Jack Barron et l’éternité – Norman Spinrad

Jack Barron et l’éternité
Norman Spinrad
J’ai Lu

Ce roman de Spinrad porte bien son titre. L’éternité, il y est entré comme œuvre majeure et classique de la science-fiction.
À la fois questionnement sur l’immortalité et l’éthique, critique du pouvoir et des contre-pouvoirs (politique, financier, médiatique) et réécriture de Faust, avec en prime une des rares histoires d’amour à ne pas m’avoir donné envie de la lire en diagonale.
Un de mes romans préférés de Spinrad avec Rêve de Fer et Le chaos final.

Couverture Jack Barron et l'éternité Norman Spinrad Nouveaux millénaires

Jack Barron, ancien gauchiste avec des idéaux plein la tête, est devenu une star de la télé avec du pognon plein les fouilles. Cette trajectoire lui a coûté une partie de son âme et Sara, son amour de jeunesse. Il prend la chose avec cynisme, il s’en fout un peu, il est quelqu’un, il est une vedette.
Pas débile pour autant, Jacquouille connaît sa vraie place dans le monde du showbiz : celle d’un Zorro putassier, un “baisse-froc”. Son émission Bug Jack Barron n’est qu’une façade, une soupape pour relâcher la tension sociale. Des quidams appellent le standard de l’émission pour pousser un coup de gueule. Barron se tourne vers une personnalité en rapport avec le sujet et la démolit.  Et l’émission marche. Pas tant pour le côté redresseur de torts que parce que ça se frite. De la télé poubelle bien trash (phrase qui me vaudra les palmes académiques du pléonasme et de la redondance). En théorie, tout est permis. En pratique, faut pas trop pousser dans le subversif ni dans le corrosif. Pas froisser les nababs qui payent pour les pubs sur la chaîne ni les politiques qui ont le bras long.

Spinrad présente une vision ambivalente de la télé (et des médias de masse en général) dans sa capacité à influencer l’opinion, pour le meilleur comme pour le pire. À la fois contre-pouvoir face aux pouvoirs économique et politique… et pouvoir tout court, avec pour préoccupation première de se maintenir. D’où un jeu d’équilibriste. Donner au bon peuple l’illusion d’être de son côté sans se mettre à dos les pontes les plus plus influents, qu’on se contente d’égratigner pour de rire. Pile ce que disait Didier Super à propos des Guignols de l’info : “Je ne pense pas que les marionnettes fassent grand mal à nos politicards. Par contre, elles sont symboliquement importantes en ce qu’elles portent l’illusion d’une liberté d’expression démocratique.” En clair, rien de ce qu’on trouve à la télé ne vise à démolir le système, au contraire. Ce qui est réellement dérangeant n’y a pas sa place.
Jack Barron en est conscient. Il sait que son pseudo-combat ne sert que le dieu Audimat, sans vocation à changer le système. Il est le système. Et pourquoi il le changerait ? Il a une carrière, du blé, des meufs, la notoriété. Il fait partie de “ceux qui réussissent” si chers à Manupiter Macron.
Parfait connard mais pas que, Barron s’offre à l’occasion des prises de conscience. Il ressent les tiraillements de son passé de gauche, du temps où il s’intéressait davantage à l’humain qu’à son ego. Il reste torturé par ce que son carrière lui a coûté : son engagement et Sara, l’amour perdu qu’il cherche dans toutes les nénettes de substitution qu’il s’envoie.
Et puis arrive ce moment où il se trouve confronté à un choix maousse et à ses conséquences. (Là si tu t’attends à ce que je t’annonce la nature de ce dilemme cornélien, on va t’appeler Willy le Borgne, parce que tu te fourres le doigt dans l’œil.)

Jack Barron et l’éternité pose la question du choix, le classique “qu’est-ce que tu aurais fait à la place de Jacquot ?”
Quel prix accordes-tu à ta vie, à ta conscience, à tes rêves ?
Derrière la question du prix individuel à payer, ce bouquin interroge sur une société où tout s’achète et se vend, à commencer par les gens. Toute tarte à la crème que soit la critique d’un monde régi par l’argent, elle n’en est moins 1) pertinente, 2) bien menée par Spinrad et 3) on ne peut plus d’actualité.
Portrait d’une société qui ne raisonne qu’en termes d’oseille, de produit et de consommateurs. La télé poubelle divertit dans le mauvais sens du mot, à savoir qu’elle change les idées des téléspectateurs pour mieux les empêcher de penser. Machine abrutissante dont la tâche consiste à placer des produits tout en faisant croire que… Subversion de surface mais vraie collusion du pouvoir médiatique avec l’économique et le politique. La population léthargise devant son écran, sensible au moindre chant de sirène, gavée du sang factice des talk-shows corrosifs mais pas trop, éblouie par le star system. Le système tout court, lui, poursuit sa route, pavée d’inégalités, de ségrégation, de racisme, de corruption… Moins tapageuse, la science avance cachée. Pleine de promesses, l’avenir, le progrès, une vie meilleure… quand on a les moyens de se payer ses joujoux. Recherche médicale obsédée par la rentabilité, pas encombrée par l’éthique, avec une nette tendance à confondre patients et cobayes, à considérer l’humain sous le seul angle de la matière première.
(Précisons que je parle de la société présentée dans le roman. Cela dit, toute ressemblance avec le monde réel de maintenant n’est peut-être pas une coïncidence…)

Quand le roman sort en 1969, la télé est encore jeune. Une quinzaine d’années d’existence en tant que média de masse aux USA. Elle reste un champ des possibles, capable d’après Spinrad de faire réagir. Pour peu qu’un homme de bonne volonté – un lanceur d’alerte avant l’heure – y prenne la parole. Soit un postulat pas évident, vu les tentations auxquelles ce samaritain pourrait être soumis. La conclusion qu’on en tire est assez nébuleuse, mélange de fatalisme, de cynisme, d’optimisme. Oui mais non mais si mais non. La clairvoyance de Barron sur son émission laisse peu de doute : la télé fait surtout du caca, elle n’a pas vocation ni intérêt à répandre le bien.
Avec le recul des années, nous voilà fixés. On sait depuis belle lurette que les téléspectateurs ne réagissent pas, tout est fait pour. Quant aux preux chevaliers pétris d’idéaux, ils sont interdits d’entrée de studio.
La lecture de Jack Barron et l’éternité en 2018 n’est pas inutile, elle est même indispensable. Le discours sur les accointances entre politique, finance et médias tomberait même plus juste qu’en 1969. Les dérives du petit écran, on peut les constater de (télé)visu. Le monde dans lequel on vit est celui annoncé par le bouquin. Seule différence, un média de plus à se mettre sous la dent : Internet, vaste terrain de jeu pour les petits-enfants de Jack Barron, nourris à la pub et au buzz.

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