Le jour où on autorisera les noms propres au Scrabble, Jean-Philippe Jaworski permettra une victoire écrasante. Sans usage du mot compte triple par-dessus le marché.
Janua vera
Gagner la guerre
Le Sentiment du Fer
Jean-Philippe Jaworski
Hélios (Les moutons électriques), Folio SF
Ne vous fiez pas aux couvrantes estampillées Folio SF. En vertu d’une politique éditoriale pour le moins étrange (je dis étrange, mais je pense débile), tous les genres dits de l’imaginaire y atterrissent. On trouve autant de science-fiction dans ces trois bouquins que de romance dans un discours de Mussolini.
Pour Janua vera, il existe un nombre considérable de versions et d’éditions. Il sera ici question du Folio de 2011, une édition “augmentée”… Augmentée c’est beaucoup dire pour une seule nouvelle supplémentaire (Un amour dévorant). On n’y trouve ni les nouvelles Montefellone et Comment Blandin fut perdu, ni les appendices en fin d’ouvrage. Pour ça, faut investir dans le “tirage spécial de l’édition augmentée”. N’ayant pas l’habitude de me laisser vampiriser sous le prétexte du collector, je ferai sans (sauf si un lecteur de ce blog se sent l’âme généreuse, mon anniversaire approche…).
Quant à Hélios, les maniaques du détail auront repéré la belle coquille sur la quatrième (Le Sentiment de Fer) et l’erreur de deux ans sur la date d’impression. Une table des matières n’aurait pas été du luxe. Le confort de lecture frôle le zéro avec des pages surchargées de texte, la faute aux marges de cinq millimètres pour rogner sur le nombre de pages à imprimer, soit trois fifrelins d’économie. Le travail éditorial sur ce bouquin a été bâclé de bout en bout et ça se voit.
Mais laissons-là les éditeurs. Nul besoin que je vienne leur chier dans les bottes, ils savent se tirer une balle dans le pied tout seuls.
Or donc, nous partons aujourd’hui pour le Vieux Royaume, univers dans lequel prennent place un roman, Gagner la Guerre, et deux recueils de nouvelles, Janua vera (JV) et Le Sentiment du Fer (SdF).
Si le cadre est unique, J-P Jaworski fait montre d’une grande variété dans ses récits et ses sources d’inspiration.
Les nouvelles
Ambiance fin de siècle dans la nouvelle Janua vera (JV), à la fois crépusculaire et poétique. Jeu sur les codes des romans de chevalerie dans Le service des dames (JV) ou ceux des contes de fées dans Le conte de Suzelle (JV). Mélancolie elfique (La troisième hypostase, SdF), atmosphère lugubre (Le confident, SdF), mais aussi parodie (Jour de guigne, JV) et humour noir (Profanation, SdF). Sans passer en revue la totalité des nouvelles, il y en a pour tous les goûts.
Seul reproche qu’on pourrait adresser à Jaworski, cette variété justement, qui peut donner l’impression d’un joyeux foutoir tournant à l’exercice de style. Sauf que non. D’une, on se doute bien que le foisonnement est voulu. De deux, il le fait très bien.
Je trouve pour ma part excellente l’idée de varier les plaisirs. Si c’est pour présenter le Vieux Royaume à travers une unicité de ton et de thème, autant partir sur du roman plutôt que de la nouvelle. Les deux recueils rappellent un guide touristique à quatre, six, huit, dix mains, où Untel traiterait de politique, pendant que Machin aborderait la religion et Trucmuche la gastronomie.
Jaworski réussit se montrer bon dans chacun de ses textes. Tour à tour sombre, comique, angoissant, mélancolique, il maîtrise toutes les tonalités. Il connaît aussi sur le bout des doigts ses genres (roman courtois, parodie, heroic-fantasy, cape et épée, conte de fées…), leurs codes et leur vocabulaire. Les codes, il en joue et surprend très souvent le lecteur (voir le très tolkienien-mais-en-fait-non Désolation, SdF). Quant à la langue, il touche sa bille, capable de changer de style d’un texte l’autre avec beaucoup d’aisance. Seul un dico peut rivaliser niveau richesse de vocabulaire. Là où certains termes archaïques passeraient pour des lubies d’auteurs, des préciosités artificielles de m’as-tu-vu, l’ami JP parvient à les glisser avec justesse et naturel, style et panache.
Jaworski, c’est aussi la concision quant d’autres s’embarquent dans des cycles interminables. Non, je ne citerai pas cette purge soporifique de Robin Hobb, Les aventuriers de la mer… Tu vas me dire que Gagner la guerre pèse 1000 pages. A quoi je te rétorque que si t’as bien lu, là je parle des nouvelles, et qu’on reste de toute façon loin des sagas blablateuses en 170 volumes (Le Trône de Fer, c’est très bien, mais c’est aussi très long et parfois très chiant).
Jaworski, enfin, sait user avec intelligence de ses lectures et influences. Il a bien compris que l’heroic fantasy (ou sword & sorcery ou médiéval-fantastique ou autre appellation à ta convenance) n’a nul besoin d’un énième épigone de Tolkien. On y croise assez de Conan-like, de dragons furibards et de mages qui dégainent les boules de feu à la moindre occasion. Pas la peine d’en rajouter, dirait le grand exégète Maxwell.
