte à gauche (la révolution, c’est trop de la balle), à l’extrême-droite (vive l’ordre et la discipline) mais pas à l’extrême-gauche (faut pas déconner non plus). Autant dire que chacun peut s’accrocher à un vague quelque chose, vu qu’il y a tout et n’importe quoi dans la rhétorique nazie. Tu m’étonnes qu’on peut la modeler au gré des besoins !
À Thalburg, “on improvise, on domine, on s’adapte” (citation anachronique du Maître de guerre). La population est à majorité protestante et pratiquante (86%), les nazis lèvent le pied sur les fantaisies païennes et jouent au contraire la carte de la religion. Les juifs sont peu nombreux (120), difficile de leur faire porter le chapeau de tous les maux, donc mollo sur ce versant au moins pour un temps (au final, un seul survivra aux persécutions antisémites). Le petit-bourgeois est un brin conservateur, les nazis se posent en rempart contre le socialisme.
À l’arrivée, le nazisme séduit un peu plus à chaque élection, par son dynamisme et, comme tous les partis d’extrême-droite, par son discours agglutinant, qui permet de bouffer à tous les râteliers de l’échiquier politique et récupérer les déçus, les mécontents, les anxieux et les déboussolés de tous bords. Parce que ce n’est que ça, sur le fond, un discours de la peur et du mécontentement. Le pire, c’est que ça marche… ça marche toujours (la preuve, aujourd’hui encore, une bonne partie des formations partisanes et de la presse font leur beurre avec).

Jusqu’à la douche froide du IIIe Reich une fois Hitler au pouvoir. La rhétorique nazie avait plu, l’État nazi beaucoup moins. Certes Thalburg va retrouver la prospérité économique en 1933-1934, mais à quel prix ?…
Sauf qu’il est trop tard. Les élections de mars 1933 sont les dernières dites “libres”, terme sujet à caution vu comment elles sont pipeautées (les communistes sont mis hors jeu suite au Reichstagsbrandverordnung). Dans la foulée, Hitler se fera voter les pleins pouvoirs et emballé c’est pesé, bienvenue dans un État totalitaire.
Au quotidien, ça passe par une atomisation du tissu associatif, parce qu’il ne faudrait pas que les gens se regroupent dans leur coin. Diviser pour mieux régner, un classique. En lieu et place, les associations et institutions du Reich pour bourrer les crânes et garder tout le monde à l’œil.
L’univers de l’Allemand moyen se divise en deux catégories : les obligations et les interdictions. Au revoir les notions de droits et de permission. Jusque dans les plus petits aspects du quotidien, ce qui est la caractéristique du totalitarisme : une emprise totale.
Écouter radio-Moscou, verboten. À la place, tu es obligé de faire le salut nazi, assister aux manifestations de masse et entretenir les tombes du cimetière municipal. Et ainsi de suite. L’enthousiasme retombant dès 1934, la terreur prend le relais à coups de brimades, arrestations, contraintes diverses et variées. On est donc loin d’une adhésion en profondeur, la nazification reste superficielle, en pilotage automatique. Chacun fait ce qu’on attend de lui pour éviter les ennuis, pas par conviction pour la majorité de la population.
Faute d’élections pour rectifier le tir après avoir déchanté, il faudra se farcir encore dix années de nazisme, qui a “corrompu la vie sociale, introduit un système fondé sur la terreur et l’autoritarisme, embrigadé les Thalburgeois dans une succession de manifestations de propagande abrutissantes et rituelles”.

C’était une ville ordinaire avec des gens ordinaires. Et puis un jour, c’est arrivé.

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