
Le rêve sous le pavillon noir
Jeanne-A Debats
ActuSF
Tel Albator, il revient ! Comme dans la chanson !
Un retour que tout le monde attendait. Eh bien voilà, “il” est revenu !
Non, pas Grippe-Sou, le clown cabriolant. Je veux parler de Navarre.
Alors, il n’a pas de pavillon noir à tête de mort ni de vaisseau spatial qui fait douze fois la taille d’un porte-avions, pas davantage de balafre en travers de la tronche ni de bandeau sur l’œil. En fait le seul point commun avec Albator 84, c’est que ça se passe dans le futur et dans l’espace.
Au menu de ce Rêve sous le pavillon noir, trois textes. Novellas, courts romans, longues nouvelles, appelez ça comme vous voulez. C’est l’avantage de la terminologie en littérature : personne n’est d’accord sur rien, tout étant basé sur des définitions nébuleuses dont aucune ne fait l’unanimité (à commencer par le mot littérature lui-même…).
On aurait aimé un trio à la Alexandre Dumas avec le très demandé Dictionnaire des mots imbitables en guise de quatrième mousquetaire, il faudra faire sans, c’est le seul défaut du bouquin.
Sinon, on retrouve un Navarre en très grande forme, au centre du premier et du dernier récit, au second plan mais quand même très présent dans le deuxième.
N’ayant lu qu’Eschatologie du vampire où il apparaît peu, mes connaissances sur le bonhomme sont limitées, donc vous attendez pas à voir cet opus mis en perspective avec l’ensemble du cycle de Navarre, ça n’arrivera pas. De toute façon, les références aux ouvrages antérieurs sont peu nombreuses, limitées pour l’essentiel au dernier texte qui évoque la trilogie Testament – et pour ceux qui s’en inquièteraient, vous pouvez arrêter de stresser, on comprend en gros de quoi il retourne même sans avoir lu Testament.
Les trois textes sont autonomes, chacun comportant un début, un milieu, une fin pour proposer trois histoires complètes. Mais pas que. Ils se suivent chronologiquement et se répondent pour former un tout, pour ainsi dire un roman en trois parties distinctes.
Même s’il n’y a ni corsaires de l’espace ni Jolly Roger, c’est bien quand même. Perso, j’étais pété de rire du début à la fin, Debats ayant le sens de la formule et celui de la rupture (notamment les passages d’un registre de langue à l’autre, voire leur mélange). Je le dis pour les gens qui ne connaîtraient pas sa plume et qui auraient peur de s’aventurer là-dedans en voyant marqué dans sa bio “prof de lettres classiques” avec tout ce qu’on pourrait craindre de personnages qui parlent au passé simple et de tournures poussiéreuses du XIXe. Que nenni ! (Celle-là, on a le droit, c’est médiéval.) On croise toute l’étendue de la langue, du littéraire au familier, des anglicismes aux mots archaïsmes, et le cocktail fonctionne sans donner l’impression d’un style qui ne sait pas sur quel pied danser.
On en dira autant des multiples références qui émaillent le texte, allant de Corynne Charby à Rimbaud, en passant par les monstroplantes de Jayce et les conquérants de lumière, Dalida ou encore Shakespeare (on se croirait dans une de mes chroniques…). Si certaines sont explicites ou évidentes, d’autres nécessiteront de connaître les œuvres de référence sous peine de les rater. Eh ben, c’est pas grave de passer à côté. Le texte a du sens quand même et n’est pas conçu pour n’être accessible qu’à une poignée d’érudits. Pour prendre à un cas concret, à un moment, Navarre se retrouve dans une pièce toute blanche qui renvoie à 2001 l’odyssée de l’espace. Comme j’ai vu le film y a 40 ans quand j’en avais 8 et que le souvenir en est pour le moins flou, j’avais pas percuté la ref. La scène n’y perd rien et ce qu’elle raconte tient debout, seule une nuance dans l’éclairage change selon qu’on capte ou pas. Un autre endroit, j’étais parti à côté mais genre très loin : je pensais au Rivage des syrtes quand il fallait voir Fondcombe. C’est pas du tout pareil et en même temps ça ne change rien. Le passage garde un sens, pas tout à fait celui de l’autrice, tout en restant grosso modo dans le même esprit. D’où un texte qui n’a rien de figé dans l’ambre de ses références, différent d’une personne à l’autre selon ce que chaque lecteur ou lectrice va y apporter.
Pour dire à quel point Le rêve sous le pavillon noir est bien écrit, je ne me suis pas endormi en lisant le dernier récit qui s’articule autour d’une réécriture du Bateau ivre. De la poésie, une langue que je parle pas, parce que je ne la comprends pas.
Je suis pas autiste pour rien. Déjà qu’on a du mal avec le sous-entendu, l’implicite, le figuré… Alors quand on s’aventure dans le symbolique, l’allusif et tous les mots du dictionnaire employés dans un sens qu’est justement pas celui du dico, sans parler des contraintes de vers, de pieds, de rimes qui n’ont aucun foutu sens en termes de communication (autre que permettre aux poètes de faire leurs cakes), faut reconnaître que c’est pas le domaine où on brille le plus.
Bon ben là, disons que si la partie poétique m’est un petit peu passée au-dessus (on ne se refait pas…), le reste allait très bien et je ne me suis pas senti abandonné sur le bord de la route tout du long à rien piger de ce qui se racontait.
La sortie de Navarre dans l’espace s’impose comme une grande réussite. C’est bien tourné, intelligent et marrant, avec un fond solide et une forme ciselée, et on y trouve tout ce qu’on est en droit d’attendre d’un bon bouquin : une histoire, des idées et du style, avec en prime assez d’humour pour esquiver l’écueil de la prétention sur lequel se viandent la plupart des stylistes et des auteurs qui ont un message à faire passer.