Contrairement à ce qu’on serait en droit d’attendre du titre ou de ma part, cet article ne portera ni sur la carrière de Bernard Menez au Japon (inexistante me semble-t-il) ni sur les poupées gonflables et autres artefacts cyborg à vocation sexuelle. Il sera question de petites filles (mais pas des bonnes adresses pour pratiquer le tourisme sexuel en Thaïlande).
Selon la vision augustinienne du monde, où chaque chose est à la place voulue par Dieu, les garçons naissent dans les choux et jouent aux petites voitures, les filles naissent dans les roses et jouent à la poupée. La pensée de l’évêque d’Hippone a eu, il faut bien l’avouer, un retentissement limité – de l’ordre du zéro absolu – au Japon. Ce qui n’empêche pourtant pas les filles d’y jouer à la poupée.
Il allait donc de soi, dans une société qui célèbre tout sans exception, qu’une fête leur soit dédiée.
Le 3 mars a donc lieu le Hina Matsuri (雛祭り), la fête des poupées, qui est donc aussi celle des filles. On peut faire un (relatif) parallèle avec la Sainte-Catherine, la coutume chrétienne de coiffer la statue de la sainte pour trouver un mari n’étant au fond pas si éloignée des poupées traditionnelles nippones.
L’origine et la signification du Hina Matsuri, comme la majeure partie des festivités japonaises, est à la fois ancienne et liée aux esprits. La fête prend source à la période Heian (VIIIe-XIIe s). À l’époque, la croyance voulait (et veut toujours) que les poupées aient le pouvoir de repousser les mauvais esprits.
Dans la pratique actuelle, courant février, les filles installent des poupées sur une estrade à plusieurs niveaux. Pas n’importe quelle poupée, bien sûr, ici pas question de déballer Barbie et Ken. Ces poupées, représentant les personnages de la cour impériale de la période Heian, sont transmises de génération en génération et peuvent donc être plus anciennes que l’âge total des membres de la famille (plus celui du capitaine). En fonction des moyens de la famille, le nombre de poupées alignées va de deux (le couple impérial étant le minimum syndical) à une cour complète d’une quinzaine de personnages accompagnés d’une batterie d’accessoires. Les poupées étant très coûteuses, il n’est pas rare que les moins fortunés se contentent de les représenter sous forme d’origami.
Si la date de l’installation est fluctuante, l’attirail est en revanche remballé sans faute à la fin du matsuri sous peine de devoir traîner des boulets d’empêcher les filles de la maisonnée de se marier pendant l’année à venir.
À noter que la fête est célébrée par tous les Japonais, qu’il y ait ou non des filles à marier dans la maison, à la fois par respect de la tradition impériale et parce que toute occasion de repousser les mauvais esprits est bonne à prendre par principe de précaution.
Le déploiement complet est on ne peut plus encombrant, ce qui n’est pas toujours évident à gérer dans un pays où l’espace est limité en terme de logement.
Comme à Cannes, la pourpre impériale est à l’honneur et on déroule le tapis rouge pour la montée des marches. Si l’ordre de disposition horizontale sur chacun des niveaux peut varier d’une région ou d’une époque à l’autre, l’ordre vertical est toujours le même.
- 1er degré : à tout seigneur, tout honneur, on trouve sur la plus haute marche du podium l’Empereur et l’Impératrice. On place le plus souvent un paravent doré dans le fond et des arbres sur les côtés. L’arsenal complet inclut deux lanternes et deux vases.
- 2e degré : trois dames de cour avec des flacons de saké, ainsi que deux tables portant des friandises.
- 3e degré : un boys band de quatre musiciens (trois tambours, une flûte) et un chanteur.
- 4e degré : le Ministre de la Droite (jeune) et le Ministre de la Gauche (vieux), accompagnés de gâteaux de riz.
- 5e degré : deux arbres (mandarinier et cerisier) et trois serviteurs.
- 6e degré : des braseros et divers coffres (vêtements, ustensiles pour la cérémonie du thé et la couture).
- 7e degré : un ensemble de boîtes laquées, un palanquin, un chariot.
Côté alimentaire, on consomme pour l’occasion du saké peu alcoolisé comme l’amazake (甘酒) ou le shirozake (白酒). Ce dernier est également utilisé comme offrande sur le podium des poupées. On mange des hina arare (雛あられ, biscuits à base de riz), des hishi mochi (菱餅, gâteaux de riz colorés), des chirashi zushi (ちらし寿司, une variété de suhi) et de l’ushiojiru (潮汁, soupe de clams).
Enfin, certaines filles se livrent au hina nagashi (雛流し) qui consiste laisser flotter des poupées au fil de l’eau sur les rivières ou en bord de mer. De nos jours, pour des raisons économiques, on le fait avec des poupées de papier. Et pour des raisons pratiques, les poupées ne flottent qu’un temps limité et sont récupérées puis brûlées dans un sanctuaire. Ceci afin de limiter la pollution des rivières et pour éviter que les pêcheurs ne passent leur temps à en remonter dans leur filets.
À Kyoto, ça se pratique au sanctuaire de Shimogamo.