En attendant que son pote Johan revienne du village des Schtroumpfs, on va discuter le bout de gras avec Pierre Louÿs et se pencher sur son Manuel de civilité comme on le ferait avec une savonnette tombée sous la douche dans un pénitencier.
Manuel de civilité pour les petites filles
à l’usage des maisons d’éducation
Pierre Louÿs
Éditions Allia
J’adore Pierre Louÿs. Parce que ce n’est pas tous les jours qu’on peut caser un y tréma. Parce que le bonhomme fournit une caution à la fois morale, amorale et immorale aux citations les plus licencieuses. Parce qu’enfin il a pensé aux bananes dans son traité de bienséance.
“Quand vous vous êtes servie d’une banane pour vous amuser toute seule ou pour faire jouir la femme de chambre, ne remettez pas la banane dans la jatte sans l’avoir soigneusement essuyée.”
Ou encore “ne prenez pas deux mandarines pour faire des couilles à une banane” (alors que ça fait toujours marrer un siècle et quelques plus tard).
Avant d’incarner l’homme de goût et de bon conseil que l’on connaît, l’ami Pierrot est d’abord helléniste et – l’info risque de te surprendre – poète. Oui, oui, oui. Il sort quelques recueils dans les années 1890, grenouille avec des gus comme Leconte de Lisle, publie dans sa revue La Conque (tout un programme…) Mallarmé, Valéry et tutti quanti.
Pour le reste, je ne vais pas détailler la bio intégrale du loustic. Prie la déesse Wikipedia, elle t’enverra un ange au braquemart flamboyant, de la sapience plein la musette. Les épées qui brillent font toujours leur petit effet (parce qu’un braquemart, à la base, c’est un glaive, et si tu as pensé à autre chose, tu as l’esprit mal tourné – les anges n’ont pas de sexe, c’est bien connu).
Or donc, revenons à nos moutons et nos bananes.
Poète mais pas que(ue), le bonhomme se distingue par son penchant pour la déconnade. Ainsi, sa traduction des Chansons de Bilitis – textes érotiques d’une poétesse grecque du VIe siècle avant Djizeus – ben c’est du flanc. Mystification littéraire mais de haut vol, hein, attention, pas de la fake news pondue à l’arrache qui ne résiste pas à deux secondes d’examen. Jo le rigolo maîtrise si bien la poésie antique et l’art d’enfumer le monde que l’œuvre passe dans un premier temps pour authentique.
Le faussaire se double d’un coquinou de première. Une bonne partie de son œuvre dégouline d’amour, de sensualité, d’érotisme, de pornographie, un vrai touche-à-tout en matière de pétard.
Au confluent de ces deux tendances, le Manuel de civilité pour les petites filles à l’usage des maisons d’éducation. Un vrai faux livre de maintien destiné aux jeunes femmes. Une parodie où il sera question de “con, fente, moniche, motte, pine, queue, bitte, couille, foutre (verbe), foutre (subst.), bander, branler, sucer, lécher, pomper, baiser, piner, enfiler, enconner, enculer, décharger, godmiché, gougnotte, gousse, soixante-neuf, minette, mimi, putain, bordel”. C’est lui, Louÿs, qui l’annonce dès la première page. Ce sera comme ça tout du long (et dur).
Explicite (merci La Palice) et cru (thanks, Captain Obvious), donc. Mais avec classe. Ouaip, on ne dirait pas comme ça. Je suppose que tu te demandes où se situe l’élégance là-dedans. Dans ton cul ! Si, là, j’ai le droit, la vanne est de circonstance. Bref… Louÿs a le sens de la formule.
Chacun des conseils qu’il prodigue est charpenté selon les codes de cette littérature éducative de l’époque, entre généralités morales et exemples pratiques. Le tout chapitré en fonction des lieux et des situations (à l’église, au théâtre, à la maison…), du rang des uns et des autres (parents, domestiques, amies…), avec en bonus de clôture les “ne dites pas… dites…” (“Ne dites pas « J’aime mieux la langue que la queue. » Dites : « Je n’aime que les plaisirs délicats. »”).
