Raoul Cauvin au scénario, Louis Salvérius au dessin sur les quatre premiers albums, relayé par Willy Lambil à partir du cinquième, le tout pour une épopée qui a dépassé le demi-siècle d’existence et atteindra sous peu 65 volumes : Les Tuniques Bleues s’impose comme un monument de la BD dite franco-belge (ou, pour le coup, belgo-belge).
La série met en scène les aventures du sergent Chesterfield, grand benêt pétri d’héroïsme et de gloire militaire, et le caporal Blutch, petit tire-au-flanc antimilitariste, sur fond de guerre de Sécession. Ils servent dans le 22e régiment de cavalerie, décimé dans à peu près chaque album pour cause de boucherie fratricide. Pour les besoins du scénario, ils passeront par toutes les armes et on les verra tour à tour cavaliers, fantassins, artilleurs, aérostiers, marins, photographes de guerre, brancardiers, recruteurs, gardes du corps, espions, fourrageurs…
Nonobstant quelques erreurs et approximations, la série s’appuie dans l’ensemble sur une bonne base historique et propose un cadre qui se tient. Comme dans toute bande dessinée avec des personnages au nez patate énorme, l’humour est de la partie… pour mieux dénoncer l’horreur et l’absurdité de la guerre.
1 – Un chariot dans l’Ouest
Un premier album sympathique sans être exceptionnel. L’ambiance est très marquée Lucky Luke, au point qu’on a moins l’impression d’être dans une série originale que dans un spin-off sur la cavalerie croisée à l’occasion dans les albums du cow-boy qui tire plus vite que son ombre. Le style de dessin est proche, l’humour est dans le même esprit (un peu plus marqué côté Tuniques Bleues), certaines situations sont interchangeables, donc si on accroche à Lucky Luke, on accroche à cet album.
La parenté s’explique par le départ du cow-boy solitaire de Spirou vers Pilote, il fallait une série western pour le remplacer, si possible sans trop chambouler les lecteurs.
2 – Du Nord au Sud
Salvérius et Cauvin ont eu le nez creux en prenant leur propre direction dès le second album qui s’oriente sur la guerre de Sécession. En sortant la série de son contexte de western random trop proche de Lucky Luke et en l’ancrant dans un thème peu traité (en tout cas de ce côté-ci de l’Atlantique), ils lui ont évité de se voir condamnée à brève échéance.
Voici donc nos Bleus embarqués côté Nord et placés sous les ordres du capitaine Stark (futur personnage récurrent), grand maniaque de la charge de cavalerie à l’ancienne, déjà anachronique dans une guerre de plus en plus moderne. Objectif : prendre un pont. Puis saboter le pont. Puis reconstruire le pont. Un pauvre petit pont de bois (sans lien de parenté avec celui d’Yves Duteil). Toute la folie de la guerre pour quelques planches en travers d’un ruisseau, autel délirant sur lequel sont sacrifiés des dizaines de soldats des deux camps.
3 – Et pour quinze cents dollars de plus
Si le titre fleure bon le spaghetti à la Sergio Leone, pas question ici de partir à la chasse aux bandits contre espèces sonnantes et trébuchantes. On s’embarque pour une mission d’infiltration derrière les lignes ennemies avec pour objectif de saboter, cramer, disperser, ventiler. Le genre d’opération commando qui évoque la Seconde Guerre mondiale dans l’esprit, mais qui était déjà monnaie courante pendant la guerre de Sécession, où nombre d’unités irrégulières pratiquaient la guérilla.
Le comité restreint requis par la mission permet de développer la relation entre le paternaliste Chesterfield et le turbulent Blutch. L’histoire est bourrée d’action, de péripéties et de gaffes, soit une ambiance détendue pour une chevauchée de l’apocalypse.
4 – Outlaw
Déjà laminés par leur conflit fratricide, Nordistes et Sudistes subissent en prime les attaques de harcèlement des Indiens et le maraudage des bandits Mexicains. Les deux belligérants signent une trêve le temps de régler le problème de ces outlaws qui les empêchent de s’entretuer entre gens civilisés.
L’album part pas mal avant de s’enliser dans un stratagème longuet et aléatoire pour envoyer Blutch et Chesterfield en infiltration. Les Indiens sont le parent pauvre de l’histoire, pas assez exploités. Il ne se passe rien de bien foufou alors qu’on attendait des turbulences fracassantes dans l’esprit des deux Sergio, Leone (Pour une poignée de dollars, Et pour quelques dollars de plus) et Corbucci (Django). Album très moyen, donc.
5 – Les déserteurs
Retour dans leur fort au milieu des terres indiennes pour les Tuniques Bleues. La place-forte est passée sous les ordres du capitaine Joyce, présenté comme un “prétentieux pourri d’ambition” et grand maniaque de la discipline jusqu’à l’absurdité, au point de provoquer des désertions parmi la troupe excédée par son comportement tyrannique. Tout l’intérêt de l’album va être de montrer d’autres facettes du personnage : courageux, connaisseur des tactiques comanches, prêt à se sacrifier pour sauver la vie de ses hommes, capable d’assumer ses erreurs et, finalement, de s’attacher la loyauté de ceux qui l’ont vu à l’œuvre sur le terrain. Un des rares portraits d’officier qui soit nuancé, la série les dépeignant le plus souvent comme des stratèges de cabinet hors des réalités du champ de bataille, des planqués, des farfelus, des incompétents, des lâches, des bouchers qui dépensent sans compter la vie des soldats.
6 – La prison de Robertsonville
La prison de Robertsonville s’inspire du camp d’Andersonville qui vit en l’espace d’un an (février 1864-avril 1865) 13000 prisonniers mourir à cause de l’insalubrité, des maladies, des mauvais traitements, de la malnutrition. La version Tuniques Bleues est bien sûr édulcorée, la série étant tournée vers l’humour et un public jeune.
Dans cet album apparaît pour la première fois le Confédéré Cancrelat, futur personnage récurrent et némésis du duo Blutch-Chesterfield. Ici, les Bleus passent leur temps à le faire tourner en bourrique en multipliant les tentatives d’évasion, ce qui donne un volume très drôle et très pêchu.
7 – Les Bleus de la marine
Les Bleus de la marine mais pas que, puisqu’il faut presque la moitié de l’album aux compères pour embarquer sur un navire de guerre après moult tribulations dans la cavalerie, l’infanterie, l’artillerie et le service de santé.
L’album est documenté sur son sujet et rend bien, à grands traits, l’évolution de la marine de guerre, arme qui a le plus évolué dans la deuxième moitié du XIXe siècle avec le passage du boulet plein au projectile explosif, de la voile à la propulsion vapeur et du tout bois au tout métal, avec tous les hybrides possibles et imaginables (i.e. en France à la même époque la frégate cuirassée Gloire en bois recouvert de métal, à voile et à vapeur). Les progrès sont tels que certains navires mis en chantier pour intégrer les dernières innovations se retrouvent obsolètes avant même que leur construction ne soit terminée.
Véritable laboratoire de la guerre moderne, le conflit américain verra ce joyeux bazar en action en donnant l’impression de mélanger les époques dans le plus parfait anachronisme. Des cuirassés dernier cri affrontent des voiliers qui semblent tout droit sortis d’un film de pirates, ça pose le niveau de chevauchement technologique.
Blutch et Chesterfield se voient embarqués là-dedans, jusqu’à participer au premier combat de l’Histoire entre navires cuirassés : la bataille de Hampton Roads entre le Monitor (Nord) et le Merrimack (Sud), plus un certain de navires à voile, à vapeur, aux deux, à aubes. Tout ça pour un match nul (et un bon album, à mettre en parallèle avec le suivant, Les cavaliers du ciel, qui porte aussi sur les innovations technologiques de la guerre).
8 – Les cavaliers du ciel
Si l’emploi militaire des ballons à air chaud ne date pas d’hier (les Chinois utilisent les lanternes célestes pour la signalisation depuis le IIIe siècle), elle reste périphérique. En Europe, on citera deux emplois de ballons d’observation (bataille de Fleurus et siège de Mayence en 1794) et une tentative ratée de bombardement aérien le 2 juillet 1849 lors du siège de Venise par les Autrichiens. Et c’est tout. Faiblard. Et étonnant pour le XIXe siècle, qui voit, par rapport aux périodes précédentes, les effectifs engagés exploser en nombre, par dizaines voire centaines de mille, sans parler de la portée grandissante de l’artillerie. La taille du champ de bataille augmente dans les mêmes proportions, ainsi que les difficultés à en avoir une vue d’ensemble. Mais personne n’y croit, à commencer par les militaires, rétifs par essence à la nouveauté dès lors qu’elle n’a pas une vocation directe à réduire l’ennemi en confettis.
Les Américains des deux bords retentent le coup à partir de 1861… et cesseront les frais deux ans plus tard, le Nord, pour cause de dissensions internes entre les militaires et les civils impliqués dans l’Union Army Balloon Corps ; le Sud pour cause de manque de matières premières qui oblige à bricoler des engins avec les moyens du bord.
