Chaque fois que je tombe sur un article qui parle d’Internet, de numérique, de révolution, tel le prince des mathématiciens, je me gausse.
Prenons au hasard Youtube : les nanas tiennent des chaînes mode, les mecs parlent de jeux vidéos, les djeunz matent des vidéos débiles de lolcats.
Bon, peut-être que je caricature un peu. N’empêche que depuis le temps que j’y traîne, je constate que la reproduction des stéréotypes issus des temps jadis d’avant l’Internet a encore de beaux jours devant elle.
Les choses bougent quand même, mais on est loin du chambardement annoncé tous les deux mois au rythme de la dernière trouvaille qui fait le buzz (chaînes gaming, chaînes ciné, booktubes, vulgarisation…). “Evolution plutôt que révolution”, pour citer les manuels scolaires qui recyclent sans cesse les mêmes formules.
Je me bidonne devant des phrases qui te parlent de Youtube comme du formidable moyen de promouvoir des créateurs. Le but n’est pas là. Youtube, c’est d’abord une machine à générer du pognon. Les créateurs, on s’en branle. Suffit de voir les strikes à répétition dès qu’une major a un chroniqueur ciné dans le collimateur. Motif ? Il a eu un regard critique sur un film. Verdict ? Il l’a dans l’os. Because la taille de YT qui se permet de faire la pluie et le beau temps au mépris de certaines conventions internationales et législations nationales, par exemple le droit à la citation (ou fair use en anglois-saxon). Et derrière tu fais quoi ? Ben… Tu gueules et puis… Et puis c’est tout. Parce que tu vis de ta chaîne, tu t’écrases et tu te plies aux règles pour continuer à toucher la manne – un autre genre de chaîne. Certes, tu ne l’as pas volée, puisque tes vidéos, c’est du boulot d’écriture, de tournage et de montage, du matos pas donné à amortir, ta gamelle à remplir. D’un autre côté, t’es un peu gonflé de te revendiquer comme “vidéaste indépendant” vu qu’en l’état t’es vachement dépendant, je trouve.
(Là, t’auras bien compris que j’hyperbolise un chouïa. Les indépendants existent, ils trouvent le blé ailleurs via des travaux de commande pour le web ou la TV, le financement participatif, les braquages de banque, et cetera).
Youtube, c’est aussi une formidable cuve génétique à fabriquer des clones. On arrive ici au cœur de mon sujet : les chaînes littéraires (ou booktubes, de l’anglais book : chaîne et tube : littéraire… plus ou moins).
Un vaste champ des possibles… consternant de copier-coller.
Les mêmes bouquins mainstream en service presse. Les mêmes rubriques, update, tags, book haul, unboxing, et la tête alouette, dont les noms anglo-saxons clament l’aveu de repompage sur le voisin. Les mêmes critiques à l’objectivité toute relative (because accointances avec les éditeurs), écrites avec des moufles et truffées d’adverbes en -ment (on y revient toujours… sans rire, réécoutez-vous !). “J’ai aimé, parce que c’est bien”, merci pour cette fine analyse à peine superficielle. La même bibliothèque aux rayonnages blancs en arrière-plan. Le même cadrage par défaut – donc qui n’en est pas un. La même absence de mise en scène et de dynamisme qui m’oblige à lutter pour ne pas m’endormir devant un plan fixe de quinze minutes.
Je finis par me demander si la mafia des booktubes ne se résume pas en réalité à une seule et même personne qui œuvre partout avec des masques à la Mission Impossible…
Qui a tiré la chasse sur la diversité ?… Quand je vois la quantité de livres de fantasy, fantastique, SF et autres genres de l’imaginaire qui passent sur YouTube, je me pose une question : elle est où l’imagination là-dedans ? Pas dans mon cul, j’ai vérifié. Est-ce trop demander pour parler littérature, art créatif s’il en est, de faire montre d’un minimum de créativité ? Tu me diras, le minimum, c’est zéro, et on est pile dedans.
Il y a environ deux ans, “on” nous avait prédit un bouleversement littéraire sur le tube français, le renouveau de la critique littéraire ! Rien que ça. “On”, c’étaient les médias dits traditionnels, qui voient du buzz, du révolutionnaire, du formidable partout (putasserie et sensationnalisme obligent). Avec toujours ce petit air paternaliste et condescendant des vieux médias pour le nouveau. Et aussi cette note constipée de voir la concurrence grimper en flèche.
