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Fabrice Pichon
Lajouanie
“La banque vous explique qu’elle rejette le prélèvement de neuf euros de la cantine parce que vous allez être à découvert d’un euro et que vous n’y êtes pas autorisé. Mais elle creuse votre déficit en prenant dix euros de frais et comme votre situation est sous la surveillance d’un service très pointu, trente euros de plus pour vous le rappeler. Sans oublier qu’il faudra bien régler la cantine, et avec les pénalités. Bilan de l’opération, quarante euros pour la banque, neuf à devoir à la cantine et un découvert de trente et un euros.
La banque ne perd jamais !”
Achtung, pavé ! Bien pratique de l’avoir sous la main pour fracasser le crâne d’un casse-burnes. 620 pages et rien à jeter (à part la deuxième partie de la quatrième, litanie publicitaire que je n’ai pas reproduite).
Bouquin énorme que tu ne vois pas défiler. Dans le genre prenant, Pichon sait y faire pour attraper le lecteur dans ses filets. (Pour ceux qui n’auraient pas capté la vanne piscicole, pichon signifie poisson en picard.)
Je ne sais pas trop par où commencer, tant ce roman est difficile à démêler. Trois points de vue suivent Marc Segarra dans ses tribulations de cadre-endetté-tueur-à-gages, des flics dans leur(s) enquête(s) et des gangsters roumains dans leurs magouilles. Tu te doutes bien que tout est lié, mais tu n’imagines pas à quel point ! Chaque personnage, chaque élément, chaque événement se rattache à une foultitude d’autres. Tu vas me dire, comme dans beaucoup de romans. Oui, mais là, Pichon pousse le procédé très loin et avec une maîtrise qui laisse pantois.
Alors artifice, oui, si tu t’amuses à synthétiser le roman sous forme de schéma. La masse de liens entre les personnages dépasse de loin celle de l’IRL. Mais bon, il s’agit d’une fiction, on n’a pas inventé la licence poétique pour rien. Et artifice, non, parce que Pichon ne force pas comme un bourrin pour que tel élément colle à tel autre. Jamais on ne sent le truc bancal balancé par magie juste parce qu’il faut que ça rentre dans le scénario.
L’édifice repose sur un enchaînement logique parfait. Là tu vas me dire (mais arrête de m’interrompre, enfin !) que la perfection sonne faux, éloignée qu’elle est du monde réel. Tu te trompes, bonhomme. La structure du roman inclut les imperfections, les événements aléatoires et chaotiques, les grains de sable, les imprévus… Rocambolesque ne signifie pas n’importe quoi n’importe comment. Chaque élément a une raison d’être, une origine et des suites. Ex nihilo nihil, comme disait l’ami Lucrèce. Il n’y a rien d’anodin dans plusdeprobleme.com, excellente illustration de l’effet papillon et des mille et une théorie sur la causalité.
Il est amusant que cette maîtrise de la structure serve un roman dont le propos est l’absence de contrôle.
La situation passe son temps à échapper aux mains des uns et des autres, échecs et foirades s’accumulent, même les réussites tiennent pour moitié du miracle.
Prenons Marc, par exemple. Un de ses enfants est handicapé, ça, quand ça te tombe dessus… Il n’y peut rien, faut faire avec, personne n’a pas la main sur les “accidents” génétiques. Contrôle zéro. Le Marc, surendetté, se retrouve broyé par un système qui le dépasse, la banque, les créanciers, la justice, les huissiers… Contrôle zéro aussi, bien aidé qu’il est par l’institution bancaire. Une belle salope qui n’a pas son pareil pour t’enfoncer la tête sous l’eau dès que tu commences à être ric-rac. Plus tu es dans le rouge, plus elle te pousse vers le cramoisi, et de façon exponentielle en plus. Marc plie, se révolte peu, son éducation lui impose un cadre de conduite on ne peut plus conventionnelle. Quand il réagit en se disant que tueur à gages, pour rentrer du pognon, pourquoi pas, va-t-il reprendre les rênes de sa vie ? Pas tant que ça. Il se retrouve à nouveau débordé, cette fois par son côté obscur. Son Passager Noir, pour reprendre la formule de Dexter, s’installe tranquille au volant. Bref, Marc contrôle autant sa vie que Fred Madison dans Lost Highway.