Mais on n’en est pas encore à plier les gaules dans cet album qui revient sur le tout début de l’emploi du ballon par les Nordistes. Seuls rescapés de leur régiment décimé par une énième charge menée par le capitaine Stark, les compères Blutch et Chesterfield se voient promus chevaliers du ciel, tels des Tanguy et Laverdure avant l’heure. Rien de scandaleux à les retrouver dans un ballon d’observation, la cavalerie ayant un rôle traditionnel de renseignement et de reconnaissance. Entre atterrissages forcés, largage de lest sur les piétons malchanceux et hauts gradés qui en prennent plein la figure au propre comme au figuré, les contre-performances des aérostiers du dimanche amènent à se poser la question suivante : y a-t-il un pilote dans la montgolfière ?
9 – La grande patrouille
Premier album du diptyque en hommage à Louis Salvérius, l’autre étant le n°10, Des bleus et des tuniques. Retour aux sources et aux débuts de la saga du temps où elle était publiée dans Spirou, avec cette réédition groupée d’histoires courtes, voire très courtes sur une seule planche (qui sont les gags les mieux réussis). Personnages aux allures de cartoon, ambiance potache de comique troupier, un petit album sympathique et divertissant. Bonus en fin d’album, un topo sur le parcours de Salvérius et la naissance des Tuniques Bleues.
10 – Des Bleus et des tuniques
Second album du diptyque en hommage à Louis Salvérius, ce recueil des premières aventures des Tuniques Bleues démarre avec une grosse histoire qui occupe la moitié de l’album et enchaîne avec quelques historiettes. L’ensemble est sympathique et bon enfant, rigolo sans être impérissable.
11 – Des Bleus en noir et blanc
Même esprit que les tomes 7 et 8 sur le sujet des innovations technologiques pendant la guerre civile américaine : après les cuirassés et les aérostats, c’est au tour de la photographie, cristallisée autour de Mathew B. Brady, un des premiers photographes de guerre et protégé d’Abraham Lincoln (qui fera d’ailleurs des apparitions dans le bouquin).
Entre deux chamailleries de Blutch et Chesterfield, l’album se montre plus sérieux. L’objectif affiché de Brady est de “fixer la réalité et la léguer ensuite à la postérité” avec l’espoir que les gens cessent de faire la guerre en voyant “les horreurs, les souffrances, les fléaux engendrés par les batailles”. Cette pédagogie par le pouvoir de l’image a de toute évidence foiré, puisqu’un siècle et demi plus tard, on en est toujours au même point, voire pire, avec les trois quarts des pays du globe (ou du disque selon les version) impliqués de près ou de loin dans un conflit.
Fixer l’instant pour l’éternité a aussi pour conséquence la quête du quart d’heure de gloire, entre actes héroïques, charges suicidaires contre l’ennemi et choix tactiques imbéciles qui confondent guerre et spectacle. L’emploi de la photo par la presse servira autant l’information authentique que la désinformation et la propagande. Enfin, on citera un passage sur le peu de reconnaissance du mérite des troufions et sous-officiers, qui voient décorations et citations leur passer sous le nez au profit des plus gradés.
Autant de thématiques qui donnent un très bon album où le mélange humour, histoire et satire fonctionne à plein.
12 – Les Bleus tournent cosaques
Après une énième charge qui voit son effectif passer de cent vingt-et-un à quatre hommes pour conquérir un mètre de terrain, Stark se retrouve à sec de troupes. Plutôt que jouer la carte du changement de stratégie pour économiser des soldats, les officiers préfèrent continuer le massacre XXL et vont donc piocher dans la main-d’œuvre étrangère, ici des Cosaques, cavaliers émérites mais fantaisistes.
Dans cet album, on voit Chesterfield se livrer aux bassesses les plus immorales pour forcer la main aux immigrés, prêt à les laisser mourir de faim s’ils ne signent pas un engagement dans l’armée – document dont ils ne pigent pas un mot faute de parler la langue. De son côté, Blutch ripostera avec tous les subterfuges possibles pour que ces Cosaques embarqués dans une guerre qui n’est pas la leur survivent à leur recrutement forcé, aux charges folles de Stark, aux balles des Sudistes, au peloton d’exécution.
Bon album très drôle et très acide sur les méthodes peu honorables de l’armée.
13 – Les Bleus dans la gadoue
Cet album tourne autour de la thématique de l’inversion, avec une femme en uniforme masculin, un capitaine Stark sans voix et incapable de charger, des Sudistes qui se font passer pour des Nordistes et vice-versa. L’ensemble donne un album au ton léger, très drôle.
14 – Le blanc-bec
Cet album m’a laissé un peu sur ma faim. Il contient de bons éléments, avec une aventure à cheval sur Fort Bow et la guerre civile, les deux contextes étant ici liés de façon plus construite qu’un simple artifice de narration. Mais la partie sur Fort Bow occupe trop de place et la découverte des horreurs de la guerre par le blanc-bec du titre se trouve réduite à la portion congrue. Dommage, parce qu’il y avait beaucoup de choses à dire sur les officiers sortis de West Point, pas forcément mauvais bougres ni militaires incompétents mais limités par leur formation 100% théorique à mille années-lumière des réalités du champ de bataille. Idem la prise de conscience de ne pas être fait pour le métier des armes, qui aurait pu – et même dû – être creusée davantage.
Bon album pour la détente mais à mon sens incomplet à cause du déséquilibre narratif.
15 – Rumberley
C’est avec cet album, offert par un oncle quand j’étais haut comme trois pommes, que j’ai découvert la série. On y parle d’effectifs saignés à blanc, de blessés dont on ne sait pas trop quoi faire en attendant de pouvoir les renvoyer au casse-pipe, d’absurdité d’une guerre entre habitants d’un même pays, de l’impact du conflit sur les civils.
Avec sa tragédie affleurant sous l’humour, sans conteste mon album préféré, peut-être un peu par nostalgie, parce qu’il a été le premier, mais surtout parce qu’il est un des meilleurs.
16 – Bronco Benny
Le côté piquant de Bronco Benny vient de la présence du cheval Traveller, qui fut le canasson du général Lee. Si on ignore cette info, l’album est assez quelconque. Si on la connaît, l’histoire arrachera un sourire et c’est tout. Il y a de bonnes idées autour de la pénurie de chevaux, du ranch perdu dans la pampa, des Indiens, du running gag du dressage-rodéo, mais on est confronté à un problème récurrent dans la série, celui de la sous-exploitation de certains rôles-clés cantonnés à du muet (i.e. les cosaques dans le 12, Ahmed dans le 25, les infirmières en retrait dans le 22…). Ici, le dresseur Bronco Billy se résume à des crachats de chique et des vols planés. C’est un peu léger vu le titre de l’album qui aurait plutôt dû s’appeler Traveller.
17 – El padre
Coincés entre les Sudistes, les Indiens et les Mexicains, Chesterfield et Blutch doivent se planquer et troquent l’uniforme l’un pour la bure du prêtre, l’autre pour la chasuble d’enfant de chœur. De toutes leurs aventures hors guerre civile, dans une ambiance de western classique, celle-ci est de loin la plus drôle, quelque part entre Sierra Torride (les religieux qui n’en sont pas), Pour une poignée de dollars (les bandes rivales) et Les sept mercenaires (les peones opprimés par les bandits). À l’échelle de l’ensemble de la série, El padre est un des plus réussis niveau humour, rythme, dialogues et scénario.
18 – Blue retro
Doc et Marty ne sont pas nés, la DeLorean n’a pas encore été inventée, on se contentera d’un retour vers le passé à défaut du futur. Ce passé, c’est celui de Blutch et Chesterfield, dont on découvre ici les petites vies tranquilles en amont de leurs péripéties militaires. L’un est commis de boucherie, l’autre barman, ils se rencontrent, s’engagent dans l’armée, passent par l’infanterie, atterrissent dans la cavalerie où ils finissent affectés au 22e régiment. Après cette lecture, on comprend enfin comment cette forte tête de Blutch a pu endosser l’uniforme et on cerne d’autant mieux les rapports ambivalents d’amitié et d’antagonisme entre Chesterfield et lui. Une lecture indispensable à laquelle on pardonne les nombreuses incohérences avec les tomes antérieurs (i.e. les 1 et 2 où nos deux héros appartiennent à la cavalerie avant que n’éclate la guerre civile, alors qu’ici ils s’engagent après le début du conflit).
19 – Le David
Voilà Blutch et Chesterfield en mission d’infiltration et d’espionnage dans la ville sudiste de Charleston. Les Bleus passent au gris pour tâcher de découvrir la nature de l’arme secrète confédérée qui met à mal le blocus maritime. Enfin, secrète… on voit bien sur la couverture qu’il s’agit d’un sous-marin.
L’album, qui se situe dans la lignée des Bleus de la marine sur le thème des innovations technologiques en matière de guerre navale, est à mourir de rire avec un Blutch en très grande forme du début à la fin.
20 – Black Face
Sans doute le tome le plus sérieux, le plus tragique et le plus fort de la série, Black Face revient sur la place des Afro-Américains pendant la guerre de Sécession. Si aucune date n’est indiquée, l’histoire se déroule sans doute entre la Proclamation d’émancipation du 22 septembre 1862 par Lincoln et son renforcement le 1er janvier 1863 par un texte additionnel qui entérine la création officielle des premières unités dites “de couleur” (United States Colored Troops), bien qu’il existât déjà quelques formations improvisées commandées par officiers blancs, réputés hauts en couleur eux aussi, à leur façon. Or dans cet album, aucun combattant en vue, les Noirs en sont encore à leur rôle subalterne initial d’ouvriers, terrassiers, fossoyeurs : libres mais pas trop.
