Le temps désarticulé – Philip K. Dick

Dans le trio de mes auteurs préférés de science-fiction, on trouve Isaac Asimov en villégiature dans sa Fondation, le plagiste Frank Herbert qui batifole dans la Dune et Philip K. Dick avec son nom rigolo. En français, il s’appelle Philippe Bite, le genre de nom qui prédestine à envoyer la sauce. Quand Dick pose les choses sur la table, c’est du lourd. Raison pour laquelle il arrive en tête de mon trio d’auteurs SF chouchous : Dick est le big boss du “triumviagra”.
En matière de questionnement, les deux mamelles qui nourrissent son œuvre se nomment humanité et réalité. Qu’est-ce qu’être humain ? Qu’est-ce qui est réel ?

Le temps désarticulé
Philip K. Dick

Pocket

Couverture roman Le temps désarticulé Philip K Dick Presses Pocket

Or donc, dans Le temps désarticulé, Philip K. Dick interroge la notion de réalité à travers l’histoire de Ragle Gumm, un type lambda dans une bourgade américaine des années 50. Monsieur Tout-le-monde ou presque. Chaque jour, le quotidien local organise un concours autour d’une seule question récurrente – “Où sera le petit homme vert demain ?” – et chaque jour, Ragle gagne.
Quand il ne poste pas de bulletin-réponse, Gumm baguenaude et tombe sur des objets bizarres tels que des journaux et des annuaires pleins de noms de gens qui n’existent pas. En tout cas, pas dans son monde à lui. Autre fait étrange, ses souvenirs ne concordent pas toujours avec ce qu’il a sous les yeux. Pour couronner le tout, il arrive que des bâtiments disparaissent pour ne laisser en lieu et place qu’une étiquette portant le nom de l’endroit, comme si le monde n’était qu’un décor ou un jeu de Monopoly.
Comme si rien n’était réel. Un simulacre de monde.

Nous voilà donc en compagnie d’un type qui vit un quotidien répétitif dans un environnement restreint et se trouve confronté à une déchirure de la réalité, ou en tout cas de sa réalité. Le temps désarticulé, c’est en quelque sorte la rencontre avant l’heure de ces trois excellents films que sont The Truman Show, Dark City et Matrix.
Difficile d’en dire davantage sans spoiler ce très court roman 250 pages, bien fichu, dont le dénouement, très dans le ton de son époque de guerre froide et de peur nucléaire (1959), paraîtra aujourd’hui daté. Mais l’important ici n’est pas du tout la destination. On s’en tamponne de la révélation finale, de connaître la nature véritable du fameux bonhomme vert, où il va se trouver, à quoi rime ce jeu improbable de chercher après. Le voyage est la seule chose importante, suivre le cheminement de Ragle Gumm, genre de Prisonnier (Thomas Dish) qui n’aurait pas conscience de l’être.
On suit Gumm dans son épopée pour dépasser son horizon étriqué, un voyage au bout de la réalité, sur fond de paranoïa, thème cher à Dick qui en connaissait un rayon sur le sujet.

Blade Runner Philip K Dick

Ce roman questionne notre perception et notre interprétation du monde. Quand Gumm va boire une pinte à la buvette du coin et que l’établissement se vaporise pour ne laisser qu’une étiquette avec “buvette” marqué dessus, on pense à la pipe de Magritte qui n’en est pas une. Ceci n’est pas une buvette. Tout comme “la carte n’est pas le territoire” dans la sémantique générale d’Alfred Korzybski, discipline en vogue chez les auteurs de SF de l’époque (Asimov et surtout van Vogt).
Qu’est-ce qui l’est, réel dans le monde où vit Gumm ? Et la réalité qu’il découvre derrière le simulacre est-elle la vraie ? Ou une autre chimère, un artifice “inceptionisé” dans un autre artifice ? Et par qui ?
Parce que, si Dick pose la question de la perception à travers notre prisme individuel – chacun étant à sa façon, comme Gumm, le centre du monde –, en découle une autre thématique : la façon dont cette perception peut être biaisée, voire orientée, soit en clair la manipulation.
Une trentaine d’années plus tôt, le parti nazi lançait les méthodes électorales modernes, pleines de discours sur scène, pyrotechnie, shows, parades et défilés. Toutes choses encore en vigueur aujourd’hui, vu que la recette marche du tonnerre auprès de l’électeur lambda, qui a toujours été impressionnable à la moindre pincée de poudre aux yeux. Dès le panem et circenses romain, c’est dire si ça remonte… Bref, pour en revenir à nos nazillons, ils ont aussi érigé la propagande au rang d’art majeur. Tout ça pour en arriver au décalage entre réalité et discours. Ce qu’on voit ou ce qu’on nous montre n’est pas forcément la vérité, mais si on adhère à cette vision du monde, elle devient, d’une certaine façon, une réalité.
Ajoute là-dessus, dans la décennie qui précède la rédaction du roman, l’explosion d’un jeune média, la télévision. 60 millions de postes en service aux USA en 1961 ! La télé, où tout est mis en scène, présenté selon un angle qui n’a rien de neutre. Le monde à l’écran est une réalité alternative, pas LA réalité. Un discours orienté, comme le sont les discours politiques et religieux – deux autres thèmes chers à Dick.
Propagande, journalisme, publicité, politique, religion, télé, tout n’est que manipulation, avec à la clé autant de versions déformées de la réalité. Soit une subtile différence entre ce qu’on a sous les yeux et ce qu’on nous met sous les yeux.
Le fond de la question ne concerne pas tant le pourquoi de cette manipulation – elle relève toujours d’une volonté de domination – mais pourquoi les citoyens lambda, les Gumm de la Terre entière depuis que le monde est monde, y adhèrent sans retenue. Parfois en étant conscient de la fausseté de cette pseudo-réalité. La réponse est la fuite pour se cacher à soi-même les horreurs du monde, ainsi que la culpabilité qui va avec. Se voiler la face en se réfugiant dans une réalité fantasmée, créée, “comme dans un rêve : uniquement ce qui est bon, on exclut l’indésirable”. Reste à savoir s’il s’agit de la meilleure solution quand on voit à ça nous a menés…

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