La guerre dans les airs – H. G. Wells

La guerre dans les airs
H. G. Wells

Folio

Écrit en 1907 et publié en 1908, La guerre dans les airs fait partie de ces textes de Wells oubliés, éclipsés par La machine à explorer le temps, L’homme invisible ou encore La guerre des mondes. Il mérite pourtant le coup d’œil. Même s’il n’est pas exempt de défauts, il a aussi pour lui des qualités notables, la première étant de condenser en un seul conflit les trois guerres mondiales.

Couverture roman La guerre dans les airs H. G. Wells Folio

On va commencer par ce qui ne va pas : la structure. On ne sait pas trop ce que Wells avait en tête avec pour ainsi dire deux romans en un. D’un côté, le récit de guerre qui est bien fichu. De l’autre, la vie et l’œuvre de Bert Smallways, héros malgré lui de cette histoire, fil narratif pas des plus palpitants.
Wells nous en raconte beaucoup au sujet du bonhomme dans les premiers chapitres, interminable exposition sans grand intérêt. Ensuite, Bert se retrouve pris dans la guerre, plus témoin qu’acteur des événements. Cette passivité est mal exploitée, qui le voit surtout posé là sans trop questionner la place des civils dans les conflits modernes qui les impactent pourtant de plus en plus (pour en arriver aux chiffres actuels où les gens qui ne se battent pas meurent plus que les militaires qui s’affrontent). La trajectoire de Bert n’est pas qu’erratique à cause du contexte – la guerre, le chaos, tout ça, tout ça – mais surtout parce que Wells ne semble pas trop savoir quoi faire du gazier. Suffit de voir comment il boucle l’histoire de Bert sur un happy-end de conte de fées dans un hors-sujet total : il rentre chez lui comme ça, affronte un rival amoureux et remporte la main de sa dulcinée avec laquelle il vivra heureux et aura beaucoup d’enfants pendant que le reste du monde est en train de cramer dans une guerre dont le narrateur n’a, à ce stade, plus rien à foutre alors que c’est un tout petit peu le sujet du roman (cf. le titre).
On en ressort avec l’impression que Wells n’a pas trop su se décider entre deux histoires et deux romans, qu’il a tout mixé au petit bonheur et que la mayonnaise ne prend pas faute d’avoir réussi à incorporer le picaresque au tragique, les deux tonalités se contentant de rester juxtaposées.