Le grand mérite de cet album est de donner de la guerre civile une image plus proche de la réalité que le peu qu’on en connaît. Pas étudiée à l’école, on la voit en France comme le conflit entre les gentils Nordistes contre les vilains Sudistes. On en est loin, hein. Si l’abolition de l’esclavage est le motif principal de la guerre, d’autres s’y greffent, économiques, politiques, sociaux, culturels, pas tous idéalistes ni reluisants. Quant aux Yankees épris de liberté envers les Noirs à rendre jaloux Martin Luther King, le compte n’y est pas. Abolir l’esclavage est une chose, l’égalité de droits en est une autre, avec une grosse, une énorme, marge entre les deux. Rappelons que suite à la victoire des preux et sympathiques Unionistes, il faudra attendre encore quelques années pour voir les amendements sur la citoyenneté (1868) et le vote (1870) des anciens esclaves inscrits dans la Constitution, ce qui n’empêchera pas une bonne partie des États-Unis de rester sous un régime juridique de ségrégation raciale jusqu’aux années 60. Celles du XXe siècle, soit un siècle après la guerre de Sécession.
Cet album a aussi un gros défaut : j’avais souligné sur d’autres volumes le peu de présence des rôles-titres, ici, c’est l’extrême inverse avec un personnage de Black Face aux traits forcés outre mesure. Sa révolte autant contre un Sud esclavagiste que contre un Nord qui ne lui offre qu’une semi-liberté en le considérant comme un inférieur, on la comprend. Il n’y a pas de colère plus légitime que la sienne. Mais elle vire à l’excès inverse, à un extrémisme qui trouve on ne peut plus normal de massacrer civils, femmes et enfants, tout aussi indéfendable que les positions de ses opposants. Parce que c’est la même position raciste.
Ce choix d’écriture torpille le personnage : toute juste que soit sa cause, on ne peut adhérer à ses méthodes. La fin ne justifie pas les moyens, n’en déplaise à tonton Machiavel. Après… C’est aussi un choix d’écriture qui fonctionne en donnant une profondeur supplémentaire au message : le comportement des officiers nordistes, déjà bien cynique, immoral et peu reluisant dans les albums précédents, touche ici à l’abject et y saute même à pieds joints. Les monstres engendrent des monstres.
21 – Les cinq salopards
Les effectifs sont une fois plus saignés à blanc, à charge pour Blutch et Chesterfield de les renflouer, mais toutes leurs tentatives échouent (sabotées par Blutch, ça n’étonnera personne). En désespoir de cause, le sergent s’embarque dans un de ces plans foireux dont il a le secret : recruter en prison. Et voilà les Bleus avec cinq salopards sur les bras, parce que douze, c’était déjà pris. L’intrigue suit un rythme classique avec la présentation des enfants de chœur, leurs tentatives d’évasion, leur (brève) intégration au régiment et une ruse finale bien marrante (la dernière case est à se tordre de rire).
Bonne utilisation des péripéties attendues sur ce genre de récit, mais aussi défaut récurrent dans la série : un long démarrage avant d’entrer dans le vif du sujet, expédié en une moitié d’album. La première partie sur les tentatives de recrutement avortées aurait gagné à être un peu plus courte pour avoir le temps de développer des rebondissements originaux et de creuser ses personnages de malfrats, sous-exploités et réduits à leurs gimmicks. Donc un petit album correct et sympatoche, pas fou mais pas mauvais non plus.
22 – Des Bleus et des dentelles
Album tout en légèreté et comédie, qui voit l’arrivée de jeune et jolies infirmières sur le front. S’enchaînent des péripéties dans la lignée des comédies de Marivaux, entre soldats gagas, travestissements, quiproquos, demandes en mariage… Des Bleus et des dentelles ressemble à une pièce de théâtre adaptée sous forme de cases et bulles. Et ça fonctionne très bien !
23 – Les cousins d’en face
Ça aurait pu être un grand album, à hauteur d’un Black Face, sur l’autre thème majeur de la guerre de Sécession à égalité avec l’abolitionnisme : la notion de conflit fratricide. 90% des aventures des Tuniques Bleues parlent de guerre civile, on y est enfin… ou pas.
Les Bleus doivent réparer une voie ferrée sous le commandement de Ransack, un genre de Quantrill nordiste, pillard et tyrannique, qui ne brille tout le long des pages que par ses colères et c’est tout. Les ouvriers chinois ne sont, sans mauvais jeu de mot, pas exploités. L’ingénieur écossais, on se demande ce qu’il vient faire dans cette galère, à part servir de support à des vannes à deux ronds sur sa cornemuse, son kilt et ce qu’il porte en dessous. Donc les personnages secondaires, ben y en aurait pas que ce serait pareil.
Quant à ceux d’en face, les cousins de Chesterfield enrôlés chez les Confédérés, mis à part la scène des retrouvailles qui fonctionne bien, plus rien ne vient ensuite creuser la thématique de cette guerre qui déchire une famille, à petite (celle du sang) ou à grande échelle (celle de la nation). L’histoire loupe le coche de son propos autant que de son titre à travers ces cousins qu’on ne voit que très peu. Même le passage qui voit Gris et Bleus travailler main dans la main fait pshit alors que l’image n’a rien d’anodine dans le contexte.
Reste un tome avec des petits trucs marrants par-ci par-là mais sans profondeur.
24 – Baby Blue
Astérix et Obélix, Lucky Luke, les Schtroumpfs et bien d’autres, tous les héros de la BD franco-belge finissent tôt ou tard avec un bébé sorti de nulle part sur les bras. À partir de cet incident déclencheur éculé comme pas permis au point qu’il faudrait l’interdire dans la Convention de Genève, Cauvin et Lambil accouchent d’une histoire plus originale que la moyenne, pas tant dans ce qu’elle raconte que dans la façon de la raconter.
Les Tuniques Bleues avaient commencé leurs aventures sous forme de courtes historiettes avant de les poursuivre en histoires longues occupant l’album entier. Ici, la narration est mixte : une succession de saynètes indépendantes avec entre chacune une ellipse, le tout constituant un récit complet avec un début, un milieu, une fin (ça fera plaisir à Aristote). Autre point fort, Blutch et Chesterfield sont pour une fois en retrait et laissent le devant de la scène à d’autres, traitement qui offre l’occasion de développer des personnages secondaires de la série (Amélie Appletown, son père qui commande Fort Bow, les soldats Tripps et Bryan).
25 – Des Bleus et des bosses
Cet album reprend une idée émise dans la dernière case du n°12, Les Bleus tournent cosaques, sauf que cette fois le propos est moins centré sur les combattants étrangers que leurs bestioles. Voici donc des dromadaires dans l’armée de l’Union pour répondre aux besoins de l’intendance dans un pays où l’aménagement du territoire est on ne peut plus sommaire et où le combo climat-relief plombe le ravitaillement. Si l’expérience est une pure invention de Cauvin dans le cadre de la guerre de Sécession, elle a pourtant été tentée IRL juste avant, à la fin des années 1850… après vingt ans passés à défendre l’idée auprès du Congrès et de l’armée. Cette réticence est incarnée dans la BD par un officier borné, pétrifié dans la tradition militaire, bourré d’a-priori sur tout ce qui est à la fois nouveau et étranger, qui préfère saboter le projet plutôt qu’évoluer et s’adapter.
Le seul défaut de l’album est de ne pas avoir donné de vrais dialogues à Ahmed, le méhariste, alors qu’on voit bien qu’il comprend la langue. Ça aurait pu donner d’excellentes interactions avec le binôme Blutch-Chesterfield, mais il faudra se contenter de rapports à sens unique entre les personnages.
26 – L’or du Québec
En route pour le Canada afin de récupérer un magot avant qu’il ne tombe aux mains des Confédérés. Sauf que voilà, les Bleus ont pour tour operator un coureur des bois incompétent, le Gaston Lagaffe des trappeurs. Bien que prévisible dans ses péripéties, l’album reste marrant. La rencontre entre Nordistes et Sudistes, affectés chacun de leur côté à la même mission et affublés du même genre de bras cassé comme guide donne un grand moment de connivence entre le duo Blutch-Chesterfield et leurs homologues confédérés, plus réussi finalement que dans Les cousins d’en face.
27 – Bull Run
Le 21 juillet 1861 eut lieu la bataille de Bull Run, à la fois première du nom (il y en aura une seconde fin août 1862) et première confrontation majeure de la guerre de Sécession. 35000 combattants de chaque côté dont la moitié engagés dans la castagne, un millier de morts au total, ce qui est dans la moyenne des affrontements standards de l’époque, loin des carnages napoléoniens et des batailles d’anéantissement de le future Grande Guerre.
Bull Run devait être une victoire facile de l’Union, prélude à une guerre courte, au point que certains notables, députés et sénateurs vinrent y assister comme au spectacle. Ce fut une défaite qui ouvrit la porte à quatre longues années de conflit. Bravo les prévisions…
Particularité de cet album, il ne cherche pas à être drôle, même s’il contient quelques gags ici et là. On se situe plutôt dans une peinture de la bataille qui se veut réaliste (et un peu surréaliste aussi avec des des civils en goguette et des militaires inexpérimentés qui, pour beaucoup, découvrent le vrai visage de la guerre). Donc un tome éloigné de l’esprit humoristique des Tuniques Bleues – ce qui fait qu’on peut ne pas aimer – mais réussi sur le plan de la reconstitution.
