“Toujours par deux ils vont.”
(Fernand Braudel à propos d’Hérodote et Achille Zavatta)
Voyageur infatigable, Hasekura Tsunenaga fut le premier Japonais à mettre un pied en France en 1615. Et aussi le dernier pendant deux siècles et demi.
Retour sur ce qui aura été un des plus grands voyages japonais de la période moderne, en route pour l’aventure !
Les barbares du sud
Les premiers contacts entre Japonais et Européens remontent au XVIe siècle (Portugais en 1542, Espagnols vers 1600, Hollandais en 1609, Anglais en 1613, Français en 1844 avec une ponctualité digne de la SNCF) et initient la “période du commerce avec les barbares du sud” (南蛮貿易時代, Nanban bōeki jidai) – appellation à première vue déboussolante puisque l’Europe est à l’ouest du Japon, mais en pratique, les voies navigation font arriver les nanbanjin dans l’archipel par le sud.
Assez vite, les Japonais se méfient de ces gougnafiers qui ne savent pas utiliser des baguettes et mangent avec les doigts. Surtout, la manie de vouloir convertir tout le monde au christianisme de gré ou de force vaudra aux Européens de tirer la carte “rentrez chez vous illico sans passer par la case départ ou on vous défonce la gueule”. L’Église, qu’elle soit catholique ou protestante, est perçue comme un éventuel contre-pouvoir malvenu dans un Japon pas encore unifié ou à peine. Les dirigeants nippons, qui ont écho de ce qui se passe en Europe, craignent aussi de voir l’apparition de guerres de religion sur leur sol qui comptent déjà bien assez de moines turbulents parmi les courants religieux locaux. Au point que dès 1587, Toyotomi Hideyoshi ordonne l’expulsion des missionnaires chrétiens, une injonction peu appliquée dans l’immédiat par peur de voir les négociants faire leurs valises à la suite des prêtres. Les persécutions s’intensifient à partir de 1614. Après la révolte de Shimabara en 1637 qui voit 40000 chrétiens rejoindre leur Créateur, les Japonais claquent pour de bon la porte au nez des “barbares blancs” pour les deux siècles à venir. Les Hollandais, seuls à n’avoir pas soutenu la révolte et ayant même participé à son écrasement, gardent le droit de rester, relégués toutefois sur l’île de Dejima dans le port de Nagasaki.
Entretemps, le Japon n’est pas resté les bras croisés et le contact se relève enrichissant au propre comme au figuré dans de nombreux domaines, en particulier un commerce très profitable ainsi qu’une somme de connaissances à échanger. Ainsi, les Occidentaux apprennent que le papier ne sert pas qu’à imprimer des bouquins mais aussi à fabriquer des mouchoirs et qu’utiliser sa manche comme tire-jus est franchement dégueulasse. Principe qui ne sera assimilé que dans les années 1920 quand Kleenex “inventera” le soi-disant “premier” mouchoir jetable en papier…
De leur côté, les Japonais, pragmatiques, s’intéressent aux connaissances techniques plus que scientifiques, ces dernières se diffusant plutôt aux XVIIIe et XIXe via l’interface néerlandaise de Dejima. Comme l’archipel se débat encore en pleine période de guerre civile et de lutte pour le pouvoir, on ne s’étonnera pas de voir figurer en tête de liste des centres d’intérêts des joujoux comme le canon, la cuirasse (南蛮胴, nanbandō) et surtout l’arquebuse (au point que le nom de Tanageshima, 種子島, l’île où débarquèrent les Portugais et leurs flingues finira par désigner les armes à feu). L’épée est hors jeu, les forgerons japonais étant bien meilleurs que leurs homologues européens dans la fabrication de lames.
Maman, les p’tits bateaux
La construction navale à l’européenne fait aussi partie de ces domaines qui intéressent les Japonais.
