Quand on s’appelle Christophe Lambert, on n’a pas le même rapport au temps que le reste de l’humanité. L’acteur l’a démontré dans Highlander où il incarnait un immortel, l’auteur avec ses uchronies qui revisitent le passé (La Brèche, Le Commando des Immortels et Zoulou Kingdom). Laissons de côté pour le moment le premier promener sa jupette et son épée dans la fraîcheur brumeuse du climat écossais pour partir avec le second, fusil en bandoulière, dans la moiteur tropicale des montagnes cubaines. Et comme a dit en son temps Spartacus : ¡Viva la Revolución!
Aucun homme n’est une île
Christophe Lambert
J’ai Lu
Une machine à voyager dans le temps pour La Brèche, de la fantasy dans Le Commando des Immortels et Zoulou Kingdom – des elfes pour l’un, de la magie pour l’autre –, le moins que l’on puisse dire, c’est que Christophe Lambert varie les plaisirs pour introduire ses uchronies. Aucun homme n’est une île ne déroge pas à la règle en proposant un cas de figure différent de ses prédécesseurs : l’uchronie dans sa forme la plus épurée, une variation de l’Histoire telle que nous la connaissons, parce qu’à un moment des gens ont fait d’autres choix. Ici, les Américains ont reporté le débarquement de la baie des Cochons pour mieux préparer l’opération. Cette tentative alternative est un succès pour établir une tête de pont qui ouvre la voie à une invasion pure et simple de l’île par les USA. Débordés, Fidel Castro, Che Guevara et les restes de l’armée cubaine partent se planquer dans la jungle et les montagnes pour mener la guérilla, comme ils l’avaient fait contre Batista quelques années plus tôt.
Ce fil narratif nous place aux côtés de ces deux grandes figures de la révolution que sont le Che et Castro, ce dernier encore à peu près fréquentable à l’époque, même s’il a déjà un pied sur la pente savonneuse de la dictature, ayant un peu trop pris goût au pouvoir depuis deux ans qu’il l’exerce. Lambert a le mérite de rester mesuré à sujet du Líder máximo. On sent certes de quel côté penche son opinion sur le gazier, mais il ne dresse pas un portrait à charge, qui serait anachronique même dans son uchronie, le passage définitif du Côté Obscur se situant dans la seconde moitié des années 60. Quant au Che, qui n’est pas non plus un enfant de chœur, il a meilleure presse dans le roman que Fidel le roublard. Là aussi, Lambert conserve le sens de la mesure en n’idéalisant pas outre mesure el comandante, aussi humaniste qu’extrémiste.
Outre ces deux monstres de la révolution, on croisera aussi quelques seconds rôles dont l’histoire – la nôtre – a retenu les noms, ainsi qu’une version alternative de Néstor Almendros, ici caméraman et guérillero qui traîne ses guêtres dans le sillage de Che Guevara. Les échanges entre Néstor et Ernesto sont l’occasion de se poser des questions sur la révolution, à commencer par savoir si la fin justifie les moyens. La révolution vaut-elle le coup si elle doit passer par la guerre, le sang, les morts, les exécutions ? Et Néstor en viendra plus tard dans ses réflexions solitaires à se demander si c’est bien la peine de faire la révolution pour chasser un dictateur quand le résultat est de le remplacer par un autre.
Tout ce fil pourrait ne pas être uchronique. Lambert rend très bien les personnalités et propos de ses guests historiques, on sent qu’il s’est documenté mais pas que, il a saisi l’essence de ces figures complexes et a su les restituer. Au point qu’il aurait aussi bien pu écrire un roman respectant le cadre canonique de l’histoire. Il aurait juste eu à le situer quelque part entre 1956 et 1959, pendant la révolution cubaine et à déplacer l’action dans la Sierra Maestra. Mêmes protagonistes, mêmes propos dans l’ensemble, mais pas encore de dérapages castristes à critiquer, ceci explique sans doute cela.
