Du sang, de la chique et du molard pour un retour aux sources en compagnie d’un des pères fondateurs de l’heroic fantasy : Robert E. Howard.
Conan le Cimmérien
(Intégrale Conan tome 1)
Robert E. Howard
Bragelonne
Premier tome de l’intégrale des aventures de Conan version Bragelonne et, ma foi, ça démarre bien. Après des décennies à se taper les nouvelles regroupées par les anthologistes dans un ordre à géométrie variable très discutable, avec parfois en prime des modifications sur les textes, retour aux origines : nouvelle traduction sans bidouillages additionnels et publication dans l’ordre d’écriture au lieu de vouloir à tout prix créer une chronologie artificielle.
Ainsi on verra Conan tour à tour roi, voleur, pirate, mercenaire… Une succession décousue d’histoires, comme peuvent l’être les récits d’aventuriers ou d’anciens combattants, jonglant avec les anecdotes sans s’occuper de cohérence temporelle. L’important, c’est l’épisode, l’aventure, le souffle épique, l’instant T.
On verra surtout Conan tel qu’il est, pas tel qu’on se le représente souvent. Première image qui vient, celle de Schwarzie avec sa giga dose de biceps, en train de filer une tarte à un chameau. Finesse et poésie… Cette image iconique doit moins à l’excellent Conan le Barbare de John Milius en 1982 qu’à la filmographie pétaradante qu’Arnold a tourné après (Terminator, Predator, Commando…). Au plan des représentations, la suite a déteint sur le début. Le film est loin de se limiter à du bourre-pif gratuit, n’en déplaise à ceux qui n’ont toujours pas compris qu’il s’agit d’un des meilleurs films de fantasy.
Pour en revenir au cliché Conan, même avant Arnie la malice, le personnage avait subi moult altérations à travers les comics, les épigones d’Howard, les pastiches, les plagiats. Howard lui-même en son temps avait dû se résoudre à quelques textes alimentaires pour boucler les fins de mois (la deuxième moitié du recueil). Et y a pas de secret, ce qui se vend le mieux, c’est la castagne et les boobs. Cette version débraillée et décérébrée a plu, elle est restée dans l’imaginaire collectif : un gros tas de muscles sans finesse, entouré de donzelles à la poitrine généreuse, qui se promènent les fesses à l’air.
Dans les premières nouvelles du recueil, on découvre un autre Conan. Le Phénix sur l’Épée le met en scène en monarque avisé, prouvant que le barbare en a dans le citron. Il gouverne, administre, légifère, cartographie… Au combat, loin du bulldozer qui défonce tout en mode “moi vois, moi tue”, il joue de son agilité féline et de son sens tactique.
Et puis, il pense, Musclor. Les nouvelles abondent en réflexions sur la barbarie et la civilisation, version howardienne du “nature et culture, vous avez quatre heures, l’usage de la calculatrice est interdit”. La barbarie n’a pas ici le sens Attila “on crame tout, on disperse, on ventile”, il faut y voir un mode de vie certes violent et fruste mais aussi simple, direct, sans artifices. En gros, le bon sauvage à la Rousseau, tartiné d’une bonne couche de primitivisme romantique et équipé d’une hache à deux mains. À l’opposé, la civilisation brille de mille feux choupinous mais, toute policée qu’elle soit en apparence, fait la part la belle aux embrouilles, à l’exploitation, à l’esclavage, aux comportements sans honneur. “En règle générale, les hommes civilisés sont plus malpolis que les sauvages car ils savent qu’ils peuvent se montrer grossiers sans se faire fendre le crâne pour autant.” Sauf que de temps en temps, un civilisé tombe sur Conan et se retrouve avec la tête éclatée comme une courge. Pas de bol…
Cette thématique apparaît aussi chez un contemporain d’Howard, Fritz Leiber (Fafhrd face aux délices et horreurs de Lankhmar). Idem chez certains auteurs qu’Howard a inspirés et qui ont compris le fond de son propos, par exemple Michael Moorcock (son Elric souffreteux incarne l’anti-Conan par excellence, mais la décadence de la civilisation melnibonéenne reste dans le même esprit).
Héros charismatique, souffle épique, esprit d’aventure, un brin de réflexion, mais aussi un cadre : l’Âge Hyborien. Une époque mythique située bien avant les débuts de l’Histoire telle que nous la connaissons, à la manière de l’âge des héros mentionné par Hésiode dans sa Théogonie. Eh oui, Conan ne se déroule pas dans un autre monde mais dans le nôtre.
Howard voulait écrire des récits historiques, mais le genre se vend mal dans les années 30. Bob patine dans la semoule jusqu’au jour où paf, le personnage de Conan lui vient à l’esprit. Howard recycle alors ses connaissances en histoire pour créer son univers avec des Pictes (inspirés des Celtes), des Hyperboréens (germano-scandinaves), des Shémites (Moyen-Orient), des Stygiens (Égypte), tout ce petit monde vivant sur une étendue qui couvre l’Europe, l’Afrique du Nord et le Proche-Orient (cf. les cartes pp.537-538 dans le bouquin).
Terres d’aventures peuplées de monstres, pleines de trésors et de magie, tu m’étonnes que cet univers et son héros musculeux aient autant inspiré le jeu de rôle, et la littérature, et le cinéma, et la musique, et les arts graphiques… Une des œuvres fondatrices de la fantasy moderne – quant à savoir qui de Howard ou de Tolkien tatati tatata, je préfère passer du temps à lire que le perdre en débats débiles –, une œuvre fondatrice de tout un pan de la pop culture. Bref, une œuvre majeure de la littérature.
(Ce recueil a été récompensé par un K d’Or.)