Les Brigades du Tigre – Claude Desailly

“En ce début de siècle où la vie se transforme au rythme accéléré d’une industrie triomphante, les structures traditionnelles de la vieille société se brisent chaque jour davantage derrière la façade de la Belle Époque.
La criminalité augmente dans des proportions d’autant plus inquiétantes qu’une délinquance nouvelle est née, qui s’appuie, elle, sur le progrès technique et fait échec à une police archaïque dont les méthodes et le matériel n’ont guère évolué depuis Vidocq. Un chiffre est plus éloquent que tout : au cours de l’année 1906, 103 000 affaires criminelles et correctionnelles ont été classées sans que les auteurs aient pu être identifiés. L’année 1907 s’annonce pire encore. Il y va de la sécurité des villes et des campagnes.”
(Intro du 1er épisode de la saison 1)

Série TV Les brigades du Tigre Valentin Pujol Terrasson

Au cours de 6 saisons pour un total de 36 épisodes de 55 minutes, la série Les Brigades du Tigre (1974-1983) retrace les enquêtes d’un trio de policiers de la création des Brigades mobiles en 1907 jusqu’à l’éclatement de la Grande Guerre en 1914 (saisons 1 à 4) puis au cours des Années folles de 1919 à 1930 (saisons 5 et 6).
Excellente série en tant qu’œuvre de fiction, elle a beaucoup contribué à la légende dorée des Brigades mobiles, très éloignée en réalité de ce qu’on voit à l’écran.

Un peu de contexte pour démarrer… Le XIXe siècle a été le grand siècle des bouleversements : révolution de la vapeur puis de l’électricité, progrès technologique à fond les manettes dans tous les domaines, tout va plus vite en termes de transports et de communication (train, télégraphe, voiture, téléphone), l’Ancien régime et le nouveau soubresautent à tour de rôle mais la République finit par s’installer pour de bon, la société change avec en particulier l’émergence de la classe ouvrière, la croissance urbaine explose, etc. Tout change à tous les niveaux. Y compris la criminalité. Et comme les institutions ont toujours un temps de retard sur les évolutions, au début du XXe siècle, police et gendarmerie sont perçues comme dépassées, plus trop aptes à protéger la société contre le tsunami d’une criminalité qui menace de submerger le pays (en tout cas d’après les journaux, donc ça vaut ce que ça vaut comme vision dramatisante qui cherche d’abord à vendre du papier avant de rendre compte de la réalité du monde).
Ce qui est sûr, c’est que les forces de l’ordre ont un train de retard, entre formation et méthodes inadaptées, effectifs insuffisants, équipement d’un autre temps (les gendarmes gardent leur bicorne anachronique jusqu’en 1904), doctrine lacunaire (entre charge à la baïonnette et négociation, la gestion des grèves par les gendarmes sent l’absence de mode d’emploi et tient plutôt du match d’impro) et éclatement au niveau local à l’échelle du canton et de la commune puisqu’il n’existe pas à l’époque de police ni de gendarmerie nationales. En gros, on se démerde comme on peut avec ce qu’on a sur place.
Pour rassurer les braves gens, Georges Clemenceau, surnommé le Tigre et se définissant lui-même comme “le premier flic de France” (tout un programme…), crée les Brigades régionales de police mobile en 1907. Une révolution. En tout cas, sur le papier, parce qu’en vérité, cette création est surtout un coup de com’ magistral.
Des flics d’élite, à la pointe de la criminalistique, sillonneront la région dont ils ont la charge à bord d’automobiles pour traquer les criminels jusque dans les recoins les plus éloignés. Ça, c’est la théorie, et c’est ce que met en scène la série. En pratique, on parle d’une poignée de policiers à l’échelle du pays et d’un nombre de bagnoles qui tient sur les doigts de la main (i.e. la brigade de Dijon, c’est quinze bonshommes pour couvrir les 50000 km² de 8 départements, avec zéro voiture dans un premier temps et une seule en 1913… qui est le plus souvent en réparation – source : Les archives contre la statistique officielle ? Retour sur les brigades du Tigre (Dijon, 1908-1914) de Laurent López). La lutte contre le crime, après épluchage des archives, disons qu’on est loin d’une ambiance digne des Incorruptibles de De Palma (1987) avec poursuites en voiture et fusillades tonitruantes : la brigade bourguignonne passe l’essentiel à fliquer les nomades et rédiger les fiches anthropométriques correspondantes (López, même article). C’est pas avec ça qu’on fera une série télé qui passionnera les foules…

