En chasse ! – Jess Kaan

Quoi de plus noble que la chasse ? Y a-t-il activité qui permette davantage à l’être humain de s’accomplir ? L’art cynégétique ne représente-t-il pas par excellente la dualité et la contradiction humaines, entre pantalon vert olive assurant une fusion parfaite dans l’environnement et gilet orange inventé par ce maître du camouflage que fut André Bile, dit “Dédé” ?
Parce que c’est quoi, la chasse ? La communion de l’Homme avec la Nature. Le premier finit la journée avec de la boue plein les godasses tandis que la seconde se pare d’un chapelet de canettes vides, ornement précieux qu’elle conservera sur son sein terreux des dizaines d’années durant.
La chasse, c’est aussi ce rapport agonistique entre le règne humain et le règne animal. Antagonisme à armes presque égales, un peu bourru, certes, mais non dépourvu de cet esprit poétique si cher à Clint La Fontaine, sur l’air de “la raison du plus fort est toujours la meilleure quand on a un pistolet chargé, toi, tu creuses”.
La chasse, enfin, c’est cet esprit communautaire empreint d’une camaraderie avinée et consanguine. La nuit s’achève enfin dans le souffle des eaux1 que le petit groupe s’ébranle pour son épopée champêtre, la fleur au fusil, les sens étourdis par la lumière de l’aube naissante et le son jovial des blagues racistes. L’escouade est soudée, sauf Marcel qu’est un sale con, le gros Jeannot dont tu t’es tapé la femme, Bébert qui s’est tapé la tienne et Nanard qui tire toujours la gueule depuis que son fils Brandon s’est fait faucher par une volée de plomb à la dernière saison. La silhouette d’un lapin et d’un enfant se ressemblent tant qu’une erreur est vite arrivée. Qui amat periculum in illo peribit.
La chasse, c’est vraiment un truc de gros cons.

En chasse !
Jess Kaan

Lajouanie

Couverture En chasse Jess Kaan éditions Lajouanie Un K à part

Or donc, dans En chasse !, il ne sera ni question de pan-pan les p’tits zozios ni de la relique que saint Delafon apporta en l’église de Notre-Dame-du-cabinet-d’aisance le 29 février 1237. Et pourtant, même sans chasse, ça traque sévère dans le dernier bouquin de Jess Kaan !

Direction le nord de la France, vers ce bout du bout qu’on appelait autrefois le Nord-Pas-de-Calais. Depuis, le nom a changé, vu qu’on a récupéré Calais aux Anglois et qu’il ne reste plus rien de nordique dans cette région promise à devenir le centre névralgique de la production mondiale d’ananas grâce au réchauffement climatique. En attendant que les maraîchers du cru se lancent dans le fruit tropical made in France et épongent la dette nationale de leurs petits bras musclés et glyphosatés, la moitié septentrionale des Hauts-de-France reste égale à elle-même : grise et pauvre. Pendant ce temps, la partie méridionale, la Picardie, prépare son indépendance sous ma houlette, mais on parlera une autre fois du coup d’État que je fomente.
Or donc, dans ce Nord-Pas-de-Calais-ni-d’ananas, nous retrouvons les personnages introduits dans Punk Friction. Retour aux affaires pour le trio issu de cet organe répressif que d’aucuns appellent la police : le lieutenant Boris Lisziak, la capitaine Garance Fazrus et le commandant “Ah bon il a pas de prénom” Demeyer. Comme nous sommes dans une œuvre de fiction, ces trois flics se livrent à un véritable travail de police, à savoir mener une enquête et non pas tabasser des manifestants. Voilà qui redéfinit la notion de suspension d’incrédulité dans un pays où les forces de l’ordre portent très bien leur nom en affirmant haut et fort être à la solde du pouvoir et pas du tout au service des citoyens.

Sur quoi enquêtent les pieds nickelés ? Si je te le raconte, je te spoile tout le bouquin. L’auteur et son éditeur risquent de m’en vouloir et de me dépêcher en représailles une horde de spadassins. Pas que je craigne pour ma santé, j’en ai maté des pires, comme disait Manius Curius Dentatus à Pyrrhus, mais là, tu vois, je suis à court de place dans le jardin pour enterrer des corps. Je ne sais pas trop où je les caserais, les nervis dézingués. Sur l’intrigue, je vais donc devoir rester vague, tel Patrick Swayze dans Point Break.
Niveau arrière-plan, fil parallèle et intrigue secondaire, on trouvera un tueur en série appelé le Moraliste, une famille évaporée dans la nature et trois fûts métalliques chouravés au père Jean. “Je sais c’est un peu décousu mais moi je vous retranscris ça pêle-mêle aussi.” (Serge Karamazov, professeur émérite au Centre Universitaire Lillois)
Du côté de l’intrigue-principale-dont-on-ne-doit-pas-trop-dire-le-nom, le Voldemort narratif en quelque sorte, une double traque qui donne son nom au bouquin. D’un côté, un groupe de types pas recommandables pour deux sous qui pratique à la chasse à l’homme mais avec des femmes, et se livre à des viols collectifs en série. De l’autre, la maréchaussée qui leur court après.
Bref, c’est un “roman policier mais pas que…” comme c’est marqué sur le Port-Salut la couverture.

