Coincé par sa propre notoriété et les contraintes éditoriales, Stephen King se crée un alter ego, Richard Bachman, pour placer certains de ses bouquins. Jusqu’au jour où la supercherie est découverte par un employé de librairie, Steve Brown, après la publication de La peau sur les os. Prenant les devants, King révèle au monde sa double identité, perdant au passage son siège à la Ligue des super-héros, où les règles sont strictes sur le sujet (ne pas parler du fight club, ne pas nourrir un Mogwai après minuit et surtout ne jamais dévoiler son vrai nom, quand bien même le secret serait de polichinelle dans la lignée des Clark Kent, Bruce Wayne et autre Peter Parker).
Cette mésaventure lui inspirera La part des ténèbres.
La part des ténèbres
Stephen King
Pocket Terreur
Thad Beaumont est écrivain. Sous son vrai nom, il écrit des romans de littérature générale. C’est ça qu’il a envie de faire, en vrai. Sauf que voilà, l’accueil critique se limite à un succès d’estime et les ventes ne décollent pas. Par contre, sous le pseudonyme de George Stark, il fait un tabac avec les aventures d’Alexis Machine, “un mec pas très sympa” comme on dit quand on ne veut pas froisser un bourrin de première capable de vous découper en rondelles juste pour rigoler.
Jusqu’au jour où deux facteurs interviennent et sonnent à tour de rôle à la porte de sa vie – parce que les facteurs sonnent toujours deux fois. D’une part, le nom de plume de Beaumont est percé à jour et le fin renard qui a grillé la combine menace de le faire chanter en balançant l’info. D’autre part, Beaumont en a ras la casquette de publier des romans gore qui ne dépareilleraient pas en Pocket Terreur. Au fond, cette tentative de chantage tombe, tel Colt Seavers, à pic et Beaumont saisit l’occasion pour se débarrasser de son encombrant pseudo et de sa créature qui l’empêchent d’écrire ce qu’il a vraiment envie d’écrire.
Les choses auraient pu en rester là, comme dans le cas de King IRL, mais c’est pas avec dix lignes qu’on peut parler de roman. La situation de Beaumont va donc partir en sucette pour atteindre le volume de texte requis.
Bon, on ne va pas se mentir, King s’est raté sur ce coup. La part des ténèbres est une toute petite tranche découpée à l’économie dans le gâteau de la littérature.
Que s’est-il passé ? On ne sait pas. Toujours est-il que le résultat n’est pas à la hauteur des attentes et laisse sur sa faim. Alors, attention, j’adore ce roman, mais parce qu’il y a un affectif particulier autour. Sinon, en termes d’écriture, ce n’est pas un excellent roman. Il fait le taf, potable, sans plus. Et de King, on attend mieux que “potable”.
Stevie avait pourtant toutes les cartes en main : un sujet connu par cœur parce que vécu. Le personnage de Thad, c’est lui. Le rapport à l’écriture, à l’édition, au public, l’écrivain prisonnier de son œuvre, le cantonnement d’un auteur à un genre comme peuvent être abonnés à un rôle certains acteurs, la griserie et le poids du succès, l’ambition de Grande Littérature pleine de majuscules et la tentation des ventes faciles de romans de gare torchés sur un coin de table, le dilemme d’écrire ce qui lui plaît ou ce qui marche, tout ce qui aurait pu nourrir la réflexion du texte, c’est de l’autobiographie, il avait juste à dire ce qui lui passait par la tête. Ben faudra faire sans ou à peu près.
Mister Stephen s’est pas foulé et a pondu un petit roman d’horreur gore bourrin, pas très consistant et prévisible autour d’un schéma binaire à mort de double maléfique, avec un Beaumont gentil mais dépassé et un Alexis Machine, très, très méchant et sans nuances. Un gâchis.
Raison pour laquelle j’adore ce bouquin : on peut imaginer douze mille façons de mieux l’écrire. En parlant davantage d’écriture et de création, parce que c’est ballot de poser une mise en abyme pareille comme point de départ si c’est pour ne pas s’en servir derrière. En faisant de Beaumont un personnage moins falot et plus punchy. En s’attachant davantage à cette fameuse “part des ténèbres”, tentation du Côté obscur présente en chaque individu, qui n’est plus ici une facette interne de la psyché mais se retrouve externalisée en un double à part, trop monolithique pour ressembler à autre chose qu’une caricature de super-vilain de carnaval. Trop de longueurs, de gros sabots et de ficelles faciles, pas assez de nuances, de finesse, de fond. Il y avait tellement mieux à faire avec cette histoire… Mais c’est aussi pour ça que je l’aime : on n’a pas tous les jours l’occasion de se sentir capable de faire mieux que King.