Y a-t-il figure plus emblématique du Japon que le ninja ?
On va me citer les samouraïs, les geishas, l’Empereur, les écolières en uniforme… Je me contenterai de me boucher les oreilles en chantant lalala pour ne pas entendre ces esprits chagrins qui font rien qu’à m’embêter.
Avant de sombrer dans une gigantesque foire à la déconne, le ninja, c’est du sérieux. Ne pas se moquer d’un type capable de se cacher sous votre lit pour mieux vous égorger dans votre sommeil semble frappé du sceau du bon sens.
Découvrons ensemble l’invité incontournable des soirées pyjama : le ninja !
Le pouvoir de dire un nom
Ninja (忍者) ou shinobi (忍び), kif-kif bourricot, tout dépend de la lecture des kanji. Le terme ninja est plus récent (période Edo) et contemporain de l’émergence d’une vision romancée qui tournera avec le temps au portnawak.
On trouve également une foultitude de termes et périphrases pour les désigner (乱破, 素破, 水破, 出抜, 突破, 透破, 伺見, 奪口, 竊盗, 草, 軒猿, 郷導, 郷談, 物見, 聞者役, 歩き巫女…). Mes préférées sont le “le singe sur le toit” (軒猿) et “herbe” (草), ce dernier n’ayant aucun rapport avec la consommation de substances illicites à l’image d’une autre confrérie (Hashishin) mais avec leurs capacités à se fondre dans le décor (comme les snipers en ghillie) ou à jouer les agents dormants qui s’enracinent dans leur environnement.
Il existe enfin quelques termes formés sur Iga et Kōga, deux provinces productrices de ninjas. La tradition veut que le ninjutsu y soit né.
Pour les femmes, on parle de kunoichi (くノ一). Il existe plusieurs théories sur l’étymologie de ce terme. L’une veut qu’en combinant く, ノ et 一, on obtienne le kanji pour “femme” (女).
Les mystères de l’Orient
L’origine des ninjas se perd dans les brumes de l’Histoire. Hommes de l’ombre, formés à des techniques secrètes jalousement gardées par des maîtres mystérieux, ils ne vont bien sûr pas crier sur tous les toits qu’ils œuvrent comme espions. Comme le romanesque s’est vite greffé sur le sujet pour combler les vides au gré des fantasmes de chacun, l’historien peut s’accrocher pour démêler le vrai du faux et retracer quoi que ce soit de concret. On se perd en conjectures, tout comme je me perds en poncifs depuis le début de ce paragraphe, titre inclus.
Votre mission, si vous l’acceptez…
En quoi consiste le boulot d’un ninja ? Cet homme de l’ombre écope de toutes les missions qui saliraient les mains des samouraïs astreints à leur code d’honneur. À noter que c’est très théorique, enjolivé par les récits “historiques” qui se veulent surtout épiques. L’Histoire prouve que les samouraïs savent se montrer très bourrins, qu’avoir du sang même d’innocents sur les mains ne les empêche pas de dormir et que les joyeusetés de la trahison ou du retournement de veste n’ont pas de secrets pour eux. À ce titre, on comparera en Occident la vision idéale du chevalier aux innombrables vertus et sa réalité historique moins reluisante que l’armure immaculé du preux paladin.
Bref, sur le papier, le samouraï se bat à la loyale sur un champ de bataille pendant que son homologue ninja se livre à toutes sortes de turpitudes : infiltration, espionnage, sabotage, assassinat. En termes modernes, ils font office d’agents de renseignement et de commandos, des espèces de Navy Seals avant l’heure.
Si, dans les mangas, animes et romans contemporains, la kunoichi virevolte en pyjama noir comme son homologue masculin, il n’en était rien dans l’IRL des temps jadis. Les ninjettes se voyaient confier des missions d’infiltration et d’espionnage, le plus souvent sous une couverture de servante. Le petit personnel étant transparent aux yeux des puissants, la femme de ménage avait tout loisir de recueillir des informations. Un jeu d’enfant pour les Mata Hari de l’époque que d’écouter aux portes dans des maisons où les murs sont en papier. Parce que tous les coups sont permis dans ce genre de missions, tirer (sic) des confidences sur l’oreiller pouvait aussi entrer dans leurs attributions.
La boîte à malices
Pour mener à bien sa mission, avant de s’en remettre à des gadgets jamesbondien, le ninja mise sur ses aptitudes personnelles, telles qu’on les trouve aujourd’hui encore dans le ninpō (忍法), à savoir l’endurance, la patience, l’adaptabilité, la discrétion… Comme l’a dit le grand philosophe John Rambo, “j’ai toujours cru que c’était l’esprit la meilleure arme” et il avait raison.