Ce que propose Claude Desailly dans Les Brigades du Tigre, c’est plutôt les moyens de l’ensemble de la police des années 30 mis au service de trois inspecteurs de 1907 : Valentin (Jean-Claude Bouillon), Terrasson (Pierre Maguelon) et Pujol (Jean-Paul Tribout).
Entorse à l’histoire mais pas tant que ça. Raison pour laquelle j’adore cette série qui a très bien su faire du faux avec du vrai et du vrai avec du faux. Tout ce qu’on voit d’un épisode à l’autre s’appuie sur un fond de réalité historique, c’est juste que la série condense l’ensemble sur une seule brigade et montre au spectateur le point d’arrivée de la police moderne là où elle n’est pour l’historien qu’à son point de départ.
IRL, les flics commencent à utiliser les moyens de transport modernes (train, vélo, Batmobile), c’est un fait documenté. Mais pas du tout à l’échelle de la série où les gars ont, dans la cour de leur brigade, un parc automobile complet prêt à démarrer.
Pareil avec les moyens de communication, comme le téléphone et le télégraphe, très utilisés dans la série. On voit même le trio utiliser le premier “portable”, à savoir un télégraphe embarqué dans un coffre de voiture. Alors certes les forces de l’ordre s’y mettent, mais dans la première décennie du XXe, le réseau téléphonique est encore embryonnaire et la plupart des casernes de gendarmerie n’en sont pas équipées.
Je me rappelle d’un épisode où Terrasson lutte contre sa machine à écrire et par la suite, on les voit souvent taper, les loustics. La mécanisation de rédaction des procès-verbaux, acquise dans la série, n’en est encore qu’à ses balbutiements et vingt ans après la création des Brigades mobiles, les circulaires en sont encore à encourager l’usage de la machine à écrire, c’est dire le PV manuscrit est loin de son chant du cygne (ou du signe, puisqu’on parle de typographie).
Même chose avec les techniques de pointe de la criminalistique (dactyloscopie, anthropométrie, photographie…) qui laissent à penser que nos trois lascars pourraient battre sur leur terrain les Experts de Las Vegas, Miami et Manhattan réunis. Les nouvelles approches et techniques en sont encore au stade du perfectionnement, de la diffusion progressive, de l’apprentissage.
Bref, chaque détail que montre la série a une réalité historique, mais la combinaison parfaite de l’ensemble telle qu’on la voit n’a quant à elle jamais existé. Après, ça reste une fiction, qui doit accommoder l’histoire au spectacle, donc bidouiller un peu la vérité et rendre fulgurante une modernisation de la police qui a été très progressive.

Le résultat a fonctionné, puisque ce “CSI: Belle Époque” a été un franc succès en son temps. Faut dire que les séries policières ont toujours été une valeur sûre. Ajoute un casting qui fonctionne très bien au niveau des trois protagonistes principaux, tant au niveau des personnages que de leurs interprètes.
Le contexte historique, en dépit de ses aménagements, sonne vrai. On y croit à cette Belle Époque des quatre premières saisons, où tout paraît possible tout en n’étant pas rose pour tout le monde. La reconstitution est excellente, tant au plan visuel (décors, costumes, voitures, société) que dans l’ambiance. On sent bien l’atmosphère particulière de cette période charnière où se côtoient l’ancien et le moderne, patchwork de XVIIIe, XIXe et XXe siècles. Les Années folles des saisons 5 et 6 fonctionnent bien aussi, même si un poil moins dépaysantes peut-être, avec une modernité qui a fait son chemin, beaucoup de choses qui se sont uniformisées, une moindre impression d’être à la croisée des mondes et des époques.
Les scénarios sont très bien fichus et ne se contentent pas d’être des enquêtes lambda claquées en amont dans le temps. Ils reposent toujours sur une trame ou un événement historique (Entente cordiale, scandales politiques et financiers, Tour de France, bande à Bonnot…). Vient se greffer une enquête mariant action et suspense, dans une atmosphère qui sait jongler entre les drames et notes d’humour. Soit un cocktail bien pensé et bien écrit, qui fonctionne parce qu’il n’en fait pas des caisses.
Et puis il y a bien sûr la Complainte des Apaches, qui plongeait dans l’ambiance dès les premières notes du générique – notion assez vague au XXIe siècle où la chose est expédiée en deux secondes et sans un mot (Supernatural, Mentalist, 24 heures chrono).