Bull Run marque le climax de la série en bouclant la boucle – il était déjà question d’une bataille autour d’un petit pont de bois dans le n°2 Du Nord au Sud. À partir de là, la qualité des histoires ira en dents de scie, avec de plus en plus d’opus moyens et même quelques-uns bien ratés. Les albums excellents deviendront l’exception.
28 – Les Bleus de la balle
Peu distrayant, un comble pour un album où il question de chercher des distractions pour la troupe. La faute à des passages trop courts ou trop longs pour ce qu’ils cherchent à raconter. Les Bleus de la balle a aussi pris un méchant coup de vieux, avec son cliché de danseur étoile homosexuel, extraverti au-delà de toute mesure, efféminé jusqu’à la caricature, avec sa tenue rose et son chariot de la même couleur. C’est du Barbie, mes secrets de petit rat de l’opéra feat. La cage aux folles et j’ai jamais aimé ni l’une ni l’autre.
29 – En avant l’amnésique !
Cet opus m’a rappelé certains épisodes de Stargate SG-1 et pas les meilleurs, de ces épisodes de remplissage en fin de saison, quand il ne reste plus trop de blé dans les caisses et qu’il faut lever le pied sur les dépenses. Trois, quatre acteurs et zéro figurant (pour limiter les coûts salariaux), en huis clos dans une salle de réunion (décor à pas cher), qui se contentent de papoter (budget zéro en effets spéciaux) et raconter de vieux souvenirs (extraits d’anciens épisodes). Ces épisodes n’apportaient rien, leur existence pouvait se comprendre pour des raisons budgétaires et, en étant très indulgent, pour de vagues raisons narratives quand il s’agissait de faire un point de la situation pour le téléspectateur perdu dans les arcs scénaristiques et les éléments d’intrigue remontant à trente ou quarante épisodes en arrière.
Mais dans le cadre des Tuniques Bleues, je ne vois pas l’intérêt d’une compilation d’extraits d’albums antérieurs. Les éléments évoqués ne diront rien aux lecteurs occasionnels ni à ceux qui découvriraient la série par le biais de cet opus ; ils n’apprendront rien aux briscards qui les connaissent déjà. À qui s’adresse En avant l’amnésique ?
30 – La Rose de Bantry
Voilà Blutch et Chesterfield embarqués pour une mission peu reluisante : l’assassinat d’un émissaire sudiste en route vers l’Europe pour rallier la France et l’Angleterre à la Confédération.
Quelques bons passages mais un rythme mou du genou et pas des masses de questionnement éthique sur 1) le meurtre 2) d’un civil 3) à bord d’un navire battant pavillon neutre.
31 – Drummer boy
Un tome dans la moyenne, sympathique sans être impérissable, qui survole la présence des enfants dans les armées de la guerre de Sécession, conflit notable pour la moyenne d’âge très basse (23 ans) des 3 millions de combattants engagés de part et d’autre, dont un tiers des effectifs âgé de 18 ans à peine et dans les 300000 mineurs sous les drapeaux.
32 – Les Bleus en folie
Grosses ficelles narratives (substitution de sosies), running gags trop répétitifs (tics des pensionnaires de l’asile), péripéties prévisibles (tentatives d’évasion ratées), éléments sous-exploités (la présence de Cancrelat), voilà un album en demi-teinte qui ressemble plus à un épisode moyen de L’Agence Tous Risques qu’à une bonne aventure des Tuniques Bleues. Il manque à ces Bleus en folie la touche antiguerre – pourtant marque de fabrique de la série – autour du thème évident de l’impact psychologique de la guerre sur les combattants.
33 – Grumbler et fils
Alors d’un côté on a Grumbler et ses quatre propres à rien de fils, qui vont rentrer dans le droit chemin du travail, de la sobriété et de l’abstinence, fil narratif pas palpitant, dont on se demande à quoi il sert.
De l’autre, Chesterfield intègre une communauté mormone. Blutch va le chercher à l’en sortir pour le ramener au sein de l’armée, ce qui aurait pu donner un bon rôle à contre-emploi, sauf que tout est capillotracté, artificiel et même contradictoire avec le personnage du caporal, ses valeurs et son discours antimilitariste.
Ces deux trames sont juxtaposées sans véritable interaction, ce qui donne à l’album un côté bricolage branlant pour tout faire tenir ensemble. Je cherche toujours ce que ce Grumbler et fils cherche à raconter (thème ? propos ? message ? sous-texte ?).
34 – Vertes années
Dans la lignée de Blue retro, Vertes années marque un retour vers le passé, tout aussi indispensable à lire peu qu’on soit attaché aux deux héros des Tuniques Bleues. Au programme, l’enfance de Blutch, de vertes années bien noires au parfum d’Oliver Twist et de Rémi sans famille. Cet excellent album creuse les racines psychologiques du gars Blutch, son goût pour la liberté, son refus de l’autorité, sa débrouillardise, ses tours pendables…
35 – Captain Nepel
Il est blond, borgne, raciste et porte le nom d’un homme politique français lu à l’envers, c’est l’Hauptsturmführer Le P… pardon, le captain Nepel, qui prend le commandement de Fort Bow. À peine arrivé, il vire les Indiens venus commercer au fort, l’éclaireur Plume d’Argent, le blanchisseur chinois et le cuistot noir, bref tous les “métèques” comme il les appelle (p.14), pour ne “voir à l’intérieur de ce périmètre que des Américains, des vrais” (p.15). Ambiance, ambiance…
Si cet album donne l’impression de traiter du racisme, il ne s’agit que de la partie émergée de l’iceberg. Le propos dénonce surtout – et la scène d’ouverture est explicite là-dessus – le laisser-faire, l’extinction du cerveau, l’absence de révolte. À plusieurs reprises les victimes de Nepel poseront la question aux autres personnages, censés être leurs amis et leurs frères d’armes : pourquoi être resté les bras ballants ? pourquoi n’être pas intervenu ? Il est là, le cœur du propos, le leitmotiv de l’histoire, plus que le racisme lui-même : l’absence de réaction pour des raisons x, y ou z, toujours de mauvaises raisons qui font que le racisme perdure autant à causes des racistes que de ceux qui les laissent faire.
36 – Quantrill
La guerre de Sécession a vu beaucoup de francs-tireurs se battre en marge des armées régulières. Si certains se livrent à une guérilla cantonnée au domaine militaire, d’autres ne sont ni plus ni moins que des pillards et des criminels de guerre.William Quantrill appartient à la seconde catégorie. Sa carrière de bandit avait débuté avant la guerre civile, cette dernière lui fournira un prétexte pour se livrer aux pires turpitudes, du pillage de bourgades aux massacres de civils. Se battant moins pour la Confédération que pour sa pomme, il finira par avoir sur le dos l’armée sudiste en plus des troupes nordistes.
On atteint ici les limites du mariage entre Histoire et humour. Cauvin aurait dû s’inspirer d’un personnage historique plus neutre ou en inventer un de toutes pièces. Le profil du type ne colle pas avec une BD humoristique, trop noir, trop chargé, trop connoté.
D’un côté, on suit une traque et une double mission, d’infiltration pour Chesterfield, de protection des civils par Blutch, qui fonctionnent bien, avec peu de fantaisies et pas trop de gaffes de nos Bleus. Leur efficacité concorde avec le cadre sérieux, voire dramatique de l’intrigue (l’album s’ouvre quand même sur un carnage de civils innocents et des soldats de l’Union censés les protéger).
De l’autre côté, on trouve les éléments comiques de la série, qui fonctionnent tout aussi bien. Je pense à la scène d’évasion bidon et au running gag de Blutch en as du camouflage qui sort de nulle part à tout bout de champ comme un vrai ninja.
Le mix donne un album qui souffle le chaud et le froid, capable de réussir séparément sur les deux tableaux comique et dramatique, mais sans qu’on sache jamais sur quel pied danser vu le contexte de crimes de guerre. Je ne sais pas si le qualifier de “bon album raté” a un sens, mais c’est ce qui reflète le mieux les qualités et les défauts de cet opus. Cette impression branlante d’entre-deux tient sans doute dû aussi à la fin, insatisfaisante, qu’on aurait préféré raccord avec celle, historique, de Quantrill qui a eu ce qu’il méritait : le 10 mai 1865, il reçoit une balle dans la colonne vertébrale, qui le paralyse et, après trois semaines d’agonie, il finit par crever en prison.
37 – Duel dans la Manche
En dépit de ce que son titre laisse entendre, Duel dans la Manche ne parle ni de tricherie au poker ni d’un combat entre deux blanchisseurs de chemises. Cet opus revient sur la marine de guerre, déjà abordée dans Les Bleus de la marine où s’affrontaient le Monitor et le Merrimack, et remet le couvert avec le combat entre le Kearsarge (Union) et l’Alabama (corsaire confédéré). Mais en moins bien.
