Le double corps du roi – Ugo Bellagamba & Thomas Day

Le double corps du roi
Ugo Bellagamba & Thomas Day

Folio SF

Des romans de fantasy inspirés par la période médiévale, je pourrais t’en citer vingt-cinq mille milliards – à un ou deux près – qu’on aurait à peine effleuré le début du commencement d’une liste exhaustive. Des romans de fantasy inspirés par un médiéviste, le décompte tient sur une main, voire un seul doigt. Et t’avoueras que deux corps de roi sur un index, ça se pose là dans la catégorie prouesse d’équilibriste.

Couverture Le double corps du roi Ugo Bellagamba Thomas Day Folio SF
Effet miroir pour mettre en scène la notion de “double” du titre… et surtout rattraper le cadrage raté bien comme il faut.

Si tu as lu les travaux d’Ernst Kantorowicz, il ne t’aura pas échappé que Le double corps du roi leur fait écho. Si tu ne les as pas lus, même chose, vu que le nom du père Kanto est cité en quatrième de couverture. Alors par contre, dans le second cas, tu n’es pas plus avancé sur le rapport entre les deux œuvres…
Pas de panique ! Il se trouve que j’ai lu Kantorowicz durant mes vertes années estudiantines, je vais donc pouvoir t’en toucher un mot pour contextualiser le bazar.
Son grand œuvre, à Ernst, c’est un bouquin sorti en 1957 et intitulé The King’s Two Bodies. A study on medieval political theology. Ouais, en histoire, on considère que plus l’ensemble titre/sous-titre est long, plus ça fait sérieux. Bref. Enfin pour le coup, non, dans le genre bref, c’est raté…
Dans les années 50, on le sait tous, les galères américaines mettent très longtemps pour rejoindre le Vieux Continent à la force de leurs petites rames. Il faut donc attendre 1989 pour une traduction française sous le titre Les Deux Corps du Roi. Deux corps, double corps, ça va ? Tu suis ?
Excellent, l’ouvrage fait partie des essais historiques incontournables aux côtés de La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II de Fernand Braudel et Montaillou, village occitan de 1294 à 1324 d’Emmanuel Le Roy Ladurie.
Pour résumer à grands traits son propos, Kantorowicz traite de la conception médiévale de la personne et de la charge royales, leur représentation, leur symbolique, leur construction. Cette “théologie politique” vise à assurer la continuité du pouvoir via la transmission du bousin monarchique d’un souverain à son successeur dans un cadre posé comme légitime.
La thèse de Kantorowicz est que le roi possède deux corps. Le premier, comme tout un chacun, est physique et mortel. Quand il claque, “le roi est mort”, fin de partie pour lui. Le second, le corps politique, est immortel et se transmet au suivant de la lignée. “Vive le roi”, le nouveau, qui vient de passer par la case départ et rafler la mise constituée du pouvoir royal et du royaume.
En deux mots, une histoire de continuité et de légitimité.

Ugo Bellagamba (La Cité du Soleil) et Thomas Day (La Voie du Sabre, L’instinct de l’équarrisseur) partent de cette base pour ouvrir Le double corps du roi sur une rupture.
À Déméter, Absû Déléthérion fomente un coup d’État, bute le roi Yskander et se proclame régent. Sauf que voilà, régent, par définition, c’est de l’intérim, du temporaire. Pour garder les miches sur le trône, il lui faut légitimer son pouvoir. Avec une expérience de régicide sur son CV, sa candidature s’annonce mal engagée. Déléthérion a bien la force pour lui et aucun scrupule à l’utiliser, mais le règne de la terreur s’annonce usant, à surveiller et déglinguer tout et tout le monde. Il préfèrerait être reconnu comme souverain légitime et régner pépère avec l’appui des castes qui tiennent le haut du pavé.
La solution ? L’équivalent local des regalia. Les rois de France recevaient lors de leur sacre un barda de couronne, sceptre, épée, main de justice, éperons et manteau assez grand pour servir de chapiteau, ceux de Déméter se contentent d’une armure. Mais attention, pas n’importe laquelle, une forgée par un dieu : l’Héraklion. Symbole royal et symbole religieux, légitimité assurée. En plus, on ne parle pas d’un plastron standard de troufion. Rien moins que l’armure d’Iron Man croisée avec celle d’un chevalier d’or de Saint Seiya, ou à peu près.
Sauf que pas de bol, Égée Seisachtéion, pote de feu le roi, s’est fait la malle au fin fond de la jungle avec ladite armure pour la remettre à l’héritier légitime : l’enfant d’Yskander.