Tu sens qu’il a lu Tolkien, Cook, Pratchett, Howard ou encore Machiavel, Borges et Chrétien de Troyes. Sauf que Jaworski est auteur, pas moine copiste. Il sait leur rendre hommage sans les pasticher pour autant, n’hésite pas à en prendre le contrepied et, même quand il suit leurs traces, n’oublie jamais d’écrire son texte à lui, avec ses mots à lui, dans son univers à lui.
Je vais prendre un exemple qui te parle : Hunger Games. Tu vois quoi ? ouaip ? Ben c’est tout nase. Y a rien dedans qu’on n’ait déjà lu en dix fois mieux sous la plume d’auteurs d’une autre trempe. On a coutume de citer Battle Royale (Kōshun Takami), Running Man (Stephen King), Marche ou crève (idem), Le Prix du danger (Robert Sheckley) ou encore La Guerre Olympique (Pierre Pelot) ; j’ajoute Wang de Pierre Bordage. Hunger Games se contente de revomir ce qu’il a mal digéré et te laisse sur ta faim. Cohérent avec le titre, tu me diras…
Et donc Jaworski, même quand il fait penser à, il fait du Jaworski, pas de la photocopie. Il se paye le luxe de l’originalité dans un genre fécond en redites et clichés.
Le roman
Après ces deux recueils porteurs de bonnes nouvelles, attelons-nous à Gagner la guerre.
Si le roman se suffit à lui-même, mieux vaut avoir lu la nouvelle Mauvaise donne (JV) qui en constitue le prologue et présente l’inénarrable Benvenuto. C’est elle qui m’a donné envie d’investir dans le roman.
Un style qui fait la part belle aux adeptes du langage décontracté (Céline, Dard, Audiard…), un tonus digne des meilleurs films de cape et d’épée, un cadre très marqué par l’Italie de Machiavel avec son lots de guerres, intrigues politiques, complots, magouilles et coups bas. Gagner la guerre réussit son hybridation et se case en “thriller politique de sword & sorcery”. Improbable mais ça marche !
Bon, il y a quelques longueurs, mais elles restent peu nombreuses au regard du volume global. Pour le reste, on profite de la visite guidée dans les rues et palais de Ciudalia (croisement de Venise, Gênes, Florence et Milan époque Renaissance), on se laisse embarquer dans les intrigues de palais et les luttes de pouvoir qui mettent aux prises une galerie de personnages pas piqués des hannetons.
Jaworski excelle dans l’art de la description vivante, tant pour poser le décor que pour les scènes d’action. On visualise comme si on y était, que ce soit la façade d’un palais ou une cavalcade sur les toits de la ville.
Maîtrise aussi du déroulement de l’intrigue, riche en rebondissements, coups fourrés et castagne. Rien de gratuit ni de forcé, pas d’artifice à deux ronds pour maintenir l’attention du lecteur : chaque épisode fait sens.
Gagner la guerre pourrait n’être qu’un bon thriller exotique. Mais il y a Benvenuto. Membre de la guilde des Chuchoteurs (des assassins, pas des conteurs d’histoires pour s’endormir), artisan et victime de bien des complots, il passe la moitié de son temps à zigouiller des gus et l’autre moitié à se faire démonter la tête. Surtout, il a une façon bien à lui de narrer ses (més)aventures, argotique, gouailleuse, cynique. On l’aime en dépit ce qu’il est : un connard attachant, une fripouille charismatique. Un personnage.
D’ailleurs, on sent le rôliste derrière l’auteur. Que ce soient les personnages principaux, les seconds couteaux ou les petits rôles, pas un qui ne soit bossé à fond, avec son histoire, sa psychologie… Bref, sa feuille de perso, fouillée, construite, cohérente d’un bout à l’autre du roman. Chacun est étoffé avec ce qu’il faut de détails pour le différencier du voisin. Une galerie prodigieuse défile au long des pages, pourtant on n’en confond ni n’oublie aucun.
Et des fois que le côté fantasy te fasse peur, sache que Jaworski en use avec parcimonie. On croise du nain et de l’elfe à l’occasion, pas à chaque coin de rue et loin des clichés de la production sous-tolkienesque. La magie, y en a aussi. Avec une extrême parcimonie, parce qu’elle coûte un bras aux sorciers, et pas de la tonitruante qui te ravage une ville en un claquement de doigt. Elle intervient dans l’histoire, pas sur l’histoire. Point de deus ex machina, de situations inextricables “pif-paf-pouf un sort et c’est réglé” ou autre “ta gueule, c’est magique”.
Intelligent, péchu, fouillé, Gagner la guerre gagne sur les deux tableaux en thriller et fantasy. Un divertissement de haut vol qui sait à l’occasion susciter des réflexions sur le pouvoir, l’argent, la corruption, en un mot la politique. Les résonances contemporaines ne manquent pas…
Trois bouquins, 1700 pages, rien à jeter. Vivement le prochain !