Le bateau est connu au Japon depuis belle lurette, on s’en doute, vu le paquet de flotte qu’il y a autour. Il sert pour la pêche, le commerce (Chine, Corée), la piraterie (pillages des Wakō en Chine) et la guerre locale ou outre-mer (affrontement contre les Mongols en 1281, débarquements récurrents en Corée). Pour autant, le Japon, trop occupé selon les périodes à s’isoler ou à se foutre sur sa propre tronche, ignore la navigation transocéanique et manque de vaisseaux aptes à parcourir de très longues distances. Sa configuration géographique – dans le genre entouré d’eau, même la Grande-Bretagne ne lui arrive pas à la cheville – l’aurait pourtant prédisposé aux Grandes Découvertes à l’européenne et je me prends parfois à rêver d’un Christophe Colomb coiffé au poteau. Mais je m’égare, comme disait Théognis.
Toujours est-il que les navires européens fascinent les Japonais pour deux raisons : le commerce et la guerre, puisqu’à l’époque le tourisme de plaisance est une activité marginale. La croisière s’amusera plus tard. L’arrivée des Portugais, connus pour ne pas être des manches en navigation, coïncide avec le développement de la marine militaire côtière dans le cadre des affrontements féodaux. Autant dire que les astres s’alignent pour les seigneurs de guerre qui voient là une bonne aubaine pour pouvoir donner une autre dimension à leurs querelles incessantes en changeant de décor. Le fait est qu’après deux cents charges de cavalerie, un petit abordage permet d’apporter du neuf à l’expérience utilisateur en matière de marave.
Les daimyō se dotent de flottes conséquentes et vont jusqu’à développer des cuirassés abondamment pourvus en artillerie et armes à feu (鉄甲船, tekkōsen) à partir des plus grands bateaux disponibles à l’époque (安宅船, atakabune). L’amiral coréen Yi Sun-sin repiquera l’idée pour concevoir le fameux “bateau-tortue” et lutter contre ces mêmes Japonais. C’est un peu le drame des armes : y a toujours quelqu’un pour les retourner contre toi.
Dans le civil, des éléments de construction à l’occidentale sont intégrés aux navires marchands faisant commerce avec le reste de l’Asie, comme la voilure (voile carrée et voile latine d’un seul tenant au lieu de la voile lattée des jonques), le gouvernail, la forme de la poupe, la disposition des pièces d’artillerie… On les retrouve sur beaucoup de navires de commerce appelés shuinsen (朱印船).
Turlututu, chapeau pointu
C’est là qu’intervient un homme de pointe(s), que l’on accordera ou pas au pluriel selon qu’on se réfère à son œuvre de développement économique ou à sa possession la plus célèbre, à savoir son casque qui a rendu jaloux des générations de Prussiens.
Il s’agit de Date Masamune (1567-1636), surnommé 独眼龍 (Dokuganryū, le dragon borgne) soit parce qu’il était le fils d’un cyclope et d’une reptilienne selon des chercheurs du Tsoukalos von Däniken Institute, soit parce qu’il était un gros bourrin à qui il manquait un œil selon les historiens sérieux. Son nom n’évoquera pas grand-chose à pas mal de monde, mais il est quand même assez connu de vue grâce à la silhouette si caractéristique de son kabuto.
Entre deux savatages de tel ou tel clan voisin de ses terres, Willy le Borgne s’intéresse beaucoup aux Européens. Il va même jusqu’à se montrer tolérant pendant un temps à l’égard des chrétiens. Certains fantaisistes ont avancé des raisons personnelles comme une éventuelle conversion secrète au christianisme. À l’instar de tous les événements historiques affublés de “secret” ou de “mystérieux”, elle semble peu probable, surtout vu le zèle qu’il a mis à dézinguer les chrétiens une fois qu’il a eu pompé sur les Européens tout ce qui l’intéressait. Autre piste évoquée, aussi crédible qu’une empreinte de Bigfoot, une conversion de sa fille aînée Irohahime selon des sources qui n’apparaissent jamais que dans la phrase “des sources disent que” sans la moindre référence à un texte d’époque ni à quelconque travail d’historien les mentionnant.