On en dira autant des autres personnages, qui croient maîtriser beaucoup de choses mais improvisent la plupart du temps. Même la Baleine, un Keyser Söze roumain, mister main de fer dans un gant d’acier, passe une bonne partie du roman à rattraper les bourdes de ses subordonnés.
plusdeprobleme.com dépeint l’inverse de son titre : une succession de problèmes, de boulettes, d’emmerdements, d’imprévus, de conséquences inattendues, en un mot la vie.
Le ton du roman joue sur deux tableaux, le noir et l’humour. Le noir, parce que le point de départ – le surendettement de Marc – fait partie de ces tragédies engendrées par la société moderne. Il y a toujours eu des pauvres et des endettés, mais aujourd’hui, il existe un système conçu exprès pour dépouiller les gens. On n’arrête pas le progrès ni la paupérisation… Le vice poussé à un tel point qu’il a fallu un nouveau verbe pour marquer l’échelon XXL : on ne s’endette plus, on se surendette. Soyons fous ! Citius, Altius, Fortius.
L’humour, parce que c’est ça ou se tirer une balle. Les deux teintes se rejoignent souvent quand Pichon dépeint le monde de son roman, notre monde en fait. Satire sociale, piques et vannes caustiques, humour noir et rire jaune, autant de réalisme que de cynisme ou de dérision. Le mariage fonctionne et accouche d’un vrai tragi-comique, pas d’un gloubiboulga qui oscille sans jamais savoir se positionner.
plusdeprobleme.com aurait pu s’intituler “plus c’est gros plus ça passe”, tant pour certaines situations que pour le volume de l’objet livre. Si tu aimes les gros engins, tu vas te régaler. Au cas où certains pavés t’auraient échaudé par leur néant étalé sur des centaines de pages, t’inquiète, celui-ci tu peux te l’enfiler en toute confiance. Chacune des 600 et quelques pages a lieu d’être. Il fallait bien ça pour déployer les intrigues croisées et les personnages qui vont avec.
Et quels personnages ! Ce que je disais de la structure du roman vaut pour les intervenants : du travail de pointe. Je ne vais pas détailler la galerie, vaut mieux la découvrir in situ. Le plus marquant, chaque protagoniste apparaît comme humain, pas juste un héros de papier avec certains traits attendus selon qu’il grenouille dans le bon ou le mauvais camp. Même une ordure comme Balanescu peut jouer à l’occasion les grands frères protecteurs. Dans leurs qualités comme leurs défauts, leurs vices ou leur vertu, si les personnages ne sont pas tous attachants (La Baleine se livre au trafic d’êtres humains, dans le genre sympathique, on a vu mieux…), ça ne les empêche pas d’être tous intéressants, construits et pertinents.
Un seul regret : je n’ai pas trouvé sur le Net de vrai faux site https://plusdeprobleme.com. Une page bidon aurait été une bonne idée promo (ou un nid de problèmes avec les autorités).
(Correctif : l’auteur m’a signalé qu’une page portant ce nom avait existé pendant un an mais qu’il n’avait par la suite plus eu trop le temps de la faire vivre, je le cite “logique pour une page consacrée à un type éliminant ses congénères”. Logique en effet et merci de m’avoir corrigé.)
plusdeprobleme.com offre une excellente variation sur le thème du tueur à gages. Ça change du porte-flingues doublé par son commanditaire lors du dernier-contrat-et-après-je-raccroche ou du briscard rangé des voitures dont la fille se fait enlever pour l’obliger (lui, pas la fille) à reprendre du service.
“Roman policier mais pas que…” noir et drôle, très rythmé, bien construit et bien écrit. Un sans faute.