Chantier – Stephen King

Chantier
Stephen King / Richard Bachman

J’ai Lu

Couverture roman Chantier Stephen King Richard Bachman J'ai Lu

Le futur chantier de l’autoroute sera aussi celui de la discorde. Ce formidable ruban goudronné sur lequel le progrès doit rouler plein pot vers un avenir radieux demande pour se déployer de pulvériser quelques baraques en travers du chemin. Un progrès très relatif, qui ne profite qu’à quelques-uns sans se préoccuper d’en écraser d’autres dans sa marche inarrêtable. Un progrès comandé par des décisions administratives déconnectées des réalités, aussi absurdes que destructrices.
En arrière-plan, un système bicéphale, entre institutions publiques qui ne servent que le pouvoir mais surtout pas le peuple et secteur privé carburant à la pure prédation, système dans lequel tu es forcé de t’inscrire si tu ne veux pas crever mais qui t’écrasera sans un haussement de sourcil, peu importe que tu sois toujours resté toute ta vie dans les clous du modèle sociétal qu’on t’a imposé, à bien suivre le manuel du parfait citoyen, du parfait salarié, du parfait consommateur.

Quitte à lire Chantier, autant regarder le film Chute libre dans la foulée. Beaucoup de points communs entre les deux autour de leur protagoniste principal. Tout ce qu’il y a d’intégrés dans la société respectable, coulés dans le moule, toujours suivi les règles, toujours fait ce qu’on attendait d’eux, toujours en conformité avec le modèle en vigueur, à croire depuis le début et tout au long de leur vie que se comporter en petits soldats obéissants les préserverait de se faire broyer par le système qu’ils servent. Perdu, les gars. Le système n’en a rien à foutre de vous, que vous vous appeliez Bart Dawes ou William Foster.
Si Joel Schumacher proposait à travers Michael Douglas une épopée de plein air à travers la ville de Los Angeles, Stephen King (dit Richard Bachman, dit Stevie la Malice, dit Joe le Haricot, dit Luke la Main Moite) resserre quant à lui son action, pour ainsi dire un huis clos dans la baraque de son (anti)héros.
Pas de visite guidée exhaustive de la ville à la Ça ou à la Bazaar, pas non plus de galerie pléthorique de personnages, mais un nombre limité de lieux et de protagonistes.
Bart a déjà perdu son fils, l’autoroute de l’enfer fera disparaître les lieux où ils ont passé du temps ensemble, ainsi que la blanchisserie où il a passé sa vie à bosser. Son humeur s’en ressent. Sa femme finira par le quitter. Et là-dessus, il lui faut aussi vider les lieux, sa propre maison ayant été condamnée à la destruction. Alors il a face à lui deux options. Courber l’échine, quitter son home sweet home, recommencer ailleurs. Ou défendre son fief dans un combat perdu d’avance, vu que tout seul, il est impossible de faire plier le système.
On capte vite vers quelle solution il va s’orienter. On lui a tout pris, jusqu’à ses repères, il n’a plus rien. Donc plus rien à perdre. C’est le terreau de la révolte (voire de la révolution quand on met ensemble assez de gens dans la même situation).

Sans une once de surnaturel, ce roman social est pourtant plus effrayant que toute la production fantastique de King réunie et un de ses meilleurs bouquins. Parce que sous couvert de fiction, il raconte ni plus ni moins que la réalité. La réalité du fiasco du modèle américain (et plus largement occidental), qui n’est pas juste incapable de protéger ses citoyens mais va jusqu’à leur rouler dessus sans le moindre état d’âme. La réalité aussi de l’échec du capitalisme, de l’ultra-libéralisme et de la religion de l’argent, parce que c’est de ça qu’il s’agit à la base : une bête histoire de bilan comptable. Que le récit prenne place pile pendant le choc pétrolier de 1973 n’est pas anodin, même si cet événement qu’on nous rabache à longueur de temps ne constitue que la pointe de l’iceberg d’une économie mondiale qui commençait déjà à s’essouffler (et qui est aujourd’hui en apnée totale vu qu’on a continué sur la même lancée foireuse en redoublant d’ardeur).
Quarante ans après la publication de Chantier, on en est au même point en pire. Y a qu’à voir la gueule des chefs d’État qui règnent aujourd’hui et prennent à grande échelle des décisions qui feraient passer cette ubuesque et tragique construction d’autoroute pour une idée intelligente.
Le progrès, donc. Mais en marche arrière.

(Ce roman a été récompensé par un K d’Or.)

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