À partir de là, t’as deux écoles. Celle du premier degré de lecture qui se contentera du polar, et l’autre à laquelle j’appartiens.
En chasse ! est très bien ficelé, pas de problème. Le gars Kaan connaît son affaire. Si tu aimes les bons polars, c’en est un, avec tout le cortège policier : enquête, interrogatoires, fausses pistes, suspects, indics… Il ne manque pas un ingrédient, avec en prime un bon tour de main de l’auteur pour que sa tambouille ne ressemble pas à une recette.
Parce que chez les auteurs aussi, on trouve deux écoles.
Tu as ceux qui ont lu L’anatomie du scénario ou autre ouvrage théorique du même tonneau, suivent le manuel à la lettre en petits tâcherons et te sortent un texte qui ressemble moins à un roman qu’à un cahier des charges pour une production hollywoodienne formatée. Tu vois les ficelles, les étapes, les items, comme si les chapitres étaient intitulés “1 – Présentation du héros”, “3 – Fausse piste”, “6 – Mort d’un personnage pour créer de la tension dramatique”, “8 – Mettre des boobs pour réveiller l’attention du lecteur”, et cetera. Travail de foutriquet, zéro finesse.
À l’opposé, on trouve les auteurs qui méritent cette appellation (pour ceux du paragraphe précédent, on parlera au mieux de gribouilleurs), qui ont pour la plupart lu les mêmes bouquins théoriques, mais qui ont su s’en approprier l’esprit pour créer leur propre méthode d’écriture au lieu de plaquer leurs idées sur le canevas d’un autre. Eux, ils savent polir le truc pour faire disparaître les raccords et camoufler la mécanique. Ils proposent un récit, pas un catalogue d’éléments narratifs. C’est ce que fait Kaan, qui t’embarque dans son histoire sans laisser transparaître les artifices de la construction littéraire. Ce même Kaan qui te livre un polar régional sans tomber dans l’excès pittoresque courant dans cette veine, où beaucoup se croient obligés de te trimballer dans tous les bleds de la région en te casant l’inventaire exhaustif des noms de rue, chaque curiosité du coin et des exposés barbants d’une histoire locale dont tout le monde se bat les flancs, à commencer par les indigènes.
Soit à l’arrivée un excellent polar sur le fond (l’enquête) comme sur le procédé (la narration).
Mention spéciale au premier chapitre. À la sortie d’Un long moment de silence, je me rappelle d’une discussion avec Paul Colize autour des premiers chapitres de polar/thriller. La mode est au trash. Toujours plus de sang, toujours plus de tripes, toujours plus gore pour choquer à fond le lecteur d’entrée de jeu. Surenchère qui finit par aboutir à du grand n’importe quoi dans un paquet d’ouvrages récents, avec des tueurs en série toujours plus caricaturaux, plus hollywoodiens, plus hors sol qu’un championnat de saut à la perche. Quand tu regardes IRL, la plupart des serial killers se contentent de buter des gens sans rituel ésotérique de fou furieux autour, sans signature grandiloquente, sans machinerie nécessitant un bac +12 et une formation d’ingénieur. Dans En chasse !, le premier chapitre frappe fort puisqu’il met en scène le viol de la petite Marie. Le passage est dur, cru, réaliste. Il ne cache rien… et en même temps, il y a une forme de pudeur et de retenue dans le sens où Kaan ne brode pas vingt pages de détails outranciers et tapageurs juste pour le douteux plaisir d’en mettre plein la vue au lecteur. Propre et moche à la fois.

Ici, on en revient à la deuxième école de lecture, celle qui va surtout s’intéresser au “mais pas que…”.
Un texte de Kaan ne serait pas du Kaan sans sa dimension sociale et sociétale, en un mot humaine. Loin des dorures du festival de Cannes, celui de Kaan s’attarde sur les petites gens, les classes populaires, le Français moyen, les pauvres, les exclus, les éclopés, bref cette masse de “sans-dents” et de “ceux qui ne sont rien” si chère (?) à nos dirigeants.
Et puis il y a cette formidable nature humaine qu’il dépeint. La violence, la haine sur les réseaux sociaux, les conflits mesquins entre voisins, les crêpages de chignon entre ex-époux, les jeunes délinquants qui se croient malins, les petits chefs qui se croient tout-puissants, l’homophobie, la respectabilité de façade, les viols, les meurtres… Et l’impunité, surtout. Qu’est-ce que tu peux risquer dans un pays qui laisse circuler les Balkany ou les Cahuzac et porte aux nues les Polanski, Sartre, Beauvoir, Cohn-Bendit ?

En chasse ! est donc beaucoup plus noir que Punk Friction, tu l’auras compris. Logique. Un tueur en série, la distanciation est possible en jouant sur le côté épouvantail, la figure archétypale du cinéma et de la littérature, et le fait que t’en croises pas tous les jours. Avec le thème du viol, on touche à quelque chose de plus proche, plus quotidien, plus ancré dans le réel qu’un assassin de carnaval.
Tu connais forcément quelqu’un à qui c’est arrivé.

guillotine
Tous ces cafards qu’on porte aux nues, portons-les plutôt ici. Propre, net et festif, what else?

Note :
1. Extrait d’Aube de printemps, poème de Meng Haoran (689-740)
“Au printemps le sommeil ne cesse dès l’aurore
Partout se font ouïr les gazouillis d’oiseaux
La nuit s’achève enfin dans le souffle des eaux,
Qui sait combien de fleurs seront tombées encore ?”

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