Regarde, fiston, s’il n’y a pas un extra-terrestre
derrière la bouteille de vin
Philippe Curval
Denoël
Partant du constat que les extraterrestres ne font plus recette au début des années 80, Philippe Curval propose un recueil au titre improbable, huit nouvelles “à lire entre deux atterrissages d’ovnis” : Regarde, fiston, s’il n’y a pas un extra-terrestre derrière la bouteille de vin.
Mais au fait, pourquoi les aliens n’ont plus le vent en poupe ?
Deux théories expliquent le phénomène. Selon la première, la science-fiction a amorcé un virage thématique dans les années 60-70. Lassée des aliens qui pullulent dans le genre depuis cinquante ans, une nouvelle vague s’intéresse aux questions socio-économico-technologico-écolo-(…)o-culturelles.
La seconde école développe quant à elle une explication à base de bons et de mauvais auteurs de SF. Le mauvais auteur, il a une machine à écrire, il voit un sujet d’anticipation, paf ! il écrit. Le bon auteur, bon ben il a une machine à écrire, il voit un sujet d’anticipation, il écrit. Mais c’est pas la même chose.
L’extraterrestre attend toujours son remplaçant. Ni en SF ni dans les autres branches de l’imaginaire ses cousins n’ont su prendre la relève. Les zombies/infectés ne dépassent pas le stade de la chair à canon. Les lycanthropes servent de punching-balls aux vampires et vice-versa. Liste non exhaustive, mais à quoi bon continuer ? Personne. Rien. Derrière le pan-pan et les bourre-pifs, le néant réflexif.
Entre les mains d’un bon auteur, la figure de l’extraterrestre amenait un questionnement. C’était du Montesquieu galactique : comment peut-on être alien ? Le contact permettait à la fois une réflexion sur l’autre, sur soi, sur l’humain.
Le recueil de Curval renoue avec cette tradition et ce, dès la première nouvelle, J’aime le béton frais. “Pourquoi tu vis ?” Boum, direct. La question a occupé pas mal de penseurs depuis des lustres (on attend toujours la réponse, soit dit en passant). Elle définit l’humain, parce que personne sur la planète à part nous ne se la pose. J’ai demandé à mon chat, il a répondu “miaou” et replongé le nez dans sa gamelle.
Tout le recueil sera de la même eau. Classique par son thème mais original dans son traitement. Curval insuffle dans ses récits légèreté, humour, surréalisme, impertinence et/ou sensualité. Il flotte comme un parfum de Robert Sheckley, qui appartient à la même école d’absurde cocasse. On rapprochera ainsi les nouvelles de Sheckley qui mettent en scène Arnold et Gregor (La clé laxienne, La seule chose indispensable…), toujours embarqués dans des plans aussi mirifiques que foireux, des reportages abracadabrants de Volt Dulart (Pas de Bic et pas de bonbons, Le tyran suspendu).
Si les nouvelles questionnent l’humanité et l’altérité, “à l’ancienne”, elles intègrent aussi les chevaux de bataille des Trente Glorieuses.
L’appel du confort anesthésie les velléités de rébellion dans J’aime le béton frais – texte annonciateur de l’embourgeoisement des ex-soixante-huitards.
Aimable jeu pour personnes bien faites met en scène des personnages végétaux (tout un symbole, le végétatif) et l’abrutissement devant le panem et circenses télévisuel.
Ménage à six décrit une société de moutons qui ne se posent pas de questions : du métro-boulot-dodo où le sexe remplace le taf.
Pas de Bic et pas de bonbons soulève la question du tourisme de masse et de son impact sur les locaux. Même chose pour Le tyran suspendu, où s’ajoute la faculté des humains (comprendre ici pays occidentaux) à se répandre comme un cancer et se poser en paradigme. Ici, le sujet est traité selon une approche biologique qui n’est pas sans rappeler l’introduction de la variole aux Amériques au XVIe siècle. Une grille de lecture moins littérale étend la réflexion à tout ce que l’homme blanc a pu exporter lors de ses contacts à l’étranger (religion, idéologies, technologie, mode de vie…), parfois sans penser à mal… mais sans réfléchir non plus aux conséquences potentiellement désastreuses.
Dans la nouvelle éponyme, on citera la vision de la Guyane et, à travers elle, la façon dont la France garde sous tutelle les reliquats de son empire colonial.
En marge des extraterrestres, Bruit de fond met en scène un “humain augmenté” utilisé comme espion, thème appelé à connaître son heure de gloire peu après la parution du recueil avec l’émergence du mouvement cyberpunk.
À nous la félicité éternelle est hors sujet mais n’en reste pas moins un récit intéressant sur la difficulté à concilier foi et science, ainsi que sur la manipulation des fidèles par le clergé… et les assureurs.
Regarde, fiston, s’il n’y a pas un extra-terrestre derrière la bouteille de vin, c’est du recueil à l’ancienne (encore plus maintenant avec presque quarante ans de rab), avec des réflexions toujours pertinentes, plusieurs niveaux de lecture, des plages de cogitation aussi longues que son titre. Un bon cru !