Les raisons de cette bulle temporaire de tolérance sont assurément pragmatiques quand on connaît un peu le bonhomme, qui n’a rien d’un doux rêveur mystique ni d’un Bisounours tout sucre tout miel avec sa parentèle. On parle tout de même d’un mec qui, à l’âge où la plupart des gamins en sont encore à manger leurs crottes de nez, a fumé son frangin pour être sûr de rester en tête de la ligne de succession. Son père aussi il l’a buté dans le feu de l’action d’une tentative d’enlèvement. Ajoutons la conquête des domaines de sa tante et quelques autres membres de sa famille, ainsi que tout un tas d’autres terres de seigneurs locaux en vertu d’une conception assez personnelle des rapports de bon voisinage. Dans l’histoire du Japon, Date Masamune se classe très haut dans la liste des assoiffés de pouvoir, de violence et de pognon. Même Tokugawa Ieyasu, pourtant pas le dernier quand il s’agit de planter des têtes sur des piques, se méfiait de lui et réprouvait ses méthodes.
Tolérance intéressée et point barre, fin du non-débat.
Si Date Masamune lâche la bride aux évangélisateurs, c’est parce qu’ils ne viennent pas tout seuls. Missionnaires et marchands se traînant mutuellement dans leurs bagages, inviter les uns revient à attirer les autres. La faveur divine s’accompagne d’une manne commerciale sur laquelle on aurait tort de cracher, à plus forte raison quand on passe son temps à faire la guerre, activité qui coûte un “pognon de dingue”, pour reprendre la formule d’un autre assoiffé de pouvoir.
En 1604, Date Masamune vient de récupérer le domaine de Sendai et entend bien le faire prospérer. Il compte même en faire un pôle capable de concurrencer Nagasaki dans le commerce avec ces foutriquets de barbares. Conscient que l’attraction commerciale des territoires japonais reste fragile dans un pays pas encore unifié et en état de guerre permanent, et refusant de dépendre du bon vouloir des Européens installés sur place et susceptibles de se faire la malle du jour au lendemain, Date Masamune décide d’aller à la source pour s’approvisionner et fourguer sa camelote. En favorisant les échanges avec les chrétiens, il vise ni plus ni moins qu’un commerce régulier avec le Mexique. Pour ce faire, il a besoin de s’entendre avec les Espagnols, maîtres des lieux, et comme ils sont très chatouilleux sur la question religieuse, faut bien lâcher du lest pour ne pas les mettre de travers et voir s’envoler ses beaux projets d’affaires juteuses. Idem avec les Portugais pour qu’ils lui montrent comment construire des bateaux capables d’atteindre ledit Mexique, qui n’est pas la porte à côté.
Le monde n’étant pas encore prêt pour Rakuten, la fermeture progressive du pays aux Européens lui cassera in fine la baraque et ses rêves de commerce international couleront tel un anachronique Titanic, mais ses autres efforts ont porté leurs fruits : le modeste village de pêcheurs est aujourd’hui devenu la ville de Sendai, forte de plus d’un million d’habitants, soit la douzième ville la plus peuplée du Japon.
Mais on n’en est pas encore là et dans la première décennie du XVIIe, tout semble encore possible. Date Masamune n’a besoin que d’un bateau capable de parcourir de longues distances et d’un émissaire qui n’ait pas le mal de mer. Objectif : envoyer le second à bord du premier pour aller cirer les pompes des monarques du Vieux Continent.