Pour bien faire, le ninja est formé au ninjutsu (忍術), discipline qui couvre une quantité effarante de domaines. Arts martiaux à mains nues, maîtrise des armes classiques (sabre, lance, arc) et d’autres plus exotiques, camouflage et déguisement, sports en tous genres (course, escalade, natation, équitation), techniques d’éclaireur (pistage, orientation), stratégie, jusqu’à la médecine et l’anatomie (soins et points vitaux), la chimie (explosifs) et l’herboristerie (poisons, remèdes). Bref, il sait tout sur tout ou presque… ou plutôt se spécialise dans certains domaines, sauf à passer octante années à tout apprendre et partir grabataire en mission une fois le tout assimilé.
Bien avant World of Warcraft, le stuff avait déjà son importance et on ne partait pas en mission sans matos.
Le ninja ne se promène pas en permanence en pyjama noir et cagoule, parce que pour un as de la discrétion, c’est très moyen dans la rue en plein jour. Les mentions écrites ou iconographiques de ce genre de costume sont d’ailleurs rarissimes en-dehors de la littérature de fiction et ne sont jamais qu’un topos, une allégorie de leurs talents d’hommes de l’ombre (ce que signifie peu ou prou shinobi). Non, le ninja, comme le tueur en série, se fond dans la masse en ressemblant à monsieur tout le monde.
Petit détour chez Q pour remplir la musette de notre ninja. Contrairement à l’idée répandue par le cinéma, le ninja ne trimballe pas un attirail complet à la manière d’un John Matrix faisant ses emplettes. On voit souvent dans les films le ninja sortir des trucs et des machins pour déployer un maximum de techniques et d’accessoires tape-à-l’œil sans qu’on sache trop où il les range (jamais de sac à dos, tout apparaît quand il en a besoin) ou comment il peut marcher dicrètement, voire marcher tout court, avec un arsenal qui doit cliqueter comme un essaim de sauterelles et peser dans les 80 kg.
Dresser une liste de tout l’attirail ninja serait aussi fastidieux que le catalogue des vaisseaux dans L’Iliade. Parmi la catégorie des utilitaires, on trouve aussi bien les classiques corde et grappin (moins spectaculaire mais plus pratique qu’apprendre à marcher dans les airs à la Tigre et Dragon) que les griffes fixées aux mains et aux pieds pour escalader les murs (et que le cinéma a souvent allongées pour en faire des armes dignes de Freddy Krueger).
Au rayon armement, le ninja dispose d’une panoplie fournie, à commencer par “l’arme noble d’une époque civilisée”, le sabre-laser katana. Ainsi que le wakizashi, plus pratique en intérieur, car plus court donc nécessitant moins d’espace pour le manier. Le ninjatō est une invention récente.
S’ajoutent des tas de machins qui piquent ou qui coupent. Les shuriken couvrent un éventail d’armes de jet qui ne se limite pas aux fameuses étoiles. On trouve certes des étoiles mais aussi des fléchettes et des disques. Leur usage ne se limitait pas aux ninjas et on s’en servait surtout pour distraire l’adversaire en lui balançant à la figure. Dans la vraie vie, c’est pas comme au cinéma, vous pouvez vous accrocher aux branches pour tuer quelqu’un avec, sauf coup de bol (ou poison). Quant à transpercer quelqu’un de part en part, même un Monsieur Univers tout en muscles et en stéroïdes en serait incapable. Il va de soi que les ninjas historiques ne se croyaient pas obligés de peindre sur leurs étoiles le mot ninja ou des dessins d’eux-mêmes.
Le ninja ayant des chances de survie très limitées en champ clos face à un samouraï de même niveau, nombre d’armes ont été développées exprès pour le contrer, lui et son très (trop ?) efficace katana. On citera par exemple les jitte et saï, dont la garde particulière est conçue pour bloquer un sabre, voire en briser la lame. Ou encore le kusarigama, croisement improbable entre un fléau d’armes, une faucille et une chaîne de vélo, arme polyvalente qui permet de se battre de près comme de loin (car un samouraï sait aussi se servir d’une lance ou yari), déséquilibrer l’adversaire en le fauchant aux jambes, lui arracher son arme grâce à un magnifique enroulement de la chaîne et j’en passe. Une arme de paysan, qui ne ressemble à rien (ou à trop de choses), que j’ai eu l’occasion de voir entre les mains d’une experte lors d’une démonstration d’arts martiaux. Disons qu’après, je n’ai pas eu envie de m’y frotter.
Voilà qui conclut la partie historique et réaliste (ou au moins pas trop farfelue), qui a vocation à n’être qu’une présentation générale, pas une thèse exhaustive. J’ai zappé le ninjustsu contemporain que je connais peu, l’accumulation de faits historiques impliquant des ninjas (trop de noms, trop de dates) et le catalogue intégral de VPC.
Prochain volet, le ninja dans l’imaginaire, du guerrier romancé au bouffon nanar en pyjama.