L’idée générale fait redite et loupe le coche, après les cuirassés modernes, de créer le pendant old school de bataille navale entre voiliers se canonnant par bordées, à l’ancienne. Sortie d’un autre siècle, la notion de corsaire et de guerre de course, qui semble si anachronique dans les années 1860, n’est pas exploitée. La narration est vide et molle, pas rattrapée par l’humour, qui ne vole pas haut et se limite à un comique de répétition pas drôle (toutes les deux pages, Blutch et Chesterfield se bagarrent et finissent aux fers à fond de cale). Le duel annoncé se retrouve expédié en quelques pages, avec pas mal d’erreurs et approximations historiques ; on a connu Cauvin mieux documenté.
38 – Les planqués
Chesterfield se retrouve promu à la tête d’un peloton installé dans un campement en marge des champs de bataille, avec femmes et enfants, à vivre comme des civils, l’uniforme en plus. On a droit à quelques moments classiques d’humour lié au décalage entre les rigueurs de la vie militaire et le cocon familial. Les planqués est aussi un rappel, même si pas assez marqué dans le texte et les dialogues, que les engagés ne sont pas juste des figures abstraites de bellatores ne vivant que par et pour la guerre comme les Spartes de Cadmos. Derrière le soldat, il y a l’époux, le père, bref le gars tranquille avant la guerre de Sécession, qui le serait resté si on ne lui avait pas mis un fusil entre les mains.
Ce tome gentillet assure le taf niveau distraction et offre au passage des emplois intéressants de nos héros en bleu. Alors qu’il croyait avoir l’occasion d’employer ses compétences martiales pour semer la mort et la destruction, Chesterfield doit gérer un accouchement en pleine bataille et c’est son côté humain qui se trouve mis en avant. Quant à Blutch qui espérait se la couler douce, on le voit faire feu de tout bois pour assurer la défense du camp avec héroïsme, en déployant un sens tactique redoutable et une capacité au commandement qu’on ne lui connaissait pas.
39 – Puppet blues
Cet opus reprend une thématique déjà traitée dans Des Bleus en noir et blanc : la photographie. Changement de ton, il ne s’agit plus ici de fixer la réalité de la guerre mais de propagande et de manipulation de l’image, ce qui place Puppet blues un cran au-dessus de son prédécesseur en termes de critique de la guerre.
Quelques redites, obligées vu la redondance du thème, ce qui me fait dire que l’album idéal sur le sujet serait un mix des deux, piochant innovation technologique et volonté didactique dans Des bleus en noir et blanc et satire de la propagande dans Puppet blues.
40 – Les hommes de paille
Chaque élément de ce tome s’articule autour de la notion d’inversion. Blutch se trouve promu à un grade supérieur à celui de Chesterfield, renversant les rôles de commandant/subordonné. La promotion, bidon, sera encore renversée quand les compères échangeront leurs uniformes. Tout ça pour une histoire de faux plans de bataille prévus pour être révélés à l’ennemi comme étant les vrais, sauf que le sergent, croyant que les faux sont vrais, va à son tour, pour éviter de dévoiler des informations qu’il croit capitales, en inventer de faux, qui seront en fait les vrais, jusqu’au moment où l’état-major nordiste adoptera les faux plans pour en faire les vrais, vu que les Sudistes ont compris que ce qu’on leur a vendu comme vrai est en fait faux. C’est clair, non ? En tout cas, dans la BD, ça l’est, avec une bonne maîtrise de Cauvin pour éviter de perdre le lecteur dans les méandres du scénario et les retournements de situation.
À noter que ce tome, s’il propose une histoire complète autour de cette mission de manipulation de l’ennemi et peut être lu seul, forme aussi un diptyque avec le numéro suivant, Les Bleus en cavale.
41 – Les Bleus en cavale
Suite au bazar XXL déclenché par leur dernière mission du n°40, Les hommes de paille, Blutch et Chesterfield se retrouvent en cavale au Mexique pour échapper à l’ire du général Grant. La lecture du tome précédent permet de former un tout narratif mais n’est pas non plus indispensable pour s’aventurer dans cet album-ci. Les Bleus en cavale pourrait prendre place après n’importe quelle autre histoire vu la faculté du duo à foirer les missions qu’on lui confie.
Cavale assez peu folichonne au final, pas très dynamique, sans des masses de péripéties et à l’inverse un running gag trop utilisé.
42 – Qui veut la peau du général ?
Entre coups fourrés à l’explosif ou au serpent à sonnette, paranoïa extrême, enquête et tâches domestiques plus dangereuses qu’une attaque confédérée, cet album tout en humour autour d’un projet d’assassinat du général Grant réussit son objectif de divertissement avec beaucoup de finesse.
43 – Des Bleus et du blues
Cet opus part d’un élément de l’album précédent, Qui veut la peau du général ? – qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu pour comprendre Des Bleus et du blues –, à savoir la rencontre entre Abigaïl, la sœur du capitaine Stilman (personnage secondaire récurrent de l’état-major, qui alterne entre idées ultra débiles et fulgurances géniales) et le capitaine Stark, officier à la tête du 22e de cavalerie.
Outre Stilman, qui pour une fois quitte sa chaise et son flegme pour s’occuper d’autre chose que siroter des verres avec une paille, ce volume rassemble plusieurs personnages croisés auparavant : le général Grant en guest, Amélie Appletown qui était de tous les épisodes situés à Fort Bow, son frère (le blanc-bec de l’album éponyme n°14).
Certains éléments fonctionnent assez mal, à commencer par la galerie d’officiers farfelus, trop caricaturale. Par contre, d’autres sont au top, je pense au relationnel entre les personnages (Blutch, Chesterfield, les Appletown). Les liens construits au gré des albums sont bien résumés et amorcent, surtout dans le cas du sergent et d’Amélie, des perspectives pour la suite.
44 – L’oreille de Lincoln
L’intrigue tourne autour des mille et un subterfuges de Blutch et Chesterfield pour berlurer l’envoyé du président Lincoln. Leur mission : camoufler l’alcoolisme et l’incompétence de Grant pendant le siège de Vicksburg (18 mai au 4 juillet 1863, ici on doit se situer fin mai). Des passages rigolos, quelques éléments bancals (l’émissaire présidentiel se fait voler la vedette par un correspondant de guerre dont la présence tient de l’artifice narratif), pas de vraie fin, soit un album moyen.
45 – Émeutes à New York
Cet opus revient sur un événement authentique, les drafts riots (émeutes de la conscription) qui se sont déroulées à New York du 13 au 16 juillet 1863 et dans quelques villes ici et là.
L’afflux initial de volontaires au déclenchement de la guerre civile en avril 1861 se calme très vite (dès juillet après la bataille de Bull Run relatée dans le tome 27). Deux ans plus tard, le conflit est enlisé bien comme il faut, les pertes sont lourdes (moins à cause des batailles que des maladies) et Lincoln décide de mettre en place une conscription par tirage au sort. Les classes populaires sont les premières concernées par cette mesure, vu que les plus riches peuvent, en toute légalité, se payer un remplaçant moyennant 300$ (ce qui doit représenter dans les 6500$ de nos jours). Le mécontentement naît donc à la base du peu d’envie d’aller se faire écharper sur un champ de bataille, couplée à l’inégalité du système d’une guerre de riches menée par les pauvres. S’ajoute pour les travailleurs la peur de se voir piquer leur emploi pendant qu’ils seront partis au front, crainte légitime dans l’esprit… qui se manifestera dans les faits d’une façon qui ne l’est pas du tout : les pogroms raciaux contre les Noirs, perçus comme des voleurs de travail (un siècle et demi plus tard, y en a encore pour soutenir ce genre de thèse, cf. le modèle qui a servi à l’album Captain Nepel…).
Pour traiter cette guerre civile dans la guerre civile, caractérisée par les violences racistes, la destruction aveugle (jusqu’à l’incendie d’un orphelinat), les pillages, le cartonnage de civils à la mitrailleuse Gatling, on a droit à une excellente reconstitution, avec peu d’humour et plutôt dans une veine grinçante. Dans le ton vu la gravité des événements rapportés. Chesterfield est à l’honneur, pour une fois moins bourrin et plus diplomate que d’habitude, tout en initiative par rapport à un Blutch très passif.
46 – Requiem pour un Bleu
Album particulier tout en décalage. On nous annonce d’entrée la mort de Blutch. La première partie de l’histoire met Chesterfield face à cette réalité – parce que la perte de son ami en est une pour lui – et parvient à transmettre son émotion au lecteur, alors même qu’on n’est pas dupe : on sait bien qu’on va voir le caporal réapparaître pétant de santé.
La suite, avec les différentes versions de la mort de Blutch, chaque fois plus héroïque que la précédente, aborde le thème du récit du guerre à travers un double prisme, celui de ses acteurs et celui de leurs auditeurs. Interrogez quinze anciens combattants qui ont participé à la même bataille dans la même unité, vous aurez quinze versions. Parce qu’ils n’auront pas vu tout à fait la même chose de leurs positions respectives, parce que chaque individu n’accorde pas la même importance aux mêmes détails, parce que l’interprétation d’un même fait peut varier d’une personne à l’autre, en toute bonne foi. Sans parler derrière de ceux qui enjolivent un peu. Et encore derrière, ceux qui ont entendu raconter un fait d’armes et qui vont à leur tour interpréter, propager, modifier, parfois mélanger avec leurs propres souvenirs de guerre. Avec, par-dessus tout ça, une tendance à héroïser les copains de régiment tombés au combat, pour compenser leur perte et la tragédie qu’elle représente.