Les réceptions de l’ambassadeur avant l’invention des Ferrero Rocher
En soi, le versant naval du projet de Date Masamune n’a rien d’original. Avant lui, le shōgun Tokugawa Ieyasu s’est fait construire deux navires sur le modèle occidental par l’Anglais William Adams (1564-1620), dont la mort marquera le début de la fin des relations entre le Japon et les monarchies européennes. Le premier, de 80 tonneaux, sert à la cartographie des eaux japonaises. Le second, de 120 tonneaux, le San Buena Ventura (サン・ブエナ・ベントゥーラ号), est destiné au commerce avec l’Espagne et la Nouvelle-Espagne. Lancé en 1607, sa carrière sera brève puisqu’il est confisqué en 1610 sitôt arrivé au Mexique. Les Espagnols craignent en effet que les Japonais ne deviennent assez calés en navigation transocéanique pour rivaliser avec eux. L’entrée dans le club des grandes puissances marchandes leur est donc refusée. Après on s’étonne que le shogunat ait fermé le pays aux Occidentaux…
L’idée d’aller grenouiller dans les cours européennes n’est pas nouvelle non plus. En 1582, l’ambassade Tenshō (天正の使節), conduite par Itō Mansho (伊東マンショ) alors âgé de 12 ans, s’embarque pour un périple de huit années qui amènera ses membres à croiser entre autres le roi d’Espagne Philippe II et les papes Grégoire XIII et Sixte V. Cela dit, qualifier l’expédition d’ambassade est un bien grand mot, il s’agissait davantage d’un voyage de découverte pour le gamin aux commandes que d’une délégation mandatée pour négocier quelque accord que ce soit.
À titre de curiosité, on citera le cas de Bernard (鹿児島のベルナルド, Kagoshima no Berunarudo), qui doit son prénom peu japonais à son baptême chrétien. Il fut le premier Nippon à visiter l’Europe en 1553, voyage effectué à titre privé, sans caractère d’expédition officielle.
Sur la forme du projet, rien de bien nouveau sous le soleil levant. C’est bien au niveau du fond – la volonté de mise en place d’échanges commerciaux durables, réguliers et transocéaniques – que les ambitions de Date Masamune sortent du lot.
Or donc, en 1613, Date Masamune, avec l’autorisation du shōgun, fait mettre en chantier un navire de conception occidentale : le Date Maru (伊達丸, càd le nom de son clan et le suffixe 丸 accolé au nom des navires), que les Espagnols rebaptiseront San Juan Bautista (サン・ファン・バウティスタ号).
Construit sur le modèle d’un galion, il possède trois mâts, mesure 55,35 m de long pour 11,25 m de large, jauge 500 tonneaux, embarque 180 hommes d’équipage et dispose, juste au cas où, de 16 canons. L’Espagnol Sebastian Vizcaino fait profiter Date Masamune de ses connaissances pour mener à bien la construction. 45 jours, 800 ouvriers, 300 forgerons et 3000 charpentiers plus tard, le navire est mis à l’eau.
La mission qui s’organise est diplomatique à vocation commerciale. Ce qui n’empêche pas le Date Maru d’être considéré comme le premier navire de guerre japonais de construction européenne (les canons, forcément…). Une théorie, assez peu crédible dans le contexte de l’époque mais toujours sujette à débat, avance que Date Masamune envisageait une alliance militaire avec l’Espagne pour prendre le contrôle du pays et devenir shōgun à la place du shōgun.
En tous les cas, aucun des objectifs réels ou supposés n’aura de postérité. Avec le recul historique, on peut dire que l’expédition est un parfait bide.
Un pas tout à fait tour du monde en bien plus de 80 jours
Épaulé par le missionnaire Luis Sotelo, Hasekura Tsunenaga (支倉 常長), le responsable de l’expédition, a pour mission de rallier l’Espagne via la Nouvelle-Espagne, de négocier un traité commercial à Madrid et de rendre visite au pape Paul V à Rome.
Ce qu’on appellera par la suite la mission Keichō (慶長使節) a au moins le mérite d’être la première expédition japonaise “autour du monde” (ou presque, puisqu’il s’agit plutôt de deux moitiés de tour du monde). Et c’est pas rien.
Déjà, elle va plus loin que celle montée un an plus tôt qui s’était terminée en epic fail. En 1612, le San Sebastian, construit par le shōgun et embarquant des représentants de Date Masamune, avait connu un naufrage lamentable sitôt quitté le port.
