Lovecraft est à l’honneur depuis l’année dernière, sans doute pour commémorer le centenaire de sa mort en 1937 (en mathématiques non euclidiennes, le compte est bon, t’inquiète). Ou pas. Enfin pas plus que d’habitude. Voilà des décennies qu’il sort chaque mois des rééditions, des essais, des hommages, des pastiches, beaucoup de pillages inavoués… Ce type, plus pompé que Félix Faure, a fait couler autant d’encre que toutes les seiches du monde réunies.
Parmi les sorties récentes, Celle qui n’avait pas peur de Cthulhu. J’avais hésité sur le moment, craignant une énième parodie foireuse. Si j’étais une balance, je te dirais que l’avis d’Anthelme Hauchecorne m’a convaincu de tenter le coup. Mais comme je suis Scorpion… euh… ben pareil, c’est lui le coupable ! Avec la machine à écrire dans la véranda. Mais laissons le docteur Lenoir reposer en paix et revenons à nos moutons aquatiques.
Celle qui n’avait pas peur de Cthulhu
Karim Berrouka
ActuSF
Pour les adeptes de la version courte, Celle qui n’avait pas peur de Cthulhu est un bon bouquin, qui m’a donné envie de lire les autres ouvrages de Karim “Ludwig von 88” Berrouka. Voilà, merci, au revoir messieurs-dames.
A qui s’adresse ce bouquin ? Pas aux fans invétérés de Lovecraft qui pousseront des cris d’orfraies en voyant le Mythe de Cthulhu tripatouillé sur le mode humoristique. Sacrilège, pas touche, gardons HPL momifié dans la naphtaline, la secte des gardiens du temple veille au grain. Je parle ici des forcenés de l’idolâtrie, qui en ont un, de grain, pas des amateurs de Lovecraft capables de recul sur le “Maître” et son œuvre.
Alors qui d’autre ? Là, je joue la carte La Palice qui me donne un bonus de +3 contre les évidences : vaut mieux avoir lu Lovecraft avant de se lancer dans Celle qui n’avait pas peur de Cthulhu. Sinon je ne vois pas comment capter toutes les références qui émaillent le texte. Idem pour profiter à fond du décalage entre l’univers cthulhien originel et la version de Berrouka.
Pour autant, ce n’est pas non plus une nécessité absolue. D’une part, beaucoup de gens qui n’ont jamais mis le nez dans Lovecraft ont quand même une vague idée du bonhomme, de ses œuvres, de ses thèmes et de ses créatures. Ou, à défaut, un contact indirect tant le gars a inspiré de monde, de Stephen King à Cradle of Filth en passant par Metallica, Giger, Captain Iglo ou encore John Carpenter. D’autre part, le roman ne se limite pas à une blague entre initiés, plus hermétique aux néophytes que la collection Tupperware intégrale. Il constitue un tout en soi qui ne te plantera pas sur la jetée pour voyager sans toi. Tu te glisseras sans peine dans les pompes d’Ingrid, celle qui n’y connaît rien à Cthulhu. Bon par contre, faut être honnête, tu perdras beaucoup niveau allusions, clins d’œil et références. M’enfin, c’est un texte ouvert, une porte – et Berrouka s’y connaît en huisserie –, une façon décontractée d’aborder le Mythe avant d’explorer la source plus en profondeur (en faisant gaffe à ne pas être aspiré par l’abîme…).
Dans tous les cas, sens de l’humour obligatoire. Si les versions alternatives et déjantées – au hasard Les zinzins d’Olive-Oued (Terry Pratchett) ou Le songe d’une nuit d’octobre (Roger Zelazny) – te filent de l’urticaire, passe ton chemin.
La première chose qui m’a frappé, c’est le coin du livre quand il m’est tombé sur le pied. La seconde, c’est que Berrouka ne fait pas du Lovecraft. Enfin, dans un sens, si. Les grandes figures du panthéon (Dagon, Shub-Niggurath, Nyarlathotep, Azathoth, Yog-Sothoth), les créatures (profond, shoggoth, fungi…), les lieux mythiques (Kadath, R’lyeh, Innsmouth, plateau de Leng…), le Necronomicon, tout le tremblement estampillé made in Providence y passe. Mais Berrouka ne re-fait pas du Lovecraft dogmatique. Et tant mieux ! Déjà, parce que les épigones d’HPL ont pondu du pastiche au kilomètre, le plus souvent sans grande imagination. Maintenant, ça va, merci, je vous demande de vous arrêter. Et puis surtout, la démarche n’aurait aucun intérêt, Lovecraft l’ayant menée à terme en son temps.