Ce Requiem pour un Bleu propose un jeu de narration très construit, autour d’un Blutch absent parce que mort et omniprésent parce qu’il n’est question que de lui, et d’un Chesterfield passif dans son rôle d’auditeur mais hyperactif sur le plan de l’imagination. Si les versions de la mort de Blutch deviennent de plus en plus improbables au fil des pages, elles ont toutes un fond plausible connaissant le caractère du bonhomme, roublard, têtu, rancunier. Une belle histoire d’amitié entre deux soldats qui passent autant de temps à se chamailler qu’à se sauver la vie.
47 – Les Nancy Hart
La guerre touche à sa fin quand s’ouvre cet opus, juste après la bataille de Fort Tyler (ou bataille de West Point) du 16 avril 1865. Après cette écrasante victoire nordiste (à 3700 contre 200, tu m’étonnes…), l’armée du colonel La Grange pose ses fesses près de la ville sudiste de LaGrange. Ça ne s’invente pas…
Comme d’autres villes du Sud, LaGrange s’est dotée, dès le début de la guerre, d’une milice féminine pour assurer sa défense en l’absence d’hommes, partis au front. La plupart de ces milices n’auront qu’une brève existence, celle de LaGrange – les Nancy Hart Rifles, appelées le plus souvent Nancy Harts ou Nancies, en l’honneur d’une héroïne de la guerre d’Indépendance américaine – a pour particularité d’avoir perduré jusqu’à la fin du conflit et d’être la seule compagnie militaire commissionnée féminine, réputée pour sa discipline, son entraînement et ses fines gâchettes. Les miliciennes ne connaîtront pas le baptême du feu et serviront comme infirmières pendant la deuxième moitié de la guerre quand LaGrange, proche des zones de combat et dotée d’une voie ferrée intacte, se transforme en gigantesque hôpital de campagne et camp de réfugiés.
Le 17 avril 1865, quand La Grange débarque à LaGrange, les Nancies sont prêtes à défendre la ville les armes à la main… mais pas inconscientes non plus (à 40 contre 3000 Nordistes…). Elles négocient leur reddition et celle de la ville, envers laquelle La Grange a une dette – il y a été soigné comme prisonnier de guerre en 1864. Victoire des Nancy Harts sans combat, sans morts, sans dégâts (hors infrastructures stratégiques) et sans pillage, la ville est épargnée.
Dans cet album, Cauvin et Lambil s’appuient sur la réalité historique des Nancy Harts, avec pas mal de licence poétique pour les besoins de la cause (i.e. le 22e de cavalerie décimé à Fort Tyler alors que la bataille a fait 7 morts côté Union ou encore le colonel La Grange qui découvre Lagrange pour la première fois). L’accent est mis sur les réactions des soldats face à ce qui leur semble une incongruité, avec une part de logique (la guerre a toujours été un domaine très masculin et croiser des femmes en armes est peu courant, donc surprenant) et une grosse part de machisme (une fois admis le concept de guerrières, les hommes n’en démordent pas que celles-ci sont par essence incompétentes à se battre et vont se débander au premier coup de fusil). Entre usage de la force brute, de la ruse et de la diplomatie, les Confédérées vont leur prouver qu’elles maîtrisent l’art de la guerre. Si l’histoire racontée ici est 100% fictive dans les faits, elle rend honneur dans son esprit au courage et à la détermination de cette compagnie unique dans l’histoire militaire américaine.
48 – Arabesque
Le cheval de Blutch au générique, j’étais sceptique, pas persuadé qu’il y ait matière à un tome complet sur le sujet. Plutôt qu’une longue histoire, Cauvin est parti sur un recueil d’historiettes. Idée bien vue pour le coup, même si j’étais toujours sceptique, craignant les pastilles inoffensives et insipides. À l’arrivée, bonne surprise que cet album plus intéressant que ce à quoi on pouvait s’attendre, avec comme morceaux de choix le premier et le dernier des six récits (comment Blutch a récupéré Arabesque et, avant cette rencontre, d’où vient ce canasson allergique aux charges ?).
49 – Mariage à Fort Bow
Album dispensable, déséquilibré dans son développement. Le mariage annoncé en titre arrive en vérité tard dans l’histoire. La scène s’étire, on n’en voit pas le bout, elle occupe une place trop importante par rapport à ce qui a été raconté depuis le début de l’album. On a presque l’impression que cette noce a été ajoutée après coup pour compléter l’intrigue. La première moitié de la BD est plus intéressante, avec le spectre d’une ruée vers l’or qui risque de tourner au massacre des Indiens, des Blancs et des Bleus. Tout le monde est sur le pied de guerre, personne n’est trop coopératif, il y a une vraie tension narrative… qui retombe comme un soufflé avec ce mariage improbable sorti de nulle part.
50 – La traque
Voilà Chesterfield et Blutch lancés à la chasse aux déserteurs, fuyards et autres traîne-patins qui ont détalé du champ de bataille. Le caporal goûte peu l’ironie de la mission, lui-même tout à ses rêves de désertion.
Démarrage d’album sympathique et rigolo autour des mille et une astuces de camouflage des fuyards de l’armée. Puis un virage désarçonnant quand la suite de l’histoire s’apparente à une suite du n°6 La prison de Robertsonville, trop ancrée dans la redite et pas assez dans la continuité. Le dernier segment remonte la pente et voit les traqueurs traqués, avec des Bleus sous l’uniforme gris en plein camp ennemi. Tome riche en péripéties avec pas mal de moments cocasses (on n’a pas tous les jours l’occasion de voir Stark charger à la tête de la cavalerie sudiste).
51 – Stark sous toutes les coutures
Retour sur la jeunesse du capitaine Stark, personnage récurrent de la série au rôle ultra limité et qui se trouve enfin étoffé. On découvre un Stark au background et au parcours on ne peut plus improbables, biclassé tailleur-officier avec des rêves de fermier. Le ton est sérieux et grave, même si allégé par quelques gags. Normal vu le sujet : la guerre civile met fin à l’existence tranquille de Stark et son ami d’enfance. Chacun d’eux y laisse une part de lui-même au propre comme au figuré ; pour l’un ce sera une main, pour l’autre la raison et pour les deux, leur amitié, mise en suspens par l’amnésie de Stark qui ne reconnaît plus son vieux pote. La fin, amère, résume bien les dégâts de la guerre sur ceux qui l’ont vécue.
52 – Des Bleus dans le brouillard
C’est en lisant Des Bleus dans le brouillard que j’ai percuté sur un détail de rien. Mis à part quelques cas spécifiques de mauvais temps (i.e. Les Bleus dans la gadoue noyés par la pluie et Les cousins d’en face ensevelis sous la neige), Les Tuniques Bleues baigne dans une espèce d’été permanent : le soleil brille, l’herbe est verte, les arbres ont toutes leurs feuilles, les soldats se promènent dans le camp en bras de chemise. En soi, rien de choquant, peu de dates apparaissent, même dans les albums qui font référence à des événements précis. Mais si on est un peu curieux… Donc là, l’histoire s’ouvre dans cette espèce d’été constant propre à la série, à la veille de la bataille de Lookout Mountain… qui s’est déroulée le 24 novembre 1863. Mais bon, cette incohérence climatique reste mineure. Il m’aura fallu plus de cinquante albums pour capter la supercherie, c’est dire si elle ne saute pas aux yeux et n’entache en rien la qualité globale des Tuniques Bleues.
Ici la qualité sera hélas moyenne, la faute à un scénario qui manque de tonus et à l’abus du running gag des colères du général Hooker (personnage réel réputé pour être caractériel, vindicatif, bagarreur et sujet aux sautes d’humeur). Entre la facilité d’une attaque à couvert et la difficulté à repérer les Confédérés, le brouillard fournit des ressorts narratifs astucieux, comme le mot de passe pour distinguer les alliés des ennemis, mais n’exploite pas assez la folie d’une attaque en aveugle, riche en “tirs amis” (façon polie de désigner une grosse foirade consistant à cartonner ses propres troupes). Ce tome se laisse lire mais aurait pu être bien meilleur.
53 – Sang bleu chez les Bleus
Cet album revient sur la participation à la guerre civile américaine de François d’Orléans, prince de Joinville, candidat au trône de France ainsi qu’à l’élection présidentielle prévue pour 1852 (et torpillée par le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte du 2 décembre 1851).
Marin de formation, le gars se retrouve privé de carrière et en exil sous le Second Empire. Quand la guerre de Sécession éclate, il propose ses services et ceux de ses neveux – l’un comte de Paris, l’autre duc de Chartres – à Lincoln qui catapulte le trio auprès du général McClellan. Un an plus tard, en juin 1862, le prince vide les lieux. Merci d’être venu.
La présence de François d’Orléans dans ce tome est aussi fulgurante et anecdotique qu’IRL. On le voit un peu au début, où il fait… de l’aquarelle !?! D’accord… Puis il disparaît de l’histoire pour ne revenir qu’à la toute fin, sans qu’on voit davantage l’utilité du personnage. Sans lui, le scénario aurait été le même, plus efficace parce que plus ramassé au lieu d’être délayé avec du vide. Le reste, ben ça dépend du lecteur. Tentative de désertion de Blutch, mission de reconnaissance pour repérer les positions ennemies, capture par les Sudistes, déguisement des Bleus en Gris, fuite et poursuite, le tout est assez pêchu pour intéresser un lecteur novice mais le condensé de péripéties déjà lues mille fois barbera les habitués de la série qui n’auront rien de neuf à se mettre sous la dent.