Ensuite, si les négociations de traités commerciaux n’aboutissent pas, l’aspect “poudre aux yeux” inhérent à toute visite officielle est un franc succès et l’ambassade marque les esprits de l’époque.
Enfin, si on considère le périple de Hasekura comme un des rarissimes voyages d’exploration dans l’histoire du Japon, il est venu à bout d’une aventure qui reste hasardeuse pour l’époque au vu du nombre de vaisseaux qui s’abîment en mer.
Le 28 octobre 1613, Hasekura s’embarque avec une quarantaine de marins espagnols et portugais, une grosse centaine de marins et marchands japonais, une vingtaine de samouraïs (dont la moitié fournie par le shōgun, sans doute pour garder un œil sur tout ce petit monde). L’ambassade débarque en Nouvelle-Espagne à Acapulco le 25 janvier 1614, puis se rend à Mexico et Veracruz, restant un an au Mexique.
Le Date Maru retourne au Japon en avril 1615 avec à son bord une cinquantaine d’experts destinés à développer l’activité minière dans le Sendai. Ils sont rôdés à l’extraction de l’argent, ça occupe en attendant de trouver les Cités d’Or. Dans les caisses de la Couronne d’Espagne, or ou argent, rien n’a d’odeur du moment que le flouze rentre.
De son côté, Hasekura Tsunenaga continue sa route vers l’Europe, laissant une partie des Japonais sur place pour commercer avec les Espagnols. En juillet 1614, il transite par La Havane – où, mieux vaut tard que jamais, une statue lui a été érigée en 2001 – pour arriver en Espagne début octobre. La rencontre avec le roi Philippe III a lieu le 30 janvier 1615. Hasekura lui offre entre autres une armure qu’on peut encore voir au Palais royal de Madrid ainsi qu’une lettre de Date Masamune. Les demandes de traités se concluent sur un “on verra”, ce qui en langage diplomatique veut dire non (en langue japonaise contemporaine aussi d’ailleurs). Hasekura profite de son séjour pour embrasser la foi chrétienne et se faire baptiser sous le nom de Felipe Francisco Hasekura.
Après huit mois de villégiature sous le soleil espagnol, les Japonais embarquent à destination de l’Italie. Le mauvais temps oblige la flotte à accoster à Saint-Tropez, où elle est accueillie non par Louis de Funès et ses célèbres gendarmes mais par la noblesse locale, ce qui se vaut sans doute en termes de club des bras cassés. Jusqu’ici, la France brillait par son absence, c’est l’occasion de rattraper le coup. Les Français peuvent à leur tour s’extasier devant les baguettes, les mouchoirs en papier, les sabres hyper tranchants et les coupes de cheveux mixant chignon et crâne rasé. Un récit de l’époque, Relations de Mme de St Troppez, fait état, déjà, que les Asiatiques ont tous la même tête et un air de famille (“ilz sembloyent presque tous freres”). No comment…
Hasekura finit par atteindre l’Italie où il rencontre le pape Paul V en novembre 1615. Parmi la batterie de cadeaux d’usage, il remet au souverain pontife une lettre en latin (!) de Date Masamune, toujours conservée au Vatican. À défaut d’obtenir là encore une réponse positive concernant un traité commercial – le pape, pas bête, renvoie la balle et la décision au roi d’Espagne –, Hasekura reçoit la citoyenneté romaine. Panem et circenses…
Hasekura retourne donc en Espagne où il se voit opposer une fin de non-recevoir. D’une part, il n’est l’émissaire “que” de Date Masamune et pas du shōgun Tokugawa Ieyasu. D’autre part, la situation a évolué au Japon et ce même Tokugawa intensifie la persécution des chrétiens, ce qui n’est pas du goût de Philippe III, un tout petit peu tatillon sur le sujet de la foi. Car si on a coutume de qualifier le roi de France de “très chrétien”, il faut reconnaître que les souverains espagnols mériteraient le surnom de “super chrétiens” depuis les bien nommés Rois Catholiques qui érigent l’intégrisme en tradition familiale. On goûtera l’ironie de la situation : ce même Philippe qui se plaint des persécutions religieuses vient d’expulser les morisques de ses terres. Pas gonflé, le mec…
