Ars Magica
Ken Cliffe (dir.)
Jeux Descartes éditeur
J’ai souvent lu à propos d’Ars Magica le refrain “attention à le jouer comme ceci et surtout pas comme cela”. J’y réponds chaque fois : et pourquoi ? Et surtout pourquoi pas ? C’est un jeu de rôle, on peut, je dirais même qu’on doit, le jouer comme on le sent, comme on en a envie, quitte à sortir du cadre canonique pour lequel il a été prévu.
Or donc Ars Magica, “l’art de la magie” en latin, propose de jouer des magiciens au Moyen Âge. En gros.
Le jeu repose sur une base historique, puisqu’on parle de notre Moyen Âge à nous, celui de l’IRL, centré sur le XIIIe siècle. On passera sur la vision de l’époque telle qu’elle est présentée dans le bouquin : si elle se montre correcte au niveau des éléments historiques, elle est par contre en retard d’un siècle dans son approche, à limiter le Moyen Âge à une période sombre, obscurantiste et violente (ce qu’elle est mais pas que, loin de là), arriérée et pire que l’Antiquité et bien sûr en dessous de la Renaissance (ce qui n’est pas la cas, il n’y a pas de hiérarchie de valeur entre les tranches d’histoire). Au moins, ce jeu a le mérite de ne pas se montrer ruineux sur les suppléments de background : n’importe quel livre d’histoire médiévale dont vous disposez chez vous devient une aide de jeu. En plus, on trouve pas mal de collections historiques à pas cher, en poche, du neuf ou de l’occasion, y a qu’à se baisser pour ramasser. À l’époque où je jouais, je m’étais pas mal servi de Hutin (Les alchimistes au Moyen Âge) et des titres sortis dans la série Nouvelle Histoire du Moyen Âge (en Points Seuil avant 2005, chez Points tout court après).
Grosse différence avec l’Histoire avec son grand H, la magie. Ou le merveilleux, pour être précis. On part ici du principe qu’il fait partie de la réalité : les croyances de l’époque deviennent des faits historiques, des éléments du quotidien. À partir de là, à chaque maître de jeu de doser. Ça peut être homéopathique ou, au grand dam des ayatollahs de ce jeu, à fond les ballons, quitte à basculer sur une ambiance à la Donjons & Dragons ou à la Warhammer (après tout, ce dernier est très inspiré du Moyen Âge historique – l’Empire est très proche du SERG – et du Moyen Âge mythique – la Bretonnie est une version JdR du monde arthurien). Alchimistes, sorcières, vampires, loups-garous, farfadets, même des dragons, tout est possible selon les envies. Après tout, il y a bien des skavens et des morts-vivants dans Kaamelott et ça ne choque personne.
La quantité de magie n’est qu’un accessoire de décor. En vrai, on s’en fout. L’important, ce sont les autres traits distinctifs du jeu.
En premier lieu, le contexte historique joue à plein. Qui dit Moyen Âge dit Église puissante et les autorités ecclésiastiques n’aiment pas ce qui relève des arcanes. Il faudra donc que les magiciens restent un peu discrets pour éviter de finir sur le bûcher. Discrets ou garantis par les puissants. Certains seigneurs et monarques de l’époque sont réputés pour traîner dans leur entourage des types pas nets question orthodoxie religieuse, mages, astrologues, alchimistes… Être dans les petits papiers du comte Machin améliore les chances de survie pour échapper aux fantaisies inquisitoriales et pyromanes de l’Église. C’est là que réside la difficulté pour les joueurs et leurs personnages : réussir à passer entre les gouttes, faire en sorte que leur magie soit assez puissante pour les rendre indispensables auprès des gens qui comptent, mais pas trop pour éviter de se faire remarquer ou de représenter une menace.
L’autre point majeur d’intérêt, c’est le fonctionnement en groupe. Vous allez me dire, c’est la base du jeu de rôle. Bah, pas tant que ça. On joue en groupe, oui, ça d’accord. Mais quand on y regarde, les groupes d’aventuriers représentent d’abord une somme d’individus sans dynamique globale. Dans Ars Magica, on crée son mage mais pas que. Un deuxième perso est de la partie : le compagnon, un non-mage souvent expert dans tel ou tel domaine de compétence dans lequel les magiciens sont des nullos (chevalier, marchand, noble dame, forestier…). Le groupe de joueurs va devoir s’organiser monter une équipe complémentaire (et les interactions entre joueurs, c’est toujours rigolo à suivre). Là-dessus vient se greffer une galerie de seconds rôles, les servants, créés en commun par les joueurs. Soit une bande de gens à tout faire (cuistot, serviteur, soldat, palefrenier…) qui grenouillent dans l’entourage des lanceurs de sorts pour gérer le quotidien. Tout ce petit monde va former une Alliance (covenant en VO). Au fond, c’est comme une communauté monastique de l’époque (cf. Cluny, par exemple), avec ses moines, son personnel laïc de spécialistes et sa galaxie de petites mains. L’organisation et le destin de l’Alliance vont reposer entre les mains des joueurs qui devoir fonctionner en synergie. Ars Magica est un des jeux à valoriser le plus la notion de groupe.
Je ne vais pas revenir sur le détail du contenu proprement dit du bouquin. Livre de base oblige, on trouve la création des personnages, un ensemble de règles pour gérer les situations et résoudre les combats, un gros morceau consacré au système de magie et plusieurs chapitres consacrés à l’univers du jeu (les Alliances, l’Europe revisitée à coups de merveilleux, le bestiaire de créatures mythiques…). On a de quoi se mettre sous la dent dans ce pavé de 400 pages bien remplies.
Un excellent jeu, exigeant, avec des mécanismes qui tiennent la route tant sur le système que sur les concepts. Plutôt pour des rôlistes qui ont déjà un peu de bouteille que pour des débutants. À pratiquer avec un groupe stable pour faire tourner la synergie de groupe indispensable si on veut goûter tout le sel des Alliances et de leur fonctionnement spécifique.