À l’inverse, côté anticipation, Wells frappe un grand coup. Quand il écrit son bouquin, l’aviation n’est encore qu’un doux rêve avec des appareils qui ne volent que sur des distances courtes de quelques dizaines de mètres et au ras du sol. Mais les progrès sont rapides et il ne fait aucun doute que tôt ou tard, ça va marcher. À partir de là, il ne fait pas davantage de doute qu’une fois fonctionnelle, l’aviation servira à la guerre. Sur ce point, Wells n’a rien d’un prophète. Il a sous les yeux un bon exemple : les bateaux. Il vit à une époque où la marine de guerre évolue très vite, assez pour que certains navires à la pointe du progrès au moment de leur conception soient obsolètes sitôt sortis des chantiers navals quelques mois plus tard. Tous les progrès de l’époque sont intégrés au fur et à mesure sur les navires de guerre, à commencer par les moteurs à vapeur et à essence mais pas que (télémétrie, communication, tout y passe). Parmi les autres emplois militaires d’inventions à la base civiles, on citera par exemple le télégraphe et le train, très utilisés par les Prussiens pour le communication et le transport des troupes pendant leur guerre contre l’Autriche de 1866. Pas besoin d’être un as de la SF pour imaginer que le plus lourd que l’air, comme le reste, suivra le même chemin pavé de mauvaises intentions guerrières. D’autant que l’“aviation” a déjà été utilisée par les militaires par le biais des montgolfières pour l’observation du champ de bataille. L’emploi reste marginal et épisodique (les Français à Fleurus en 1794, quelques vols nordistes et sudistes pendant la guerre de Sécession). En dépit d’un usage rarissime, les aérostats donneront tout de même lieu au premier bombardement aérien de l’histoire en 1849 lors du siège de Venise par les Autrichiens, ainsi qu’à la première tentative de porte-avions par l’Union Army Balloon Corps (1861-1863). C’est dire si les avions balbutiants des premières années du XXe siècle sont promis à un riche avenir de marave !
En attendant les beaux jours des massacres aériens, Wells doit inventer cet avenir. Avec plus ou moins de bonheur. Niveau géopolitique, rien ne rime à grand-chose, il faut bien le dire. L’Allemagne décide d’attaquer les États-Unis pour un motif qui ne tient pas debout. Une alliance sino-japonaise en fait autant de son côté pour une raison encore moins crédible. Les Asiatiques se retrouvent à se friter avec les Teutons parce que. Bon. La vieille Europe se réveille et une improbable coalition anglo-franco-italo-espagnole vole au secours de l’Amérique en attaquant l’Allemagne, avant de se coltiner à son tour le rouleau-compresseur oriental. Rien n’a de sens au niveau des relations internationales ou des motivations des belligérants.
Cela dit, Wells a bien perçu les changements de la guerre au cours de son siècle et, sur le temps long, depuis la période moderne. L’effet domino du jeu des alliances, capable de faire déraper un affrontement local en conflit plus ample, est perceptible dès les guerres d’Italie menées par la France au XVIe siècle, qui débordent et impliquent les trois quarts de l’Europe quand l’Espagne ou le Saint-Empire se mettent de la partie. À partir du XVIe aussi et surtout aux XVIIe et XVIIIe siècles, les guerres entre puissances européennes prennent une dimension mondiale en termes d’échelle géographique par le biais de leurs colonies étalées sur toute la planète. Enfin, les alliances improbables dictées par les circonstances ne relèvent pas que de la fiction, on l’a vu par exemple avec les coalitions qu’affronte la France sous la Révolution et l’Empire. Au vu des tensions nationales, économiques, coloniales, etc. et des crises à répétition dont plusieurs sont à deux doigts de déboucher sur une guerre pendant la Belle Époque, imaginer qu’un conflit éclate et prenne des dimensions délirantes n’a rien d’extravagant. La preuve, c’est ce qui arrive quelques années après la sortie du roman.

Bon analyste des évolutions des modalités de conflit sur la base de ce qui est connu, Wells se montre encore plus fin renard concernant l’avenir de l’aviation. Alors c’est sûr, ce roman reste une fiction, avec la mise en scène de tout un tas de machines fantasmées qui seraient inopérantes dans le monde réel. La plupart ont existé au moins au stade de prototypes, pour être abandonnées après quelques tests pas concluants. À côté des dirigeables et avions classiques, on trouvera des gyroptères (ancêtre de l’hélico), des forteresses volantes porte-aéronefs (genre de croiseur de Star Wars lâchant des nuées de TIE-Fighters avant l’heure), des ornithoptères… En tout cas, Wells a bien compris que, comme dans l’infanterie ou la cavalerie, les engins volants à venir se spécialiseraient en fonction de tel ou tel rôle. Il invente le porte-avions, volant au lieu de flottant, mais quand même, l’idée est là. Certains des appareils qu’il décrit sont destinés à la chasse tandis que d’autres remplissent des missions de bombardement, ces derniers étant eux-mêmes subdivisés en engins d’appui tactique et en bombardiers stratégiques à plus long rayon d’action. L’emploi de l’aviation pour enfoncer l’adversaire et ouvrir le passage à l’infanterie préfigure la Blitzkrieg (qui certes emploie une combinaison chars-avions et pas juste des avions, mais le concept est là et le roman s’appelle La guerre dans les airs, pas La guerre dans les airs et avec des chenilles). Soit tout l’inventaire de ce qui existera pendant la Seconde Guerre mondiale.
Qui dit temps d’avance pour les uns dit temps de retard pour les autres. Wells capte bien la révolution que représentera l’aviation militaire. La première bataille qu’il décrit voit l’anéantissement de la flotte américaine par la Luftwaffe. Les navires ne sont pas prêts face aux avions. Et ils ne le seront toujours pas un demi-siècle plus tard, on le voit sur le théâtre Pacifique au début des années 40 : les pertes navales doivent moins aux canonnades à l’ancienne entre navires qu’aux ravages de l’aviation embarquée. Les villes non plus ne sont pas prêtes. Pas de DCA et quand bien même, va arrêter des flottes entières d’avions qui déversent des tonnes de bombes. On assiste dans ce roman à la bataille d’Angleterre avant l’heure et, de façon globale, à la naissance de la stratégie de bombardement massif qui consiste à frapper en priorité des objectifs civils plutôt que militaires pour faire plier l’ennemi. Des villes entières cramées juste parce qu’on en a les moyens.