En parallèle, le second fil tourne autour d’Ernest Hemingway, qui décide dans cette réalité alternative de ne pas se suicider mais plutôt de partir à Cuba interviewer Castro et Guevara, comme un baroud d’honneur pour celui qui commence à devenir un petit vieux bouffé par les problèmes de santé dus à son âge et ses excès. Enfin, pépé Ernest en a encore sous la pédale et il compte bien le montrer. Au grand dam de sa “nounou”, l’agent de la CIA Robert Stone, à qui il va mener la vie dure en le vannant toutes les dix secondes.
Là, on se situe sur un mélange de road trip, buddy movie et roman d’aventure, à suivre les traces de ces deux zozios qui passent leur temps à se chamailler. Je ne suis pas un grand fan de la personnalité du vrai Hemingway, mais ici ça passe avec son rôle d’ours mal embouché qui n’en fait qu’à sa tête (comme le vrai, au fond…). Mais il a le mérite de servir de catalyseur à Robert Stone pour se poser des questions. La principale étant : peut-on défendre la démocratie par des moyens antidémocratiques ? Renverser Castro qui a pourtant le soutien du peuple, le demos de “démocratie”, juste pour éviter d’avoir des communistes trop près des USA. Avec pour les Cubains les conséquences qu’on imagine : retour de Batista… exploitation des ressources de l’île par les compagnies américaines, United Fruit Company en tête, sans que les autochtones voient la couleur d’un dollar… corruption et blanchiment d’argent par une mafia en roue libre totale… Comme avant la révolution, quoi. Est-ce que ça ressemble à la démocratie ? Est-ce que c’est propre ? Non pour Hemingway, osef pour Stone. en tout cas, les deux trames narratives se répondent sur la question du bien-fondé des actes, ceux des gouvernements comme ceux des individus. C’est là que réside le cœur d’Aucun homme n’est une île avec, au-delà de la question morale, celle des choix concrets que feront les uns et les autres.
Au terme de cette lecture, je suis bien en peine de dire laquelle des uchronies de Lambert je préfère. La Brèche, c’était mon premier Lambert, je garde pour ce titre l’attachement de la découverte. Zoulou Kingdom, j’ai un poil moins accroché parce que parfois trop foufou à partir dans tous les sens, mais c’est aussi la raison je l’aime bien, vu que je passe à faire le chien fou croisant les effluves de l’imaginaire (cf. mes détournements graphiques). Le Commando des Immortels est une très chouette réécritude de Tolkien et j’ai un intérêt particulier pour la guerre du Pacifique depuis tout petit, initié avec Les Têtes Brûlées.
Quant à Aucun homme n’est une île, il s’agit sans conteste, au niveau de l’écriture, du meilleur des quatre. Plus profond dans son questionnement sur la révolution et la démocratie, ainsi que sur le lien entre les individus annoncé dès le titre. Très maîtrisé dans son style (ce qui était déjà le cas avec Le Commando), je pense surtout aux descriptions qui ne relèvent pas que du lien commun de “style cinématographique” qu’on case quand on ne sait pas trop quoi dire, mais qui le sont littéralement, cinématographiques. Lambert est issu de l’audiovisuel et on le sent à sa façon de décrire, à travers le point de vue choisi (cadrage) et la dynamique du regard porté (mouvements de caméra). Pas juste visuel ou des images qu’on verrait bien à l’écran mais un film sur papier. Tout en restant du roman – ce qui n’est pas le cas de la plupart des auteurs au “style cinématographique”, qui se contentent de projeter les images à l’écrit en oubliant qu’on ne parle pas du même format ni du même support. Ici, la description d’un paysage – le genre de passage qui m’ennuie chez les bras cassés de la plume – ne se limite pas à un plan panoramique fixe, donc mort en quelque sorte. Le texte parcourt le décor avec un sens du travelling qui dynamise la vue offerte et la représentation qu’on s’en fait.
Bref, un sans-faute sur le fond, la forme, le récit, les personnages, le rythme, le choix d’un cadre et d’un contexte pas très exploités sous nos latitudes… L’écriture est une réussite de bout en bout.
(Ce roman a été récompensé par un K d’Or.)