Les booktubes, géniaux ! les blogs, morts et enterrés ! Du neuf, rien que du neuf ! Mouais. Vu le nombre de booktubeurs et booktubeuses issus de la blogosphère, déjà, question renouvellement du personnel, je ne vois rien de révolutionnaire. Pire, je cherche encore l’intérêt de se lancer dans la vidéo si c’est pour accoucher d’un produit similaire, qui revient à lire une chronique de blog devant une caméra. Le support change, la forme non. Or – mode défonçage de porte ouverte – la forme doit par définition s’adapter au support. Sans quoi, pour tourner une adaptation de roman au cinéma, on se contenterait d’un plan fixe sur un acteur lisant le bouquin face caméra. Palpitant, n’est-il pas ?
Quant au fond, il raconte peu ou prou la même chose. Logique. Si rien ne change, le reste non plus (je sais, le reste de rien n’a aucun sens, mais tu vois l’idée).
De la même façon que l’intérêt des journaleux ne se focalise que sur le nombre d’abonnés plutôt que le contenu pour juger de la qualité d’une chaîne, bien des chaînes en question épousent la même optique en se cantonnant au bizness du moment. Le phénomène, l’OVNI, la claque, le ixième livre de la décennie ou du siècle en trois mois. En clair, young adult, new adult (la même chose avec une touche de fion), romance érotique bon marché, dernier thriller formaté à la mode. Les versions calibrées et insipides – l’équivalent littéraire du blockbuster – de genres qui ne sont pas dépourvus de noblesse entre de bonnes mains (cf. Jess Kaan en jeunesse, Sasha Grey pour le mummy porn).
De quoi être colère, consternation, atterrement et tristesse. Là, je gueule comme un connard, mais au fond Optimus la déception prime.
Derrière l’apparent foisonnement, une chaîne unique pour les gouverner tous. Des booktubers interchangeables, promoteurs plus que critiques. En arrière-plan l’image d’un lecteur lambda, un client à qui on vend un produit détaché des notions d’œuvre, d’enjeux, d’enseignement, d’enrichissement.
Un beau gâchis. Avec Internet, nous avons enfin un outil de prise de parole populaire. Au-delà de la lecture. Via les réseaux sociaux, les sites persos, les blogs, la vidéo, les forums. Le quidam peut ouvrir sa gueule, proposer un autre discours, une autre approche, remettre en question les instances autolégitimées sur la base de rien.
Prends la critique littéraire traditionnelle. D’abord des auteurs, tous masculins. Ensuite les médias de masse, que des mecs qui signent dans les journaux ou qui présentent des émissions (les Rapp, Pivot, PPDA…). Pourtant, quand tu regardes le lectorat, les femmes ne manquent pas, loin de là. Idem le monde de l’édition, que ce soit les auteurs, les éditrices, les directrices de collection. Et je ne te parle pas des documentalistes et bibliothécaires. Le oueb l’a bien compris et a vu naître un contrepoids aux archaïsmes patriarcaux : la majeure partie des blogueurs et booktubeurs sont en réalité des blogueuses et des booktubeuses. Et c’est une bonne chose : tout mis bout à bout, on arrive à un paysage critique qui couvre l’ensemble du spectre social. Une critique qui, tous sexes confondus (Jacques a dit “partouze !”), a su dans un premier temps proposer une approche alternative, moins guindée, plus spontanée, en phase avec le lecteur/spectateur. Jeune, indépendante, fofolle.
Mais pourquoi s’arrêter là ? Si ce que tu cherches n’est pas sur Internet, tu peux le faire toi-même et en faire profiter les autres. Formidable ! Tu peux surtout le faire à ta sauce, créer. Pourquoi repomper ? Ah oui, le modèle qui marche, donc on va pas se casser la nénette et plaquer ce qu’on a à dire dessus. Parce que modèle éprouvé = chaîne qui marche = abonnés = éditeurs qui s’intéressent à ta pomme = SP et pognon qui tombent. Tchao fraîcheur, bonjour pantins.
Les booktubes – masculins ou féminins, kif-kif pour le coup – auraient pu… ils ont échoué dans leur grande majorité.
On voulait Dune, on a eu Martine à la plage.
Mais tout n’est pas perdu, d’irréductibles hurluberlus résistent encore et toujours au formatage et aux sirènes de la facilité…
A suivre : règle n°2, règle n°2,5 et règle n°3…