L’humour naît, tu t’en doutes, du décalage : situations mondaines versus lubricité débridée. À ma droite, le sérieux apparent des conseils, le ton pince-sans-rire, l’air propre sur soi, et, à ma gauche, le registre pipi-caca-bite-couilles-nichons (qui n’empêche pas une certaine finesse d’esprit de se déployer). Pour te donner, au sens le plus littéral, une idée parlante de l’ambiance, jette un œil sur les sketches “jamais au grand jamais” de Monsieur Manatane (Le prout au jus ou Comprendre la jeunesse et son fameux “j’ai envie de te bouffer la cramouille, Carole”). On se situe grosso modo dans le même écart entre bourgeoisie péteuse et humour pétomane.
Louÿs a encore moins de limites que Poelvoorde. Toutes les pratiques y passent, personne n’est oublié. À ce titre, on peut parler d’un Louÿs réglo (ça tombe bien, je suis fan des Charlots). Masturbation, tribadisme, fellation, sodomie, double pénétration, partouze, sex toys, ondinisme, bukkake, inceste… Il faut faire la queue, mais il y en aura pour tout le monde. Fête du slip à tous les étages !
En clair, tout ce que la morale bourgeoise de l’époque réprouvait. Heureusement, maintenant, ça va mieux. Euh… Nan, je déconne. Sur le fond, on en est au même point. Quand tu mets femme et sexualité dans la même phrase, le moment où elle se fait traiter de salope arrive assez vite. Pourtant, un siècle s’est écoulé…
Il serait anachronique de voir en Pierre Louÿs un partisan de la révolution sexuelle. N’empêche, son manuel bat en brèche le puritanisme de la Belle Époque (belle, on se demande pour qui…). Les valeurs étriquées de la bourgeoisie guindée en prennent pour leur grade. “L’hypocrisie humaine que l’on nomme vertu”, cible première de ces civilités.
Parce que c’est bien beau d’éduquer les petiots et les petiotes à grand coups de rigueur morale, mais faudrait voir à rester raccord avec la réalité des faits. Sauf que Monsieur culbute la bonne de chambre, qu’elle soit d’accord ou pas, et Madame s’envoie la liqueur du majordome. Et vas-y que je te bourre le crâne des jeunes filles d’éducation religieuse, de vertus mariales, de commandements, de règles plus strictes que dans un couvent, pendant que papa bourre d’une autre façon, se perd dans l’adultère et le péché de luxure avec madame de Méchoses.
Le Manuel reste avant tout un opuscule potache, outrancier au dernier degré pour le plaisir de choquer le bourgeois. Sans être un manifeste de la libération des mœurs, il égratigne aussi bien les ultra-puritains, niant de toutes leurs forces sensualité et sexualité (celles des femmes surtout), que les hypocrites, ces donneurs de leçons bien-pensants incapables de garder leur pétoire dans leur froc.
Ce bouquin a été écrit en 1917. On est en 2018 me signale Captain Obvious. Pour employer la formule consacrée, il est toujours “d’actualité”.
Louÿs se moque du rigorisme de la Belle Époque. En ces temps archaïques, c’était quoi une femme ? Des vêtements, beaucoup de vêtements. Quand ta copine te faisait un strip-tease, c’était parti pour six heures de spectacle !… C’est ainsi qu’un impatient inventa le pied de biche, enfin il paraît.
Mais pourquoi tant de laine ? D’abord pour l’identifier en tant que femme (robe, forcément, pantalon verboten). Ensuite pour la camoufler. Chapeau, col montant, manches longues, corset, un ou deux jupons pour recouvrir la boîte à trésor, robe jusqu’en bas des guiboles, bottines pour camoufler le moindre bout de cheville. Manque plus qu’une cagoule de ninja. Tout bien couvrir pour pas que le feu qui couve entre les guiboles des pécheresses par nature s’échappe en consumant le monde sur son passage. Un carré de peau offert au regard ? Scandale ! Porte ouverte à la concupiscence ! à la lascivité ! à la luxure ! aux pires turpitudes !…
Un siècle plus tard, on croise encore quantité de gens à penser que femme couverte = chaste, tenue légère = impudique, minijupe = appel au viol.
Relire le Manuel des civilités en 2018, c’est marrant sur le moment, amer un peu aussi quand tu réfléchis aux implications, à cet échec de l’évolution des mentalités.
“Si un vieux satyre vous montre son membre au détour d’une allée, vous n’êtes nullement obligée de lui montrer votre petit con par échange de courtoisie.”
(Ce titre a été récompensé par un K d’Or.)
Tu as attisé ma curiosité ! 😀
Petit bouquin (une centaine de pages bien aérées), pas cher, marrant, tout pour plaire : laisse-toi tenter. 😉