Exportée dans une vingtaine de pays, Les Brigades du Tigre reste un fleuron télévisuel français. La mise en scène à la papa et l’image ont pris un petit coup de vieux quand on est habitué aux séries actuelles qui usent et abusent de filtres colorées et d’effets tape-à-l’œil, mais ça lui donne aussi un petit charme vieillot assez dans le ton finalement.
À voir et revoir…

Affiche film Les brigades du Tigre Jérôme Cornuau 2006

La série a été portée sur grand écran en 2006 avec Jérôme Cornuau à la réalisation et tout un tas de gens au casting (Clovis Cornillac, Diane Kruger, Olivier Gourmet, Édouard Baer, Thierry Frémont, Jacques Gamblin, Stefano Accorsi, Léa Drucker, Philippe Duquesne, Didier Flamand, Aleksandr Medvedev, Gérard Jugnot, André Marcon…).
Pétrie de bonnes intentions sur le papier en voulant marcher sur les traces de sa grande sœur de série tout en apportant à son tour un peu de modernité trente ans après les premiers épisodes, cette adaptation se viande sur tous les tableaux.
Davantage d’action et de punch, ça c’était le projet. Le résultat tient plutôt de l’agitation. Le scénario se perd en confusion à essayer de courir plusieurs lièvres à la fois, entre l’affrontement avec la bande à Bonnot (où les brigades mobiles n’ont eu qu’un rôle bien plus secondaire que ne le veut la légende), des magouilles financières liées aux emprunts russes, une intrigue politique internationale autour de la Triple Entente entre la France, la Russie et la Grande-Bretagne et enfin la guerre des polices avec la Préfecture de police de Paris. Résultat, l’intrigue part dans tous les sens pour n’arriver nulle part, comme un film à sketches mal ficelé.
L’ambiance, plus sombre, pourquoi pas, l’époque n’ayant pas été belle pour tout le monde, sauf qu’on y perd l’humour qui donnait une saveur particulière à la série. En prime, ce changement de ton donne l’impression d’un film qui se prend trop au sérieux.
Même la reconstitution ne prend pas. Autant la série parvenait à recréer le contexte et l’ambiance, autant le film sonne faux, bidon, pesant, sans recréer le charme de son prédécesseur.
Et toujours cette sensation d’une œuvre qui peine à trouver son identité propre en cherchant à tout prix à vouloir s’affranchir de son modèle pour in fine s’en imposer un autre en essayant d’être des Incorruptibles à la française.

Les Incorruptibles Brian De Palma
The Brigades of the Tiger (en comparant cette photo des Incorruptibles à l’affiche du film de Cornuau, on sent que c’est quand même un peu copié)

Alors pour faire ça, ben suffisait de pas tourner Les brigades du Tigre pour pas te sentir encombré par la série. Tu créais ton histoire et tes personnages maison autour de la naissance des brigades mobiles pour accoucher d’un film qui aurait été un parent éloigné de la série, avec une autre vision, plutôt qu’un descendant direct souffreteux et mal conçu.
On le voit au trio dynamique originel d’inspecteurs, droits dans leurs bottes et charismatiques, qui suscitaient la sympathie. Ici, Valentin est transparent, Pujol joue au maquereau et Terrasson fait le potache. Et d’où sort l’inspecteur Bianchi qui fait figure de quatrième cavalier plus folklorique qu’autre chose ? Les personnages sont à chier, alors que c’était LE point essentiel d’écriture à travailler pour que le film fonctionne.
Certes, la série date des années 70-80 et on comprend la nécessité de prendre quelques libertés pour l’adapter au spectateur des années 2000. Mais là, ça vire au n’importe quoi ! Le résultat en est un irrespect total de la série d’origine et de son esprit pour un film qui, même en faisant abstraction de son ancêtre télévisuel, ne casse pas des briques. Si vous avez adoré la série, passez votre chemin pour cause d’adaptation indigne. Et si vous n’avez jamais vu la série, passez votre chemin aussi, parce que ce film est nase.

Publié le Catégories Chroniques ciné

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