Un bide, donc, au niveau des négociations. Cela dit, l’ambassade a fait forte impression en Europe, renforçant la réputation de grande puissance déjà établie par les récits des missionnaires, navigateurs et négociants. Le Japon de l’époque est plus peuplé que n’importe quel pays d’Europe et plus urbanisé. L’artisanat, la pré-industrie, la culture valent celles de l’Europe. La valeur de ses guerriers est telle qu’un décret espagnol de 1609 interdit de risquer l’affrontement militaire. Sans compter que le savoir-faire des forgerons japonais et la forte demande en armes pour mener les guerres féodales ont lancé une production de masse qui a amené l’archipel à disposer de davantage de fusils que n’importe quel État européen. Dès le début du XVIIe, le Japon aurait pu traiter d’égal à égal avec les puissances du Vieux Monde. La politique de fermeture du pays au cours des années 1630 laisse donc le champ libre pour toutes les uchronies en imaginant qu’elle n’ait pas lieu.
Dépité, notre bon Hasekura prend le chemin du retour. En 1617, il rembarque sur le Date Maru, parti du Japon un an plus tôt vers la côte mexicaine. Il appareille à destination des Philippines qu’il atteint en 1618. Le Date Maru change de mains à cette occasion, revendu aux Espagnols qui manquent de navires pour se défendre contre les Hollandais. San Juan Bautista marchera donc sur les eaux pour le compte de la Couronne d’Espagne. Hasekura fait construire un nouveau bateau pour regagner ses pénates, puisque lui n’a pas la flottabilité ni les super pouvoirs d’un saint. Il débarque au Japon en 1620 et retourne auprès de Date Masamune.
Deux jours après le retour de Hasekura et le récit de ses aventures, Date Masamune fait promulguer un édit interdisant le christianisme sur le domaine de Sendai sous peine d’exil pour les nobles et de mort pour les autres. Les missionnaires sont priés de vider les lieux fissa sauf à vouloir finir crucifiés ou brûlés vifs voire les deux à la fois.
Par la suite, Date Masamune prendra ses distances avec cette histoire d’ambassade et exécutera le moindre chrétien qui traîne sur ses terres, y compris la famille de Hasekura, dont le domaine et les biens seront confisqués, parce que ce serait dommage de les laisser perdre. Comme on dit, y a pas de petit profit.
Pourquoi ce revirement alors que jusqu’ici Date Masamune avait été plutôt coulant ? La question reste sans réponse définitive.
Revers diplomatique mal encaissé ? Date Masamune, à l’instar d’Attila, “c’est pas Jo le rigolo”, comme il l’a prouvé en maintes occasions et d’après ce qu’on sait du caractère du bonhomme, se faire envoyer sur les roses par Philippe III n’a pas dû l’enchanter.
Volonté de se concilier les bonnes grâces du shōgun Tokugawa Hidetada ? Déjà dans le collimateur à cause de ses tendances prochrétiennes et de sa désobéissance vis-à-vis des édits d’expulsion de missionnaires, Date Masamune avait encore de la marge sous Tokugawa Ieyasu. Mais lorsque celui-ci meurt en 1616 et que Tokugawa Hidetada devient vraiment shōgun – il l’était depuis 1605 mais dans l’ombre de son paternel –, il est temps de rentrer dans le rang sous peine de finir sur la liste noire. Le fiston est encore plus antichrétien que son illustre géniteur, ce n’est donc pas le moment de déconner à jouer les fortes têtes. D’autant que la dernière grande baston en date, le siège d’Ōsaka (1614-1615), a vu les chrétiens rallier en masse les Toyotomi, opposants au pouvoir des Tokugawa. Savater du converti semble un bon moyen de prouver sa loyauté au pouvoir en place.