54 – Miss Walker
Un personnage historique à l’honneur et pas des moindres, Mary Edwards Walker. Première chirurgienne à servir dans l’armée de l’Union, seule femme récipiendaire de la Medal of Honor (plus haute décoration militaire américaine qui n’était pas encore un jeu vidéo à l’époque), capturée par les Confédérés dont elle avait traversé les lignes pour soigner des civils blessés et, une fois la guerre terminée, militante pour le droit de vote des femmes, qui l’obtiendront en 1920, un an après sa mort. Voilà le CV. Impressionnant. Considérant que les multiples couches de robes, jupes, jupons n’est ni pratique ni hygiénique, en plus de constituer un carcan social, elle porte aussi des pantalons, ce qui n’est pas moins impressionnant à son époque où une meuf avec un froc se retrouve embarquée par les condés.
L’album Miss Walker s’inscrit dans la lignée du n°22 Des Bleus en dentelle (sur le double thème des services de santé et de la place qu’y occupe les femmes) et du n°47 Les Nancy Heart (thème des grandes figures féminines de la guerre de Sécession). Un propos intéressant autour des préjugés masculins, idem sur les réalités de la guerre (tri des blessés impliquant d’en laisser certains sur le carreau, séquelles des blessures de guerre), mais un personnage principal sous-exploité, qu’on ne voit pas assez en action dans son travail de toubib.
55 – Indien, mon frère
Le manque de chevaux dans la cavalerie de l’Union fournit le prétexte à une mission pour Blutch et Chesterfield : aller en chercher auprès des tribus comanches installées au Texas. Texas, qui fait partie des États confédérés. Comanches qui n’aiment pas trop les Blancs. Le plan ne part donc pas gagnant… Le duo embarque Plume d’Argent, personnage croisé dans les albums se déroulant à Fort Bow, où il officie comme éclaireur, interprète et agent de liaison avec les Indiens du coin.
Bon ben sans plus. Les grandes lignes de l’histoire sont identiques à celles du n°16 Bronco Benny, où les duettistes devaient déjà aller récupérer des canassons avec au-dessus de leurs têtes la baïonnette sudiste et le tomahawk indien, équivalents américains de l’épée de Damoclès. Plume d’Argent fait un peu déco. La seule trouvaille originale de l’album – une rencontre avec un personnage inattendu – est sous-exploitée, la faute à un énième rôle muet, qui cantonne un protagoniste majeur à de la figuration (défaut récurrent, cf. Bronco Benny, Les cousins d’en face, Des Bleus et des bosses…).
56 – Dent pour dent
Épisode pas foufou au programme avec ce récit d’un tour de cochon de Blutch pour se venger d’un autre tour de cochon, dont il a été victime de la part de Chesterfield. Sauf que rien ne tient debout. La vengeance mise en scène ici ne colle pas avec les méthodes de Blutch. Impliquer des innocents qui vont se retrouver à jouer les dommages collatéraux ne cadre pas du tout avec son tempérament, certes rancunier jusqu’à la mesquinerie mais quand même pas malfaisant au point de tirer dans le tas sans distinction. Même l’objectif qu’il poursuit reste nébuleux. Se venger, oui, mais sans qu’on voie où son plan est censé mener. Sans doute un des albums les plus faibles de la série.
57 – Colorado story
Milliardième infiltration pour Blutch et Chesterfield dans les rangs ennemis avec pour mission de démanteler une bande de mercenaires qui pourrissent le Colorado en tendant des embuscades aux soldats de l’Union. C’est-à-dire plus ou moins la même idée que le tome 4 Outlaw, avec moins de tonus et moins de rebondissements.
58 – Les Bleus se mettent au vert
Pendant la guerre de Sécession, le pire ennemi du soldat, ce n’est pas le gars d’en face avec un fusil, c’est la maladie. Sur l’ensemble des pertes militaires enregistrées par les deux camps, un tiers est dû aux combats, deux tiers aux maladies (dysenterie, malaria, variole, maladies infantiles, typhoïde, scorbut…). À elle seule, la diarrhée a tué autant que toutes les batailles du conflit réunies. Chiasse fatale, plus efficace que les balles…
Le volet sanitaire du conflit est l’occasion d’une nouvelle mission pour Blutch et Chesterfield, qui se mettent en quête non pas de PQ mais de légumes frais, afin de contrecarrer une épidémie de scorbut. Pour une fois, Blutch saute de joie, vu le peu de danger que présente une chasse aux choux et aux navets. Le lecteur, lui, ne fera pas de bonds jusqu’au plafond avec cette histoire un peu molle, qui manque de péripéties et de rythme au point d’avoir dû la gonfler avec l’ajout d’un fil narratif artificiel et secondaire autour d’un dentiste.
59 – Les quatre évangélistes
Concernant les quatre évangélistes, y a deux écoles : celle de Matthieu, Marc, Luc et Jean, et celle de John, Paul, George et Ringo. Et puis, il y a une troisième option, retenue par le pasteur-artilleur William Pendleton, commandant la 1st Rockbridge Artillery avec le grade de capitaine : un quatuor de canons.
Ces évangélistes tonitruants, Cauvin les dépeint comme des canons de Navarone avant l’heure, Lambil les dessine maousses. En réalité, il s’agissait d’une unité d’artillerie légère équipée de M1841 6-pounder (canon de 6 livres modèle 1841), du petit canon en bronze, vite dépassé et remplacé par des pièces plus modernes.
Pour faire taire cette batterie, Blutch et Chesterfield sont encore désignés d’office pour encore infiltrer les lignes sudistes, encore une fois déguisés (en ecclésiastiques pour tromper la vigilance de Pendleton, prêtre dans le civil). On retrouve les costumes de El Padre (n°17), la colline de Des bleus dans le brouillard (n°52) et l’attaque contre une pièce d’artillerie de Les cousins d’en face (n°23). Je craignais la redite. Les auteurs de la série sont eux-mêmes conscients de la répétitivité du schéma proposant les mêmes missions au même duo avec le même ressort du “choix” entre le peloton d’exécution ou le casse-pipe. Les officiers vont jusqu’à l’évoquer l’itération du pattern en début d’album. Au final, bonne histoire que ce El padre 2, le retour. Sans atteindre le niveau de drôlerie et d’action de l’original, l’histoire fonctionne, avec un Chesterfield investi dans sa mission et compétent, ainsi qu’une bonne utilisation des personnages secondaires (Cancrelat, Arabesque) pour créer de la péripétie.
60 – Carte blanche pour un Bleu
Si une série aussi longue que Les Tuniques Bleues comporte, aux côtés d’albums bons, très bons et excellents, sont lot de titres moyens voire faibles, il n’y en a que deux à être mauvais de chez mauvais. Dont celui-ci. (L’autre étant le n°63 La bataille du cratère en partie pour les mêmes raisons de redite.)
Recyclage d’anciens albums par le biais de souvenirs, autant dire le concept du remplissage par excellence. En mode feignasse, par-dessus le marché, vu que les renvois se succèdent vitesse grand V, sortis de nulle part, posés là, sans structure. Là où le procédé touche à l’indigne, c’est qu’il a déjà été utilisé dans En avant l’amnésique ! et se voit repris à l’identique ! Sans même une allusion, d’ailleurs, qui établirait un parallèle entre les deux tomes. C’est juste une redite camouflée sous une inversion des rôles, torchée sur un coin de table.
Seul le titre tient la route : cet album est bel et bien une carte blanche. Vide.
61 – L’étrange soldat Franklin
Soldat pour le moins étrange que ce Franklin Flint Thompson qui a réellement existé et sur lequel je ne donnerai pas de détails historiques ici sous peine de tout spoiler (lisez l’album ou allez sur Wikipedia pour avoir le fin mot).
Après une série d’albums plutôt faibles depuis pas loin d’une dizaine de numéros, ça fait plaisir de retrouver du niveau, avec une histoire qui tient debout autour d’un personnage central intrigant. Même si… Le rythme s’étire un peu ce qui amène la fin et la résolution du mystère à se trouver expédiés et l’histoire de cet espion rappelle par moments Des bleus dans la gadoue, avec un personnage authentique nordiste au lieu d’un Sudiste fictif. Petit air de déjà vu, donc, qui confirme que la série a déjà dit tout ce qu’elle avait à dire.
62 – Sallie
Étonnant qu’il ait fallu attendre 62 albums pour voir débouler une mascotte de régiment, sujet classique de la littérature troupière. La chienne Sallie se prend d’amitié pour Chesterfield et l’accompagne pour capturer un Confédéré… qui s’est laissé prendre exprès afin de raconter aux Nordistes un faux plan de bataille. Alors ouais, c’est encore du déjà vu avec encore des rôles inversés (le n°40, Les hommes de paille, où Blutch et Chesterfield tombaient aux mains des Sudistes pour leur déballer un plan d’attaque bidon). Et Sallie n’est pas assez présente, pas assez développée, trop anecdotique. Idem l’attachement de Chesterfield à son égard, lui qui trouvait incongru au début de l’album le lien qui pouvait se nouer entre un humain et un animal de compagnie. Album très moyen qui aurait gagné à ne pas recycler ses vieilles histoires et à creuser davantage son nouvel élément.
