Sur les falaises de marbre
Ernst Jünger
L’Imaginaire Gallimard
Dans le pays imaginaire de Marina, le narrateur, anonyme, et frère Othon – qui porte “comme par hasard” le même prénom que le fondateur du Saint-Empire romain germanique – coulent des jours peinards dans un ermitage où leur principale occupation consiste à regarder pousser les plantes. Avec un emploi du temps pareil, les deux gaziers ne risquent pas de se faire un claquage, mais faut les comprendre : jadis, ils ont été soldats, ont participé à une guerre aussi terrible que vaine, ont été marqués par le conflit, et ils n’aspirent plus depuis qu’au calme et à la tranquillité. Sauf que pas de bol, l’État voisin sous la houlette du Grand Forestier s’agite et la menace est grande de voir déferler les hordes guerrières aux ordres du dictateur.
Sorti en 1939, Sur les falaises de marbre a d’abord été interprété comme une parabole du nazisme. Philipp Bouhler, haut fonctionnaire nazi de la Chancellerie et responsable des affaires culturelles du Reich, cherche à le faire interdire. Goebbels est même partisan d’envoyer l’auteur en camp de concentration. Sauf que Jünger a un fan de poids en la personne du Führer, qui l’admire comme écrivain et ancien combattant de la Grande Guerre (14 blessures et croix de guerre Pour le Mérite, v’là le warrior increvable à faire pleurer de jalousie Connor MacLeod). La réciproque n’est pas vraie : tout de droite qu’il est, Jünger méprise Hitler et n’a aucune sympathie pour les nazis qu’il considère comme des gros bourrins sans raffinement. Il a vu comment les chemises brunes avaient conquis le pouvoir (pour s’en faire une idée, on lira l’excellent Une petite ville nazie de William S. Allen) et, depuis 1933, comment les nationaux-socialistes l’exercent à travers la mise en place de la dictature pure et simple et une remilitarisation qui ne peut mener qu’à la guerre.
Toujours est-il que le bouquin est autorisé à la publication. D’autant qu’on peut y voir une autre interprétation : les hordes rouges du Grand Forestier pourraient tout aussi bien être les armées communistes de Staline déferlant sur une Germania allégorique. Et comme le régime nazi n’aime pas trop les cocos, ma foi, Sur les falaises de marbre peut tout aussi bien passer pour livre très respectable selon leurs critères.
Sur le tard, Jünger a lui-même réglé la question : quelle que soit l’interprétation, vous avez bon à l’interro. Staline a servi de modèle au Grand Forestier, croisé avec Göring et mâtiné d’un soupçon de Hitler, mais les Maurétaniens qu’il commande descendent en droite ligne des partisans du NDSAP et la situation de la Marina est clairement inspirée de l’Allemagne de l’Entre-deux-guerres.
Ce qui est sûr, c’est que Sur les falaises de marbre n’est pas une lecture facile et que son interprétation dans le détail n’a rien d’évident. Très empreinte d’ambiance romantique et onirique pleine de machins éthérés et vaporeux, le texte abonde en longues descriptions chargées d’allégories, métaphores et symboles, le tout très ciselé parce que Jünger est un maniaque de la stylistique. Ajoutez un monde fictif qui s’inspire beaucoup du monde réel, où se mélange des noms inventés, d’autres déformés et certains repris à l’identique. C’est féérique, champêtre, fruste, idyllique, dystopique, calme, angoissé et violet, tout et son contraire, quoi. Et puis intemporel aussi, à l’image des contes, Jünger ayant pris soin de décontextualiser un paquet d’éléments. Alors vouloir mettre un nom, une référence précis sur chaque détail de l’œuvre est une entreprise vaine et vouée à l’échec, impossible simplement parce que Jünger a combiné beaucoup de choses. Ainsi le Grand Forestier n’est ni Staline ni Hitler ni la somme des deux, il leur empreinte des traits pour les greffer sur une figure archétypale de chef de guerre assoiffé de sang. Tout dans le bouquin est nourri d’inspirations tirées d’une part de sa propre expérience de la guerre et d’autre part du monde qui l’entoure – et dans les années 30, il a l’embarras du choix entre le IIIe Reich, l’URSS stalinienne, l’Italie fasciste, l’Espagne franquiste –, mais le résultat reste “inspiré de”, pas de la transposition rigoureuse du monde réel dans un cadre imaginaire. Sinon il n’aurait pas pris autant de soin à fictionnaliser, intemporaliser et mythifier l’ensemble.
Le but de Jünger est de parler de dictature et de la barbarie qui va avec en tant que notions abstraites. D’où le fait que l’antinazisme ou l’anticommunisme ne sautent pas aux yeux : c’est pas le sujet. Pas en tant que tel en tout cas. Les deux régimes ne sont que des manifestations de quelque chose de plus grand : le totalitarisme. Lequel va toujours de pair avec la guerre (cf. à l’aile droite du sujet Le fascisme en action de Robert Paxton pour le lien entre guerre et fascisme).
Avant de se lancer dans cette lecture exigeante, vaut mieux pas être trop allergique à la symbolique, aux ambiances oniriques et au style hyper littéraire à tendance poétique. Si vous cherchez du Jünger plus accessible, Orages d’acier, son récit autobiographique de soldat de la Première Guerre mondiale, reste la meilleure option (et à mon avis son meilleur bouquin, Sur les falaises de marbre étant un peu trop chargé sur la stylistique pour remporter mon adhésion totale).