Du neuf avec du vieux mais pas que. Berrouka déconstruit le Mythe érigé en canon. Une entreprise kaamelottienne dans l’esprit, avec réappropriation et réécriture du matériau. Et beaucoup de dérision aussi. Pourquoi se casser la nénette à vouloir coller au corpus originel alors que l’imaginaire permet TOUT ? Ce serait dommage de miser trois fifrelins quand la règle autorise le no limit.
Style moderne pour commencer. Au revoir passé simple, personnages qui parlent comme des bouquins, archaïsmes et tournures littéraires ampoulées comme une rangée de spots. Le style Lovecraft, daté, a fait son temps. Et encore, style… Entre les mains d’un autre, il aurait été lourdingue, seule sa puissance d’évocation le sauve. ‘Fin bref, le roman de Berrouka est écrit en français courant. Du qu’on comprend parce qu’on le pratique, du qui te parle direct.
Je ne vais pas détailler la déconstruction, parce que j’ai autre chose à glander que recopier le texte en entier. Un exemple qui peut avoir l’air anodin, le héros est une héroïne. Aujourd’hui, qu’une nana vive des aventures hors d’une cuisine ou d’une nursery coule de source. Dans les années Lovecraft (1917-1935), la chose est beaucoup moins évidente… à plus forte raison pour lui, qui s’y connaît autant en femmes que moi en théorie des cordes. La place qu’il leur accorde dans ses récits oscille entre nulle et anecdotique.
Même chose pour l’humour. IRL comme dans la fiction, Lovecraft, c’était pas Jo le Rigolo. Celle qui blablabla est loufoque. Pas en mode parodie pataude et humour pouet-pouet mais sur un ton de dérision constante, qui joue beaucoup du second degré et du décalage.
Le réveil d’un Grand Ancien fout les jetons dans une ambiance lovecraftienne classique. A raison d’un jet de SAN toutes les deux pages, tu tombes vite à court de santé mentale. Et en même temps… Les discours des sorciers-nécromants-sicaires, sortis de leur contexte d’origine et transposés à notre époque, sonnent très barjots illuminés, complotistes défoncés à la colle, gourous de secte déjantés qui ont fini par croire à leurs propres bobards. A se demander de quel forum ou asile ils se sont évadés. Je sais que tu as pensé Arkham Asylum, inutile de me mentir.
Seule certitude, on rencontre les mêmes en vrai dans notre monde à nous, cf. les grands malades millénaristes en 1999 et les azimutés de 2012. Il ne se passe pas une journée sans qu’un dingo ne prédise l’apocalypse pour demain, après-demain ou dans un an ou n’importe quand, on s’en cogne du moment que ça buzze. (Au passage, j’en profite pour annoncer que l’armageddon aura lieu le 30 février 2027, n’hésitez pas à abandonner vos biens matériels à ma secte de La Banane Flambée Du Dernier Jour. Dieu vous le rendra… moi, c’est moins sûr.)
Tu l’auras compris, le roman n’est pas innocent et offre quelques piques satiriques bienvenues. Que ce soit dans la peinture, la musique, la science, le sexe, les prophètes et adeptes farfelus qu’on rencontre dans le récit n’ont rien à envier à ceux de la réalité. Ces frappadingues qui se croient obligés de coller de la spiritualité dans tout et trouveraient une dimension mystique jusque dans une soupe à l’oignon. Comme s’il fallait tout sacraliser, tout élever à une dimension cosmique (et par contrecoup inhumaine). Avec en bout de course, du dogmatisme à fond les ballons et les conflits qu’impliquent des positions inconciliables.
Une découverte intéressante, un récit farfelu, une très bonne connaissance du Mythe, une capacité rare à le remodeler, Celle qui n’avait pas peur de Cthulhu apporte un vent de fraîcheur… Ah zut, on avait dit “pas de formule cliché”. Hum… Sa pierre à l’édifice ? Nan, même avec du cyclopéen par-dessus, ça ne sonne pas mieux. Quoi que ce soit, Berruka l’apporte.
Un bouquin salutaire qui change des horreurs indicibles et des senteurs marines nauséabondes.