Crainte, à travers les récits de Hasekura, de la puissance espagnole très voire trop proche comme ses voyages au Mexique et aux Philippines l’ont démontré ? En 1623-24, bien avant la fermeture définitive du pays, le Japon coupera les ponts avec l’Espagne tant au plan commercial que diplomatique. Pourtant, d’un côté comme de l’autre, personne ne semble avoir pris au sérieux un risque quelconque d’invasion. Si les Espagnols eux-mêmes ne font pas mystère de leur système où la conversion précède la conquête, ils sont conscients que le Japon est une autre paire de manche que les Amériques. Tant qu’il s’agit de tabasser de l’Aztèque qui se débande au premier coup de feu, no problemo, par contre affronter sur son terrain le shogunat désormais à la tête d’un Japon unifié, avec une longue tradition militaire, une classe nobiliaire rompue au métier des armes, des troupes composées dans leur quasi totalité de vétérans suite aux guerres féodales incessantes, des armées dotées d’un équipement moderne (arquebuses, artillerie), ça pue le fiasco d’avance.
Les deux premières hypothèses – caractère de chiotte et conciliation des bonnes grâces du shōgun – restent les plus probables ; l’une n’empêchant pas l’autre, elles sont sans doute mixées dans une proportion un tiers, deux tiers ou un quart, trois quarts. Date Masamune avait toutes les raisons de faire preuve d’opportunisme et de retourner sa veste vis-à-vis des chrétiens, dont il n’avait plus rien à tirer.
Quant à ce qu’est devenu Hasekura Tsunenaga, il circule un milliard de versions. Mort de maladie en 1622, exilé ou exécuté parce que chrétien, en cavale, le gars a crevé de toutes les façons possibles et imaginables sous la plume des uns et des autres. Trois tombes lui sont attribuées, sans garantie qu’il soit dans une seule d’entre elles.
Le clan Date enterrera cette histoire et les voyages de Hasekura tomberont dans l’oubli. L’ouverture forcée du pays dans la seconde moitié du XIXe siècle amènera les Japonais à redécouvrir ce pan de leur histoire… lors d’une mission en Italie où ils tombent sur des documents relatant l’expédition. Le clan Date, qui existe encore aujourd’hui, fera don à des musées de divers objets ramenés d’Europe et d’Asie par Hasekura et saisis lors de la disgrâce familiale. Le principal bénéficiaire en est le Musée de la ville de Sendai.
Quant au San Juan Bautista, les plans originaux ont été perdus, mais les archives du clan Date ont conservé les dimensions exactes et permis d’en construire une réplique à Ishinomaki, ville d’où était parti Hasekura. Lancé en 1993, le navire est devenu le centre d’un parc à thème. La ville d’Ishinomaki a été une des plus touchée par le tsunami du 11 mars 2011, comptant plus de 3000 morts, presque autant de disparus et la moitié des habitations inondées ou rasées. Le San Juan Bautista a pour sa part réchappé au carnage malgré quelques dégâts sur la mâture (beaupré sorti de son axe, mât de misaine ratiboisé, grand mât décapité). Pour une conception datée de quatre siècles, c’est du costaud.
Que cette coque de noix, ce que serait même un porte-avions confronté à un tsunami de cette ampleur, ait survécu en a fait un symbole fort de résistance face au cataclysme. Sa restauration devait aussi en faire un symbole de la reconstruction post-tsunami, sauf qu’en 2013, au moment de lancer les travaux et commémorer le 400e anniversaire de l’expédition, il est apparu que la bâtiment souffrait de dégâts structurels majeurs. Il a fini démantelé en 2021. Une nouvelle réplique en fibre est prévue, en plastique et en plus petit (un quart de la taille originale). Pas sûr que ce machin miniature en toc rende hommage à l’original ni à l’aventure extraordinaire de Hasekura Tsunenaga…