En ce 2 décembre, il me paraît de bon ton d’évoquer un roman qui se déroule pendant la période napoléonienne.
Les voies d’Anubis
Tim Powers
J’ai lu
Quatrième de couverture :
Vraiment, pourquoi Brendan Doyle, jeune professeur californien, aurait-il refusé de faire à Londres cette conférence payée à prix d’or ? Comment deviner que l’attend la plus folle et la plus périlleuse des aventures ?
Voyez plutôt : à peine arrivé, le voici précipité, par une mystérieuse brèche temporelle, dans les bas-fonds de Londres. De Londres en 1810 ! Sorciers, sectes et rumeurs de loup-garou… Et, nul doute, quelqu’un cherche à l’enlever sinon à le tuer !
Au hasard de sa fuite, Doyle régressera jusqu’en 1685 puis sera projeté dans l’Égypte de 1811 où des magiciens vénèrent encore le dieu Anubis.
Traqué, maintes fois capturé et toujours s’échappant, il cherche à corps perdu la “brèche” du retour.
Ô douce Californie d’aujourd’hui, où es-tu?
En 1983, Tim Powers frappe un grand coup avec Les voies d’Anubis. Un peu trop même, au point d’éclipser le reste de son œuvre. Demande autour de toi, à peu près personne n’est capable de citer un autre titre que celui-ci alors que Timy affiche une quinzaine de romans au compteur.
Avec K. W. Jeter et James Blaylock, Powers est considéré comme un des pères fondateurs du steampunk. Un genre à la définition brumeuse, avec ses querelles de clocher débiles entre les puristes et les autres, ses multiples sous-sous-sous-catégories contre-productives (quand chaque roman mérite une étiquette propre, ça ne s’appelle plus une classification mais le foutoir). Grosso modo, tu mélanges période victorienne, uchronie et artefacts SF bricolés avec les moyens de l’époque. C’est schématique, pas la peine de venir braire sur les nuances de ceci-cela…
Nous sommes en 1810, alors que Victoria n’en est même pas au stade de l’ovule. Brenda Doyle débarque du XXe siècle à bord d’une machine à remonter le temps… et atterrit dans une réalité alternative pleine de magie. Dit comme ça, le roman colle à environ 0% de la définition que je viens de donner, mais c’est du steampunk quand même. Comment une œuvre fondatrice du genre pourrait ne pas en être, je te le demande ?…
À l’image de Rocco Siffredi, ce roman est un fourre-tout. On ne sait par quel bout le prendre (le roman, pas Rocco).
En vrac… On démarre sur un clin d’œil à Wells via un versant SF à base de voyage dans le temps et de paradoxe temporel. On poursuit en SF avec un XIXe s. alternatif propice à l’uchronie – la situation entre la France napoléonienne et l’Angleterre georgienne n’est pas celle qu’on connaît. Vient se greffer une composante fantasy qui met en scène sorciers, magie et dieux égyptiens. L’ensemble s’assaisonne d’une foultitude de références. La littérature anglaise en premier lieu (Byron, Coleridge, Dickens), domaine de prédilection de Brendan, mais aussi française (Victor Hugo pour la Cour des Miracles, Les Mystères de Paris d’Eugène Sue) et américaine (Edgar Allan Poe), ainsi que les séries B et le cape et épée (péripéties, enlèvements, bastons, cohortes de sbires), les comics (super-vilains avec costume, pouvoirs et gadgets), les pulps (Lovecraft et compagnie pour la magie noire égyptienne et la secte de sombres adorateurs).
Powers, comme son nom l’indique, dispose de super-pouvoirs, à commencer par celui de changer cette improbable hétéroclité en cohérence. Parce que c’est bien beau d’avoir des idées et de se montrer inventif – trente ans plus tard, ce roman l’est toujours –, encore faut-il que le bousin ressemble à autre chose qu’une bouillie glaireuse. À aucun moment tu ne sens l’édifice bancal ou capilotracté, son univers se tient de bout et bout, solide. Il réussit le mélange des genres et des thèmes sans recourir à des artifices foireux (c’est comme ça, c’est magique), sans qu’une incohérence de fond vienne torpiller sa construction. Powers bâtit un monde riche et dense, avec assez de talent pour le rendre clair et accessible : Les voies d’Anubis n’ont rien d’impénétrable.
Powers ne se limite pas au guide touristique juste pour le plaisir d’étaler sa création aux yeux du lecteur. Là où d’autres ne planteraient qu’un décor joli mais inutile, il exploite chaque élément de son big bazar encore mieux que Michel Fugain. Et il le fait bien. À mi-chemin entre Diderot pour l’érudition et Stephen King pour le talent de conteur, Powers travaille son matériau et le rend accrocheur tout en esquivant les bavardages pompeux et pompants.
À la manière des feuilletons du XIXe, le récit s’apparente à une fuite en avant ininterrompue, trépidante et rocambolesque, qui t’embarque de rebondissement en péripétie et t’amène à croiser des personnages plus hauts en couleur les uns que les autres. Mais jamais tu ne lèves les yeux comme devant un blockbuster : ici, les scènes s’enchaînent avec logique et cohérence, pas à la va-comme-je-te-pousse juste parce que c’est fun ou dans le scénar.
Le toutim – ou tout Tim – se réapproprie les codes de la littérature du XIXe, depuis les histoires de vengeance d’héritière spoliée camouflée en mendiante, jusqu’à l’exploration des bas-fonds qui formera le terreau du roman social. Représentatif de cette époque charnière que sont les années 1800-1840 avec d’un côté magie, anciennes religions, nobles chevaliers et vils manants, et de l’autre progrès techniques, athéisme, positivisme, classe populaire reconnue comme sujet littéraire.
Powers remet le feuilleton au goût du jour, en le débarrassant de son angle bourgeois d’encanaillement ou d’exotisme de pacotille, témoins d’une société rigoriste à l’heure où on colonisait à tour de bras. En version modernisée, on a les avantages sans les inconvénients, un vrai roman d’aventure avec de l’imagination dedans, l’humour en prime.
En 1983, Powers aurait pu pondre un sous-Dune, un Seigneur des Anneaux bis, un millième Conan, ou je ne sais quelle resucée de je ne sais quoi. À la place, il s’est creusé la soupière au point de fonder un genre. Pas rien, quoi… Ça paye de faire un vrai taf d’écrivain. Une leçon d’imagination.
Je gueule souvent sur la pauvreté globale des genres de l’imaginaire à l’heure actuelle, pleins de romans et d’auteurs chacals qui abusent de la photocopie et manquent d’idées neuves (sans doute faute d’en chercher, puisque ceux qui s’en donnent la peine y parviennent – cf. Anthelme Hauchecorne ou Jean-Philippe Jaworski).
La littérature n’a rien d’imaginaire quand elle se contente de coller l’adjectif à un monde qui n’existe pas mais que vingt-cinq auteurs – ou même un seul – ont déjà décrit en long, en large et par-derrière. Non, ça c’est la version discount, low cost, petit bras, autre synonyme de ton choix. La base de l’imaginaire, c’est d’abord que l’auteur fasse travailler la sienne, d’imagination.
(Ce roman a été récompensé par un K d’Or.)