Tu l’auras compris à la lecture de ma version remasterisée de la quatrième – toujours plus fun qu’un bête copier/coller – le roman porte bien son titre de Double corps du roi. Le cœur de cette épopée, c’est une course entre Égée et Déléthérion pour faire coïncider un corps physique et un corps symbolique.
En vérité, ce bouquin dans sa totalité repose sur la notion de dualité (et le premier qui me sort “y a deux auteurs, lol” finit empalé au sommet d’une colline).
Le genre, tu te dis qu’il relève de la fantasy et en même temps, les éléments de SF abondent. La fameuse armure est un pur concentré de technologie qui pourrait avoir été conçu par les ateliers Stark Industry. À cheval entre les deux genres, on peut aussi citer les Eizihils, un peuple de guerriers insectoïdes qui ne dépareilleraient ni dans la gamme Dark Sun d’Advanced Dungeons & Dragons (les thri-kreen) ni dans Étoiles garde-à-vous ! de Robert Heinlein (Starship Troopers en VO).
“Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie.” La citation d’Arthur C. Clarke qui ouvre le roman pose d’entrée les bases de l’environnement, mi-antique-médiéval mi-futuriste. Pas anodin pour un roman sorti en 2003, en pleine période charnière niveau informatique et numérique. Je peux te dire que cette année-là en France, le rapport aux “nouvelles technologies” tenait encore de la magie. À peine un foyer sur deux équipé en ordinateur, le boom d’Internet n’aurait lieu que deux ans plus tard, pas encore de génération élevée aux mamelles du web et du smartphone. À l’époque, quand tu arrivais quelque part en disant “je m’y connais en informatique”, on te regardait comme un initié, un puissant sorcier 1.0, un prêtre du binaire implorant les bytes. Tu pratiquais l’imposition des mains sur le clavier pour guérir les bugs de Windows. Grâce à ta maîtrise de la langue des arcanes, tu rédigeais des grimoires que tu métamorphosais en pages web. Tel Merlin, Gandalf et Garcimore, tu étais un être de légende : un magicien !
Cette séquence souvenir pour dire deux choses. D’une part, évoquer la dualité science/magie présente dans le roman et, à travers elle, les notions de perception et d’interprétation. D’autre part, souligner que le rapport à la croyance magique n’est pas l’apanage des sociétés anciennes, il s’agit d’un thème intemporel (façon polie de dire qu’au XXIe siècle, on n’a pas beaucoup évolué pour se comporter encore comme des gros arriérés superstitieux).

Dualité enfin sur le schéma nature/culture qui oppose la Canopée et Déméter. Côté Déméter, de la référence lourde : Kantorowicz et les monarchies médiévales, une onomastique qui fleure bon la Grèce antique dans les anthroponymes comme les toponymes, une société tripartite bellatores-oratores-laboratores à la Dumézil… Soit une société hyper organisée et très avancée sur le plan technologique, mais inégalitaire et pas du tout portée sur la mobilité sociale, avec en prime un rapport à la nature fondé sur l’exploitation et la domination. En face, la Canopée fait figure d’utopie qui se rattache au corpus sur le “bon sauvage”. Symbiose avec la nature, coutumes qui paraissent délirantes aux yeux des “civilisés” et le tralala habituel de choc culturel.

Du double à tous les étages, truffé de références dans ses inspirations et influences. L’ensemble est construit et écrit avec intelligence, ce qui permet au roman de ne pas se limiter à un patchwork d’emprunts.
Le double corps du roi a aussi le mérite d’aller à l’essentiel. Chacune des trois parties qui composent le récit aurait pu, en d’autres mains, devenir un tome complet, avec world building à foison, bataillons de personnages, intrigues secondaires hors-sujet… Pour quoi faire ? Le roman raconte tout en 400 pages rythmées, avec une unité d’intrigue qui évite la dispersion et le remplissage ennuyeux.
À l’image des mythes grecs, le résultat est épique et tragique. Violent, aussi, à travers ce côté gore qu’on trouvait déjà dans l’Iliade et son festival de poitrines transpercées, dents éclatées à coups de lance et langues tranchées. L’esprit d’Homère sous une forme moderne.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *