Tel Clint Eastwood caracolant dans Pale Rider, il nous arrive tout blême et tout poussiéreux après sa chevauchée depuis le fin fond des archives départementales.
On le connaissait surtout pour ses travaux sur la gendarmerie. Depuis, il a trouvé la lumière et décidé de s’intéresser aux gens de l’ombre à travers Propriété défendue, ouvrage qui ne porte pas sur les châteaux forts mais sur les voleurs.
Entre foufous de la matraque et malandrins, voici l’historien des gens pas fréquentables : Arnaud-Dominique Houte.
Propriété défendue, la société française à l’épreuve du vol XIXe-XXe siècle
Arnaud-Dominique Houte
Gallimard / Bibliothèque des histoires
Quatrième :
« Gare aux voleurs », « Ne tentez pas les pickpockets », « Protégez votre foyer », « Ne soyez pas cambriolable »… Ces slogans alarmistes qui saturent notre paysage sonore et visuel depuis plusieurs décennies témoignent d’une sensibilité aiguë au vol dont ce livre veut comprendre les fondements et les recompositions du XIXe siècle à nos jours.
Il s’ouvre au lendemain de la révolution de 1830, dans une France qui célèbre la propriété, quand s’impose une morale dure aux voleurs, appuyée par une justice impitoyable. La protection des biens inspire des politiques de sécurité publique et des pratiques de surveillance privée (les serrures se renforcent, les chiens aboient, les voisins épient). Solidement enraciné, ce consensus propriétaire résiste au défi des contestations politiques, des crises et des guerres du XXe siècle, mais il cède sous la pression des mutations sociales et culturelles qui s’accélèrent avec les années 1960-1970. Au temps des assurances et de la consommation de masse, le vol n’est plus la menace prioritaire ; plus banal, il n’en reste pas moins le principal facteur de l’insécurité moderne.
Fondé sur de foisonnantes sources originales, ce livre explore deux siècles d’histoire de France dans ses aspects les plus méconnus ; sous les auspices d’Arsène Lupin et de Jean Valjean, il s’intéresse autant aux exploits criminels des bandes organisées qu’aux menus larcins des voleurs de poules (ou même de livres) ; il questionne aussi bien le statut disputé des objets trouvés que le drame des pillages par temps de guerre. Essai érudit et enlevé, il éclaire notre rapport complexe à la propriété et au vol pour expliquer les enjeux contemporains de la sécurité.
Je ne sais pas si je dois remercier les éditions Gallimard de me faire gagner du temps ou les maudire de m’enlever le pain de la bouche – dans le ton pour une histoire du vol –, toujours est-il que la quatrième de couverture est une excellente chronique du bouquin et résume on ne peut mieux son sujet, son contenu, ses axes et sa méthodologie.
Je ne vois rien de plus à ajouter.
Bon, quand même…
Puisqu’on parle de vol, qui a piqué le “s” sur le trajet entre l’éditeur et l’imprimeur ? Nan parce que si je compare la couverture affichée sur le site de Gallimard et celle de mon exemplaire papier, constat sans appel : une lettre a été dérobée (et perso, même si la graphie au singulier se défend, j’aurais conservé le pluriel, qui fait davantage sens).
À l’auteur de cet inqualifiable méfait, Arsène Lupin alphabétique qui ne manque ni d’air ni d’s, j’adresse ce message : mon petit pote, tu es prié de te dénoncer ou au moins de rendre le produit de ton larcin, dont l’absence handicape les historiens spécialisés dans l’étude des Sassanides. Dans le cas contraire, tu finiras assassiné par des spadassins insaisissables.
Autre vol – décidément… –, celui du temps. Je serais Clio, j’inviterais mister Houte à vider ses poches fissa. J’ai recompté : il manque trente ans au début et vingt à la fin. Un demi-siècle porté disparu et Chuck Norris reste les bras ballants, on l’a connu plus réactif…
Le tronquage initial procède de raisons historiques : dans les années 1830, après la transition d’avec l’Ancien Régime des fantaisies révolutionnaires, fantaisies autoritaires impériales et fantaisies réac de la Restauration, on entre pour de bon dans la contempo. Quant au cut final, il tient à des raisons historiologiques : c’est trop près. Comme Thérèse, l’historien a besoin de recul (comment veux-tu, comment veux-tu…).
Dans le cadre d’une étude du vol, les bornes retenues tiennent la route sans rencontrer de bandits de grand chemin. Sacré tour de force dans un ouvrage où tu tombes sur des truands, tire-laines et coupe-jarrets au détour de chaque page.
Sur la période concernée (des années 1830 aux années 1970, donc), Propriété défendue livre une étude magistrale de son sujet. On n’est pas volé, ce qui est heureux, quoique contradictoire avec le propos, mais vaut mieux ça que l’inverse.
Alors attention, on s’embarque dans de l’érudit, du dense, de l’exigeant. S’agit pas d’arriver là-dedans en touriste. Les bases sont considérées comme connues, autant dire que des notions élémentaires d’histoire sont indispensables. Si ce n’est pas votre cas, je vous conseille de réviser d’abord en allant jeter un œil à la collection Points Histoire aux éditions du Seuil, qui propose de très bonnes synthèses, rédigées par des pointures à rendre jaloux Berthe au Grand pied (sans s pour le coup) et accessibles tant pour les lecteurs que leur porte-monnaie en version poche. La tranche 1871-1914 est d’ailleurs traitée par le même Houte avec le même brio dans la bibliothèque (ça nous change du colonel Moutarde démasqué comme un bleu dans le salon avec le chandelier).
Or donc, le vol. “Le vol, c’est la propriété” ont dit tout un tas de gens à la suite de Pierre-Joseph Proudhon. C’est lui qui a commencé avec son célèbre “la propriété, c’est le vol”. Raymond Babbitt a tranché (avec raison) le débat : la propriété, c’est la propriété et le vol, c’est le vol.
Houte étudie les deux, comme ça, tranquille, pas enquiquiné par les questions de tatati c’est tatata et vice-versa. Malin.
Qui vole ? Quoi ? Comment ? Pourquoi ? Qui est volé ? Comment les victimes le vivent-elles ? Comment la société perçoit-elle le vol ? Comment se protège-t-elle ? Que fait la police ? (Question intemporelle…) Comment l’État s’adapte-t-il avec son éternel train de retard, tant dans le domaine législatif qui fournit les outils théoriques, que dans l’application pratique via l’appareil judiciaire ?
En ressort non pas le vol mais une pluralité de vols. Variés, entre larcins de susbsistance, pillages de guerre, escamotages spectaculaires (La Joconde) et surtout fauche de convoitise dans une société de consommation de masse qui produit mécaniquement une masse consommée de vols. Des vols inégalitaires, à l’image de notre magnifique société moderne qui n’a au fond pas grand-chose à envier à celle de l’Ancien Régime. Le vol frappe d’abord les moins nantis. Les juges sont plus cléments avec les bourgeoises kleptomanes de la bonne (sic) société qu’avec ce pauvre – dans tous les sens du terme – Jean Valjean, envoyé au bagne pour une bouchée de pain. La législation suit le même chemin à “encadrer” (comprendre “interdire”) les pratiques de glanage, ramassage, récup, qui profitaient aux plus démunis. Jusqu’aux ordures ménagères qui se retrouvent “propriétarisées” !
Bienvenue dans un monde de droite (aka la France).
Une phrase de l’épilogue de Propriété défendue résume tout le sujet du vol et de la propriété sur la période concernée : “les prédations sont nécessairement liées à l’inégale distribution des ressources, ainsi qu’aux effets de stigmatisation qui l’accompagnent”. En clair, y aura moins de voleurs le jour où le capitalisme et le libéralisme arrêteront de fabriquer des pauvres et de leur chier dessus.
Ce jour n’arrivera jamais, on n’en prend pas le chemin.
10% de la population détiennent 92% de la richesse mondiale et les plus riches (1% de la population mondiale) en possèdent à eux seuls 44%.