63 – La bataille du cratère
Le pire album de la série et de loin !
Le dessin tient moins du travail fini que du brouillon, manquant de détails, de relief, de finitions, dans un style naïf et enfantin.
Et le scénario… Un copier-coller en moins bien du n°44 L’oreille de Lincoln, qui n’était déjà pas le meilleur des Tuniques Bleues. Un siège de ville confédérée tout pareil, encore un officier alcoolique pour commander la troupe, une tactique identique du tunnel à creuser pour le bourrer de poudre et tout faire péter, les mêmes gags de galerie qui s’effondre et d’explosion qui n’explose pas.
Rien à sauver ni du graphisme ni de l’histoire ni du propos sur la place des soldats Noirs dans la guerre (déjà évoquée à l’identique dans le n°20 Black Face).
65 – L’envoyé spécial
L’envoyé spécial relève le niveau après une douzaine de numéros pas bien terribles. Bon point, un scénar construit, même s’il aurait gagné à partir sur un autre thème que le correspondant de guerre, déjà abordé à deux reprises, certes par le biais de l’image photographique plutôt que du texte journalistique, mais bon y a déjà eu Des bleus en noir et blanc (n°11) et Puppet blues (n°39) sur le sujet de rapporter la guerre, est-ce qu’un troisième opus valait le coup ?
Sinon, on retrouve tous les ingrédients de la série : éléments historiques, ambiance western, thème de la guerre sale, mission foireuse confiée à l’éternel duo en bleu, magouilles des officiers, Blutch qui fait le mort pendant les batailles, tentative de désertion du même Blutch, etc. C’en est à un point qui donne parfois une impression de cahier des charges imposant de caser sans exception tout ce qui fait la série. Alors ces éléments sont bien amenés, donc rien de scandaleux, mais c’est presque too much d’avoir voulu se montrer plus royaliste que le roi. Après le plus blanc que blanc, voici le plus bleu que bleu.
L’humour est plutôt diffus, il fonctionne aujourd’hui, ce ne sera plus le cas dans quelques années pour certaines vannes ancrées dans le contexte actuel (i.e. la référence au Brexit avec la question “C’est en Europe l’Angleterre ?” et la réponse “Euh… C’est pas clair…”).
Parmi les clins d’œil, on citera la présence d’un duo d’artificiers nordistes dont la tâche est de dynamiter des ponts, Raoul et Willy, quelque part entre la 7ème compagnie et le pont de Bull Run dans l’album éponyme (n°27). Ce clin d’œil, censé être comique et un hommage, est raté dans les grandes largeurs en faisant pire que mieux. Il aurait fallu un troisième malade des explosifs, Louis, en référence à Salvérius, qui est quand même un des fondateurs de la série, donc pas bravo de l’avoir oublié, d’autant qu’il faisait aussi sauter des ponts dès l’album n°2 Du Nord au Sud.
Si tout concourt à rendre l’esprit de la série, je ne me suis jamais senti dans un Tuniques Bleues, à cause du changement d’identité graphique en termes de trait et de couleur. Alors c’est très subjectif, hein. Le dessin de Munuera est excellent, avec un style propre de personnages étirés en hauteur, un jeu sur les ambiances lumineuses, un cadrage plus audacieux que pépère Lambil, du boulot de haut niveau… mais trop différent autant dans ce qu’on voit que dans l’ambiance créée par le dessin. J’avais plus l’impression de lire un Blueberry qu’un Tuniques Bleues. Comme en plus, cet écart restera unique depuis que Lambil a annoncé reprendre le dessin des Bleus, cet Envoyé spécial va pas mal détonner au milieu des autres et Dupuis aurait dû le publier comme un hors-série plutôt que l’intégrer au corpus principal.
En tout cas, le grand mérite de cet album, c’est qu’il ose des trucs, ce qui manquait à la série depuis un moment, à recycler et radoter sans inspiration. Avec en plus la difficulté propre à ce genre d’entreprise de devoir à la fois renouveler et rester dans les clous de la continuité. Le constat, amer, c’est qu’il aura fallu un opus sans Cauvin ni Lambil pour retrouver quelque chose de la grande époque…
Et après ?…
Cauvin a annoncé prendre sa retraite avec l’album 64 pour raisons de santé (addendum : il est décédé le 19 août 2021, deux semaines après la parution de cette chronique). Le 65, L’envoyé spécial, est déjà paru, avec une autre équipe (Munuera au dessin, les BeKa au scénario). Un bon album, mais avec des changements d’identité graphiques tels que la question reste entière de savoir s’il s’agit encore des Tuniques Blueues. Interrogation classique sur les poursuites de séries entre d’autres mains que leurs créateurs (cf. Astérix ou Lucky Luke).
Lambil prévoit de continuer sans Cauvin, avec Kris au scénario pour le 66 et on sait ne pas qui après. Pas une bonne idée à mon avis, mais bon, on verra bien quand on y sera. Ça fait un bail que la série a dit tout ce qu’elle avait à dire, sur la critique de la guerre et d’un militarisme aussi crétin que meurtrier. Sur l’amitié aussi entre ses deux héros que tout oppose.
Il aurait sans doute été préférable de raccrocher les gants pour de bon et clore la série.
À la place, on aura Où est donc Arabesque ?, un album consacré au cheval de Blutch… lequel bidet a déjà été au cœur de l’album n°48 à son nom. Pour faire ses adieux, Cauvin aurait dû écrire un tome de fin. Quitte à ce que ses successeurs remontent dans le temps pour la suite des Tuniques Bleues. Après tout, c’est pas comme si la succession des épisodes se fichait de respecter la chronologie historique.
J’aurais aimé voir dans ce dernier opus de Cauvin la fin de cette guerre fratricide qu’il a dénoncée depuis un demi-siècle. Parce qu’il est temps que la boucherie cesse, celle-là comme les autres, c’est l’essence même de son propos. Voir Blutch et Chesterfield quitter les champs de bataille où ils ont été délibérément envoyés à une mort certaine un paquet de fois. Les héros ont droit au repos.
J’imagine le sergent Chesterfield promu capitaine voire colonel. C’est pas une flèche mais pas le mauvais gars non plus, pas le summum de la compétence mais pas aidé non plus par les missions qu’on lui refile, foireuses dans leur essence, ni par les sabotages de Blutch. On a croisé de pires officiers que lui au cours de ses nombreuses aventures où il a prouvé, outre son attachement décérébré à la discipline, son courage, son humanité, ses prises de conscience (souvent un peu tard).
Le colonel Appletown prendrait sa retraite et refilerait à l’ex-sergent le commandement de Fort Bow… et la main de sa fille. Des Bleus et du blues (n°43) amorçait entre Chesterfield et une Amélie pas complètement indifférente un début de quelque chose qui n’a jamais été concrétisé ni exploité.
Promotion, passation de pouvoir et mariage seraient l’occasion de convoquer les anciens : Tripps, Bryan, Plume d’Argent, Alexander, Stark, le frangin Appletown (et sa femme Abigaïl et son beauf Stilman).
Quant à Blutch, le voir enfin quitter cet uniforme dont il n’a jamais voulu. Avec les honneurs, parce que mine de rien, en dépit de toutes ses tentatives de désertion et de ses mille et une ruses pour éviter de charger avec les autres, il n’aura pas démérité et rempli plus que sa part du contrat pour l’Union. À défaut de retrouver son bistro de Blue retro, il pourrait tout aussi bien récupérer le saloon du patelin à côté de Fort Bow, pas loin de ses copains de régiment.
Bref, un vrai tome de fin qu’on n’aura jamais. Alors j’imagine…
En tout cas, Les Tuniques Bleues s’impose comme une excellente série dans son premier gros tiers (jusqu’au n°27 Bull Run inclus), avec une baisse de régime sur le second tiers plus aléatoire où des albums moyens côtoient de franches réussites, et enfin une dernière ligne droite pas bien terrible à partir du bien nommé n°52 Les Bleus dans le brouillard qui voit les derniers albums se perdre dans les brumes du manque d’inspiration et de la redite.
Quoi qu’il en soit, prise dans sa globalité, elle aura été une réussite et a marqué plus d’une génération. À sa naissance, la saga se voulait drôle, elle l’est. Elle a su aussi montrer on ne peut plus sérieuse sur certains thèmes abordés, avec une bonne dose de réflexion et de satire. Enfin, elle a montré ses qualités historiques et fait partie de ces lectures qui poussent à la curiosité. Tout gamin, quand j’ai commencé à la lire dans les années 80, c’était d’ailleurs un peu frustrant. Pas d’Internet à l’époque, une bibliothèque municipale de petite ville peu achalandée sur le sujet de la guerre de Sécession. Ça a été un plaisir de la relire à l’heure du web avec un accès à une somme formidable d’informations pour approfondir ma culture générale. Même les albums moyens auront eu un intérêt par la bande via les recherches historiques à côté, ce qui fait que la série dans sa totalité m’aura apporté quelque chose. On en sort plus riche qu’en y entrant et très peu de bandes dessinées grand public peuvent s’en targuer.
(Cette série a été récompensée par un K d’Or.)