L’arrivée du printemps est l’occasion de 12000 milliards de cérémonies au Japon. Parmi elle, il y en a une qui n’est pas dédiée aux insomniaques mais qui le devrait : le Shuni-e.
Le Shuni-e (修二会) est un très vieux rite qui remonte à l’an 752. Rite transitoire entre deux saisons, il permet de se purifier des péchés de l’année passée et de se protéger pour l’année à venir. Sur le plan religieux, le monde de la purification se divise en deux catégories : la manière douce, l’eau, et la manière forte, le feu – d’autant plus forte si on vous colle sur un bûcher. Dans le cas présent, on se sert des deux méthodes.
Parmi les diverses légendes sur l’origine des rites du Shuni-e, ma préférence va à celle qui ferait passer n’importe quel mariage hollywoodien en grande pompe pour une vague soirée pizza entre potes. En effet, le moine Jitchū aurait invité rien moins que 13700 dieux pour le lancement de la cérémonie ! L’un de ces dieux, Onyu-myojin, trop occupé à pêcher, serait arrivé en retard. Pour se faire pardonner, il aurait offert de l’eau de la rivière Onyu. Un petit miracle et hop, la cérémonie de l’eau était née.
On célèbre le Shuni-e en février ou mars selon les temples, la cérémonie la plus connue étant celle du temple de Tōdai-ji à Nara durant la première quinzaine de mars. J’y avais assisté il y a une dizaine d’années, sans, vu la durée du festival, camper sur place pendant deux semaines, et m’étais contenté des temps forts (otaimatsu et omizutori).
Le 2 mars, au temple de Jingu-ji, a lieu l’omizuokuri (お水送り) qui marque le départ de l’eau sacrée, qui glougloute ensuite dix jours sous la ville d’Obama (sans lien de parenté avec l’ex-président américain) avant d’arriver à Nara. C’est un peu l’équivalent aquatique du départ de la flamme olympique.
Pendant que l’eau et les choses du monde suivent leur cours, les moines de Tōdai-ji à Nara se confessent à Kannon. Plus précisément à Jūichimen Kannon, Kanon aux onze visages, le Japon comptant une trentaine de versions de Kannon aux formes et nombre d’appendices variables. Dans le même temps, ils font ce que font tous les moines : prier, en l’occurrence pour l’abondance des récoltes.
Tous les soirs, au coucher du soleil, ils se livrent à l’otaimatsu (お松明), un rite qui envoie du bois pour ainsi dire au sens littéral. En effet, les moines courent tout autour du temple en agitant des torches. OK, dit comme ça, on pourrait penser à une vague retraite aux flambeaux. Sauf qu’en guise de torches, je ne parle pas d’une brindille bricolée par MacGyver ou Indiana Jones, mais du modèle XXL de plusieurs mètres de long ! Et les mecs cavalent comme des dératés avec ça dans les pognes ! Impressionnant !
Les étincelles giclent à tout-va sur la foule. Ce n’est pas dangereux sauf si vous avez trempé vos vêtements dans l’essence avant de venir assister au spectacle. Toute personne qui en reçoit sur le coin de la coloquinte est protégée du mauvais sort et des mauvais esprits (ou brûlée si on a l’esprit plus terre-à-terre).
Revenons à notre flotte, comme dirait Francis Drake. Le clou du Shuni-e est l’omizutori (お 水 取り) ou “puisage de l’eau”. La cérémonie a lieu dans la nuit du 12 au 13 mars. À 2 heures du matin. Ce qui implique de commencer soi-même par un puisage de café et explique ma référence initiale aux insomniaques.
Les moines vont chercher l’eau sacrée dans un puits et la versent dans deux récipients. Le premier contient déjà l’eau de l’année précédente et symbolise le passage d’une année à l’autre. Le second contient l’eau des cérémonies des douze siècles précédents et symbolise la continuité (prouvant au passage l’efficacité du rituel puisque le monde continue de tourner depuis qu’on le pratique, quod erat demonstrandum).
L’eau sert d’offrande à Kannon et au public. Il va de soi qu’on lui accorde des propriétés magiques, en l’occurrence curatives. C’est comme un pélerinage à Lourdes, à ceci près que le coup des torches géantes est autrement plus spectaculaire qu’un curé agitant mollement un encensoir.