Alors je suis pas expert en économie, en histoire sociale ni en combat au fenouil, mais j’ai deux, trois notions d’histoire militaire (en vrai, c’est ma spécialité), ce qui ne semble pas être le cas des accapareurs d’oseille. On croise quelques exemples dans l’histoire de hauts faits guerriers à 1 contre 9, des Camerone, des Rorke’s Drift. C’est rare quand même (et donc très ambitieux d’espérer reproduire l’exploit). Mais alors à 1 contre 99, personne n’a jamais gagné. Donc le jour où ça va péter… Parce que ça finira par péter…
Ça va pas bien se passer. Ça se passe jamais bien, les changements majeurs, qu’ils soient sociaux, politiques, économiques…
“Jusqu’à présent tout pas nouveau dans l’histoire n’a été réellement accompli qu’après avoir reçu le baptême du sang.” Mikhaïl Bakounine
On pourra m’objecter que le père Valjean cité plus haut s’en tire à bon compte, vu qu’il s’agit d’un personnage de fiction. C’est pas faux. T’inquiète, Propriété défendue regorge d’un tas d’exemples de vrais gens envoyés en vacances à l’ombre pour des cacahuètes. L’adage dura lex sed lex n’aura jamais été si bien illustré. On regrettera que le mode d’emploi se soit perdu quand il a fallu se pencher sur les cas plus récents des Cahuzac, Balkany, Fillon, Sarkozy et autres Robin des Bois des temps modernes, moins robins qu’aristos et pas tellement boisés non plus.
Mais en attendant qu’un disciple d’Hérodote publie une Histoire des pignoufs pris la main dans la boîte à gâteaux, la justice française à l’épreuve des magouilleurs XXe-XXIe siècle(s), revenons-en à l’ami Valjean. Houte cite le Jeannot et d’autres bandits de fiction, comme les Pieds Nickelés (j’adore !), Fantomas et Arsène Lupin. Romans, BD, cinéma… et discours politiques, tout l’univers des représentations y passe. Parce que le vol, c’est la propriété du fait concret répertorié par pleins cartons dans les archives judiciaires, mais pas que.
L’étude d’une société passe par les représentations qu’elle produit, qui sont autant de sources historiques en ce qu’elles racontent les mentalités, le contexte, les évolutions. Qu’elle se veuille reflet fidèle, portrait en négatif, hyperbole, fantasme, académique ou iconoclaste, moralisatrice ou rebelle, une représentation, toute fictive qu’elle soit, raconte quelque chose de la réalité historique qui l’a vue naître.
Même s’il reste un dernier carré de vieux tromblons pour défendre cette conception dépassée, l’Histoire n’est pas que tableaux statistiques et sources matérielles archéologiques. J’ai beaucoup pensé à Paul Veyne en lisant l’essai stimulant du gars Houte, à son “roman de l’histoire”. Propriété défendue aurait pu être une histoire-bataille des grands affrontements entre gendarmes et voleurs ou une histoire sérielle pleine de tableaux de chiffres, courbes statistiques et graphiques arides. Bien sûr qu’il y a du fait marquant et du chiffre, qui restent les outils de base de l’historien, mais il y a, par-dessus, un récit autour de deux intrigues entremêlées, celle du vol et celle de la propriété. Ce livre raconte son sujet, c’est pas juste un Powerpoint XXL qui se bornerait à la présentation soporifique d’un travail de recherche.
Seul regret, devoir attendre quelques années une édition augmentée intégrant la toute fin du XXe siècle et le début du XXIe – évoqués en épilogue pour la traditionnelle (et très pertinente) ouverture en conclusion.
Parce que deux éléments font sentir leur absence dans cet ouvrage :
1) Le meilleur tuto pour protéger sa maison des cambriolages, à savoir le film Maman j’ai raté l’avion (1990).
2) Un chapitre consacré au FNLJ (Front de libération des nains de jardin) qui a beaucoup fait parler de lui entre 1996 et 2009. Derrière l’aspect débiloïde apparent, il y a matière à étude. Quand le vol devient potache, c’est bien le signe de sa banalisation dans les mentalités comme dans les faits. Je ne pense pas que l’auteur me contredira sur ce point. Arnaud, tu as l’occassion de devenir l’historien des nains de jardin, ne la laisse pas passer.
Que le seul défaut de cet essai soit l’absence de nains de jardin en dit long sur sa qualité à tous les niveaux (fond, forme, méthodologie…). Propriété défendue s’impose comme un ouvrage de haut vol !
(Cet ouvrage a été récompensé par un K d’Or.)