J’ai gardé pour la fin le cas de l’Asie. Sans être les grands méchants de l’Histoire – les Allemands leur font concurrence –, les Sino-Japonais n’en sont pas moins les ennemis de tout le monde, conquérant un à un chaque pays sur leur passage jusqu’à arriver aux portes de l’Europe, tandis que, sur l’autre front, ils débarquent sur les côtes américaines pour une invasion en bonne et due forme.
L’idée pue le “péril jaune”, cette crainte de voir débarquer des hordes de Chinois (qui sont très, très nombreux) appuyés par les Japonais (qui sont très, très modernisés). Le fantasme d’une submersion asiatique, démographique par l’immigration ou militaire par la conquête, naît au XIXe siècle sur des racines anciennes (Attila et ses Huns aux portes de Paris, l’empire mongol qui s’offre des incursions jusqu’en Pologne). L’arrivée de migrants chinois aux États-Unis fait peur (à des gens qui sont eux-mêmes des immigrés, envahisseurs et génocideurs de populations indigènes, les gars connaissent le sujet, à leur façon) et l’idée gonfle au cours du siècle. Le concept reste assez marginal en Europe où il se limite surtout à quelques penseurs (sic), des bouffées occasionnelles dans la presse quand il s’agit de vendre du papier (couverture médiatique de la révolte des Boxers et de la guerre russo-japonaise en tête), des mentions épisodiques (i.e. Guillaume II, qui s’en est fait une spécialité) pour justifier les ambitions coloniales en Asie laquelle est pour le coup confrontée à la réalité du péril blanc. La première décennie du XXe siècle, pile dans la période de maturation et d’écriture du roman, apporte à la peur du péril jaune un boost notable quand les Japonais battent les Russes lors de la guerre de 1904-1905. Le monde blanc et raciste découvre que des non-Blancs sont capables de coller une rouste à une grande puissance européenne dans une guerre conventionnelle. La bataille de Tsushima (27-28 mai 1905) marque les esprits, non seulement parce que les Japonais gagnent mais aussi parce qu’ils alignent une des flottes de guerre les plus modernes et les plus puissantes du monde. Il est loin le temps où le commodore Perry menaçait le shogun en lui agitant ses flingues sous le pif : un demi-siècle plus tard, l’Empire contre-attaque.
Quant à savoir si Wells case du péril jaune dans son bouquin par conviction, par opportunisme pour surfer sur le buzz récent de la guerre russo-japonaise – ce qui, dans un cas comme dans l’autre, ferait de ce roman un avion de chiasse – ou pour une tierce raison, c’est une autre paire de manches. J’avoue ne pas être assez fin connaisseur du bonhomme et de son œuvre pour apporter une réponse (la page Wikipedia en anglais dédiée à Wells parle bien d’une influence de The Yellow Danger du pas très recommandable M. P. Shiel).

Si le roman préfigure les deux conflits mondiaux par son échelle planétaire et sa dimension de guerre totale, La guerre dans les airs sent un peu plus 39-45 que 14-18. Ce qui ne doit qu’à des raisons pratiques, parce qu’on peut être sûr que si les états-majors et gouvernements de la Grande Guerre avaient disposé du matos de leurs successeurs, ils se seraient lâchés sur l’emploi à outrance de l’aviation dans une guerre d’annihilation.
Wells a deux guerres d’avance, et même trois : il envisage ici une guerre qui n’a d’autre but qu’elle-même et se contente de durer faute d’objectif à atteindre, ce qui entraîne un effondrement économique et financier global et, par contrecoup, toute forme de civilisation part en sucette sur fond d’emploi d’armes de destruction massive. Pour arriver à une fin post-apo de troisième guerre mondiale dans un monde agraire tout droit sorti du haut Moyen Âge, époque sombre et barbare par excellence selon l’historiographie de l’époque de Wells.
Trois guerres mondiales dans un seul bouquin, faut reconnaître le tour de force.

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