Grand secret mais petit livre avec ce Brussolo d’une bonne centaine de pages écrites assez gros pour être lues en une heure.
Le livre du grand secret
Serge Brussolo
J’ai Lu
Purcell Forbes est en cavale, héritier du terrible secret que lui a confié son grand-père avant de mourir.
En tout cas, c’est lui qui le dit.
Parce qu’en vérité tout dans ce texte respire la paranoïa et l’incertitude.
Forbes senior fut auréolé de prestige militaire pendant la Seconde Guerre mondiale et auteur à succès juste après. On lui prête une vie d’aventurier à pratiquer le safari en Afrique, mais certains racontent qu’il est un mythomane de première bourre et que toute son existence se résume à du flan, une fiction montée de toutes pièces pour se faire mousser.
Depuis, pépé vit en reclus dans une résidence secrète protégée par l’armée où il accueille de temps en temps son petit-fils pour des vacances pas très reposantes, pleines de chuchotements, de regards par-dessus l’épaule, de notes échangées pour éviter que les conversations ne soient captées par des micros.
Âgé, papy Forbes commence à décliner, passe parfois des plombes fin bourré planté dans son fauteuil, tient des discours qui poussent à se demander s’il a encore toute sa tête.
De là, première incertitude, les propos de Forbes sont-ils la vérité ? l’expression d’un complotisme forgé par son passé dans le renseignement à voir des machinations partout même où il n’y en a pas ? la manifestation d’un trouble psychiatrique, à savoir la paranoïa ? ou la marque du grand âge d’un vieillard sénile qui perd petit à petit la boule ?
La seconde incertitude vient du narrateur, Forbes junior. Tout ce qu’on sait de son grand-père passe par lui et son récit. Or, on le sait depuis Usual Suspects, ce n’est pas parce qu’un type en apparence anodin, dont on n’a aucune raison de se méfier ni de remettre en cause les propos, te raconte une histoire qui semble en béton armé que le contenu de son récit est authentique. Ça peut tout aussi bien être du pipeau de A à Z, des grandes lignes jusqu’aux plus infimes détails.
Or, Purcell Forbes n’est pas des plus nets. Il souffre de paranoïa , la chose ne fait aucun doute dans ses raisonnements et comportements. Certains épisodes qu’il raconte pourraient être arrivés comme ils pourraient tout aussi bien n’avoir été que des hallucinations. Le gars relève de la psychiatrie. Entre les hallus, le délire de persécution, les troubles de l’attention, les carences dans l’expression émotionnelle, il semble un bon candidat pour un diagnostic de schizophrénie.
Donc avec lui aussi, on nage dans l’incertitude. Peut-être raconte-t-il la vérité ? Après tout, être affecté d’un trouble psychiatrique n’empêche pas d’avoir raison quand même (je suis bien placé pour le savoir…). Peut-être a-t-il tout inventé ? Mais alors de lui-même ou influencé par son grand-père ou par les romans de son aïeul ? On ne sait pas. Il a pu enjoliver la vie de son pépé, l’ériger en super-héros détenteur d’une mission secrète pour se cacher la réalité d’un petit vieux déclinant et oublier que chez lui, la vie est on ne peut plus monotone, voire tendue entre ses parents qui sont de moins en moins sur la même longueur d’onde.
Bref, on ne sait pas. Et on ne saura jamais. C’est ce qui fait tout l’intérêt de ce texte. Parano tous azimuts, incertitude dans les mêmes proportions. Un récit qui pourrait relever de la SF, tout comme il pourrait être une histoire de folie. Comme Le Horla en fait. Soit tu considères ce que raconte Maupassant au premier degré et l’œuvre se classe dans le surnaturel, soit tu le lis comme les élucubrations d’un type dont la psyché part en sucette et alors on parle d’une nouvelle psychologique. Le grand écart entre les deux interprétations place Le Horla pile dans la zone d’entre-deux canonique qui définit le genre fantastique. Le livre du grand secret relève du même entre-deux, dans son cas entre science-fiction et thriller psychologique.
Le résultat est un court texte très inspiré, qui m’a rappelé par moments Stephen King dans ses grandes heures, quand il savait produire quelque chose d’à la fois court, dense et percutant qui te tenait jusqu’à la dernière page. Quelque part entre Différentes saisons pour le format et Charlie pour l’ambiance parano sur fond de complot d’agence gouvernementale.
Tout du long, Brussolo réussit un brouillage parfait entre rêve et réalité, fiction et vérité, coïncidences et complots. Tout un tas de petits événements pourraient s’être produits par hasard, parce que des choses se passent, comme ça, sans qu’il y ait forcément quelqu’un derrière pour tirer des ficelles, mais ils pourraient tout aussi bien avoir été orchestrés par l’armée, la CIA, le FBI, parce que les complots du gouvernement existent aussi (cf. scandale du Watergate, affaire du Rainbow Warrior…). Les comportements et pensées de Purcell reflètent à merveille la logique complotiste : il existe toujours une interprétation allant dans le sens du complot, pour tout et son contraire. Tu croises un type. Il te parle, c’est un agent secret qui cherche à te soutirer des infos. Il ne te dit rien, c’est un agent secret qui garde ses distances pour mieux te surveiller. Et ça marche avec tout.
Excellent texte au final qui doit son punch à sa brièveté. Plus long, il aurait fallu développer sur ce fameux livre et tartiner sur les détails du secret qu’il renferme. Sauf que c’est pas le sujet de l’histoire. Ce bouquin est un MacGuffin qui sert en vérité à parler d’autre chose. La dérive tragique de Purcell, la paranoïa, l’illusion, bref, la folie, que ce soit celle du narrateur emporté dans son délire ou celle des hautes instances pour conserver le contrôle et le pouvoir. C’est aussi, comme Usual Suspects, un récit sur le pouvoir du Verbe, à travers le grand-père écrivain, le poids de ses romans sur son petit-fils, lequel se met d’ailleurs à l’écriture “comme par hasard”. Coïncidence ? Je ne crois pas.
Toute histoire n’est que manipulation, il est là, le vrai grand secret.